le christianisme de Pasqualy
Nous touchons au fond : le christianisme de Martines, qui vivifie la théorie
et la pratique de l'Ordre des chevaliers maçons élus coëns
de l'univers, n'est pas le christianisme latin ni le christianisme byzantin,
mais le christianisme antiochien ; son Eglise virtuelle est l'Eglise syrienne,
pour autant que l'Eglise syrienne d'Antioche a recueilli la succession de
la première communauté chrétienne de Jérusalem,
dont Jacques, frère du Seigneur, fut le premier évêque
et qui ressortissait au judéo-christianisme strict. Sa liturgie n'avait
point divorcé d'avec la liturgie juive et sa gnose orthodoxe puisait
aux sources très anciennes de ce gnosticisme juif que des chrétiens
pervertiront en gnosticismes hétérodoxes. (Des mêmes
sources très anciennes Moshé Idel a montré que la kabbale
a découlé, via le Séfer Iézirah.)
Défi aux interdits scientistes, je persiste à parler, en le
professant, de "judéo-christianisme", et m'y crois autorisé,
à condition d'expliquer en quel sens actuel prendre et comprendre
le mot.
Convenons d'appeler "judéo-christianisme" l'apparente synthèse
d'une pratique juive, codifiée par Moïse, aux implications doctrinales,
et d'une christologie où s'analyse la foi en Moyses novus, Jésus
de Nazareth, le Christ ou le Messie. Puis, modulons cette définition
très générale.
Au 1er siècle de notre ère, la foison des sectes juives est
de mieux en mieux assurée par l'histoire et l'archéologie
; celle des croyances chrétiennes aussi.
Non seulement, au début de notre ère, l'école juive
de Shammaï et l'école juive de Hillel, tout en s'accordant à
reconnaître l'universelle juridiction sur les Peuples, de la loi noachite
en sept commandements, dont trois sont majeurs, s'opposent sur leur nature
salvifique (Shammaï la nie, Hillel l'affirme). Mais encore, parallèlement
au mouvement des pharisiens, où coexistent les deux écoles
précédentes, et à part des interférences évidentes,
se développe, à partir du IIIe siècle avant notre ère,
un courant apocalyptique, au double sens du mot apocalypse : les mystères
du royaume des cieux révélés et la prévision
des fins dernières. (Une amphibologie similaire caractérise
la prophétie et le prophétisme.)
Le premier mouvement aboutit au judaïsme proprement dit, talmudique,
rabbinique ; le second courant, représenté par les esséniens,
les samaritains en marge, et en marge aussi une percée vers les musulmans
mutazilites, aboutit au karaïsme, au hassidisme et à la kabbale
médiévale, plus que millénaire.
Dans le premier cas, on dirait d'une tradition légaliste et dans
le second d'une tradition mystique, remontant, l'une par écrit et
l'autre oralement, à Moïse, le maître commun (22*). L'épanouissement
de la kabbale au sein du judaïsme normatif et l'attachement des ésotéristes
à la lettre pure, sinon à la pure lettre, de la Torah valident
des passerelles et même des empiètements essentiels. (De même
que dans le rabbinisme, des tendances gnostiques ont cheminé dans
le christianisme normatif.)
Les christologies étaient, il y a dix-huit ou dix-neuf siècles,
basses ou hautes, pauvres ou riches, à maint degré, avec mainte
nuance, s'agissant de la nature humaine ou divine, de la nature humano-divine
ou des deux natures humaine et divine de Jésus-Christ ; de l'humanité
et de la divinité du Messie crucifié et ressuscité.
Chez les Juifs, flottantes étaient aussi, à l'époque,
l'idée et l'image et même la place du Messie, que les chrétiens
personnifieront en rabbi Ieschouah. La résurrection de Jésus
fils de Marie vérifie son avènement, au-delà du scandaleux
supplice, et elle enthousiasme ses disciples qui vivent et meurent et revivent
avec lui, en lui et pour lui.
Aucune thèse christologique n'est hérétique avant le
concile de Nicée en 325. Avant comme après, différentes
théologies sont habilitées à rendre compte d'un même
dogme chrétien. Le christianisme peut n'être point paulinien,
ou il peut n'être point entièrement paulinien. La lettre de
Jacques, non paulinienne au moins, appartient au canon des Ecritures et
Paul se prête à tant d'interprétations ! Des écrits
gnostiques réputés hétérodoxes érigent
Paul de Tarse, qui passe ailleurs pour l'ennemi juré de leurs adeptes,
en docteur éminent, ou premier : invite à réfléchir
sur la gnose nécessaire.
La jonction du judaïsme et de la christologie ne manqua pas d'influencer
leurs formes respectives. Ainsi, de la personne terrestre et céleste
du Messie, Fils ou fils de l'homme et Fils ou fils de Dieu, pensée
et éprouvée à l'intérieur de catégories
angéologiques, et du messianisme marqué au coin des apocalypses.
Ainsi, d'une inévitable théorie des deux alliances, l'ancienne
et la nouvelle, telle que, notamment, l'Epître de Barnabé l'esquisse
et qu'elle s'exprime dans les Homélies pseudo-clémentines.
Au bout du compte, l'entente rend arbitraire la distinction des formes respectives.
La synthèse semble parfaite, mais est-ce une synthèse ?
Il peut être expédient de tenir la synthèse pour artificielle,
en somme, et de voir dans le judéo-christianisme le résultat
d'un effort pour christianiser le judaïsme, précisément
pour introduire dans le judaïsme une christologie. Mais l'effort parvient,
en réalité, à tirer cette christologie du judaïsme,
à la faveur de la venue et de la réception du Messie, à
y démasquer cette christologie.
Quand les Gentils et les Juifs s'efforcent de concert ou de conserve, ils
sont menés respectivement à un judaïsme des incirconcis
et à un christianisme des circoncis. La formule d'Edmund Schweizer
est heureuse, bien que le choix de la circoncision comme critère
du judaïsme minimal des chrétiens soit discutable, puisque ce
critère fut discuté parmi les chrétiens, et l'obligation
d'être circoncis abrogée au concile de Jérusalem en
50 ou 51, mais un judéo-chrétien consentant à la tolérance
en était-il astreint à se renier ? Entre ces chrétiens
d'origine juive, la plupart pharisiens, qui suivent toute la loi, y compris
la circoncision, et ces chrétiens pour qui soit le judaïsme
est dépassé par le christianisme, soit la loi peut tout au
plus servir de règle de vie, non pas de moyen de salut, il est des
chrétiens, Juifs ou Gentils, qui n'exigent pas toute la loi, mais
une partie, comprenant les lois diététiques, notamment, mais
où la circoncision notamment fait défaut. Jacques et ses ouailles
semblent avoir été de cette dernière espèce.
Les derniers autant que les premiers sont, selon notre convention, des "judéo-chrétiens".
Selon Paul ni Juifs ni Gentils, ni non plus l'extermination ou la conversion
d'un goupe à l'autre mais une nouvelle humanité qui constitue
le corps du Messie, du Christ.
Point d'autre but, néanmoins, chez les uns, dans leur variété,
et les autres que de retrouver l'issue du développement dogmatique,
de l'achèvement historique méconnu ou oublié.
En réalité, disions-nous, la synthèse, si l'on veut,
est spontanée, naturelle ; l'achèvement historique du judaïsme
le développe en judéo-christianisme et le christianisme s'y
avoue congénial en même temps que congénital au judaïsme.
L'on ne saurait oublier, enfin, l'hellénisation du christianisme
à laquelle le judéo-christianisme échappa d'autant
moins que les Juifs de Palestine (pour ne rien dire de la Diaspora où
la Bible hébraïque fut traduite en grec, au IIe siècle
avant notre ère, par des Alexandrins) ne sont pas restés imperméables
à l'environnement hellénistique dans lequel ils ont vécu
pendant trois siècles. Au sein de la communauté judéo-chrétienne,
les "Hébreux" - ceux que l'on qualifiait tels et qui étaient
indigènes - parlaient araméen et suivaient toute la Loi ;
les hellénophones dits "Hellénistes", dont la plupart
n'en étaient pas moins d'origine juive, s'en permettaient la critique.
A l'orient de l'Orient
La profession de foi trinitaire d'Etienne, le proto-martyr, avant sa lapidation,
sentence du sanhédrin qu'une foule a saisi, est primitive, exemplaire.
Tirons-la des Actes des apôtres, chapitre VII, verset 54, avec les
capitales initiales en usage aujourd'hui : "Rempli du Saint-Esprit
et fixant les yeux vers le ciel, il vit la gloire de Dieu et Jésus
debout à la droite de Dieu. Et il dit : "Voici, je crois les
cieux ouverts et le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu."
Pourquoi de pareils croyants se seraient-ils privés de célébrer,
certains d'entre eux, à la fois le shabbat, jour de l'Eternel, notre
Dieu et le dimanche, jour où le Seigneur Christ a vaincu la mort
?
Des judéo-chrétiens, hellénistes, originaires de Chypre,
tel Barnabé, et de Cyrénaïque, émigrent à
Antioche, capitale de la Syrie-Séleucie , troisième cité
de l'Empire, après Rome et Alexandrie et siège du comes Orientis.
Des conversions en masse et, pour la première fois, les chrétiens
sont appelés chrétiens.
Jacques est condamné à mort, dès l'an 62, par le sanhédrin
que préside Anan, il est lapidé selon Flavius Josèphe,
mais auparavant précipité du pinacle du Temple selon saint
Clément d'Alexandrie (et Hégésippe), enfin le crâne
fracassé par un foulon.
Une nouvelle vague d'émigration, qui intéresse les "Hébreux",
entre 62 et 7º, mais surtout entre 62 et 66, quand s'ouvrent pour quatre
ans les hostilités de la première révolte juive, emmène
des judéo-chrétiens en Transjordanie, principalement, à
Pella.
Pourtant saint Jacques et ses successeurs à Jérusalem viendront,
sur les premières listes des tenants du siège, dans le fil
des grands prêtres du Temple, dont la fonction disparaîtra avec
le lieu du culte, en 70. Mais c'est seulement en 135 que Jérusalem
disparaîtra, après l'écrasement de la dernière
révolte juive contre l'empereur Hadrien qui aura profané son
saint nom en celui d'Aelia Capitolana. A cette date s'arrête la liste
des quinze évêques de Jérusalem transmise par Eusèbe
de Césarée. Dorénavant, l'Eglise de Jérusalem
n'est plus dans Jérusalem. Seuls chrétiens à y demeurer,
des Gentils, chrétiens point formellement judaïsés. Ce
sont eux qui tourneront leurs regards vers Rome, mais les exilés
ne transposeront pas la sainteté de la Ville.
A Jamniah, ou Yavneh, en Judée, le sanhédrin, réfugié
après la catastrophe de 70, tâche à réorganiser
le judaïsme au milieu des nations ; le concile légendaire de
Jamniah, symbole de délibérations qui occupèrent plusieurs
décades, fixe le canon des Ecritures, explique que les bonnes actions
remplacent désormais les sacrifices, établit une liturgie
provisoire.
Entre dix-huit bénédictions, l'une consiste en une contre-bénédiction
: la birkat ha-minim vise (au moins à cette époque (23)) les
judéo-chrétiens. Cette excommunication rituelle des nosrim
se situe aux environs de l'an 90, et de 70 à 170 (controverse de
Justin avec le rabbin Tryphon) s'étend le siècle où
le judéo-christianisme éclate. Ce n'est pas une synthèse
qui se défait, c'est l'unité qui se brise.
Sur l'autre bord, les communautés chrétiennes majoritaires,
la Grande Eglise bientôt, hégémonique, ignorent ou détestent,
isolent, bannissent peu à peu les communautés judéo-chrétiennes
qui se débilitent et qu'elles divisent arbitrairement en groupuscules
: ébionites, symmachiens, cérinthiens, nazaréens (ou
nazoréens), elkessaïtes...
Le manichéisme naîtra en milieu judéo-chrétien.
Son fondateur innove dans la foulée d'Elkessaï (autour de l'an
100), en inférant de la rencontre habituelle aux judéo-chrétiens
avec le saint esprit, ou le Saint-Esprit, qu'il spécifie à
son bénéfice, une investiture prophétique exorbitante.
Mais comment la révélation accordée, troisième
dans le temps historique, à la postérité d'Abraham
aurait-elle correspondu avec les deux précédentes si l'islam
n'avait été semé et s'il n'avait germé dans
le même terreau, en veine de sommation ? L'islam, à la lettre,
depuis le VIIe siècle entre ouvertement en composition avec le judéo-christianisme,
auquel il est inhérent de toujours, comme le christianisme l'est
au judaïsme.
Au IVe siècle, ne subsistent que quelques groupes dispersés
de judéo-chrétiens, notamment en Arabie, où l'islam
naissant les rencontrera, et une descendance souvent bâtarde, sur
laquelle tranche l'Eglise syrienne.
Glorieuse Eglise judéo-chrétienne d'Antioche au IIe siècle,
elle est le centre géographique alors et le centre spirituel à
jamais de l'Eglise syrienne. En suivant à la trace l'"influence
de quelques témoins éminents, Ignace en tête, mais aussi
Saturnin et Théophile, par exemple maints aspects capitaux du christianisme
et des sectes gnostiques, en cette Antioche du IIe siècle, peuvent
s'expliquer par la présence et la primauté du judéo-christianisme.
Combien d'éléments historiques, littéraires et théologiques
s'y étaient ainsi conservés, tandis qu'ailleurs, ils avaient
été ou seraient bientôt abolis, et se perpétueront,
pour l'essentiel, dans sa vivace chrétienté !
Depuis que saint Pierre établit à Antioche son premier siège
patriarcal, avant de venir à Rome, l'Eglise syrienne est la Mère
des Eglises orientales. (De cette Eglise des origines, l'Eglise copte est
la fille, à l'époque apostolique, et l'Eglise arménienne,
au IIe siècle. La première, seule à maintenir la circoncision
obligatoire, réussira une nouvelle synthèse, dont le caractère
originel en même temps que particulier est très défendable,
en apportant, ou en dégageant, un composant égyptien, c'est-à-dire
pharaonique et hellénistique. Cagliostro est un grand copte, il sera
le Grand Copte pour les francs-maçons d'Occident, au siècle
de l'illuminisme (24).)
L'Ordre des élus coëns apparaît comme conciliable sans
accroc avec le christianisme et l'Eglise chrétienne, quand rien ne
les oppose et rien ne les oppose, pourvu que l'on assigne la maçonnerie
explicitement judéo-chrétienne de Martines et la confession
chrétienne associée au courant le plus ancien, le plus méconnu
et, théologiquement, le plus discrédité de l'histoire
du christianisme primitif. Alors, l'apparente conciliation se découvre
harmonie préétablie, articulation essentielle et, par conséquent,
originelle encore.
La théologie de Martines tourne autour du Christ. Le malentendu,
ou l'incohérence, vient de ce que cette théologie différait
des théologies protestantes et de la théologie catholique
romaine.
Mais il faut une Eglise et ce sera, pour Martines, venu du pays des trois
religions, pour Saint-Martin et pour presque tout leur entourage, l'Eglise
catholique romaine, faute de mieux, faute de connaître mieux, mais
sous réserve d'améliorer. L'Eglise de Rome agréait
mieux aux coëns, non seulement parce que la majorité d'entre
eux y étaient nés, comme dans la confession dominante dans
la région, mais en vertu de ses pompes plus encore que de sa théologie.
Deux chrétiens réformés au moins se convertirent au
catholicisme romain sous l'influence diffuse de l'Ordre : Bacon de La Chevalerie
, substitut général de Martines, à partir de 1768,
qui assistera à l'une des leçons de Lyon, et Jean-Jacques
Du Roy d'Hauterive qui en prononcera vingt-et-une autres et dont la famille
n'en était pas à une abjuration près).
Outre leurs rites réservés, les coëns - nulle dispense
prévue en droit pour les frères protestants qu'on admet ès
qualités - sont astreints à la pratique catholique romaine,
y compris à ses exercices de dévotion, mais ils les additionnent
de prescriptions judaïques, semblablement à l'Eglise judéo-chrétienne
et en conformité avec leur ministère cultuel lié au
judaïsme de leur christianisme.