La
Religion
Sedir
Je n'entends
désigner par ce titre ni une théologie ni un culte.
Tourner les coeurs vers le sanctuaire intime où, derrière
les inquiétudes quotidiennes, derrière les sentiments habituels,
palpitent ces désirs nostalgiques du Bien, du Beau et du Vrai qui
sont le signe de la noblesse humaine et les principes vivants de toute théologie
comme de tout culte; parler de Dieu, en somme, mais autrement qu'en philosophe
ou en prêtre; voilà ce que je me propose. Je n'espère
pas que tous mes lecteurs sortent, à cause de ces pages, de la tour
d'ivoire où ils se sont réfugiés. Je ne le voudrais
pas. Ce que je souhaite, c'est que quelques-uns descendent de cette tour
jusqu'au puits où les vieux Sages disaient que se cache la Vérité
: dans le fond de leur coeur. Tout existe dans l'Univers; tout existe en
même temps dans l'Homme.
Voilà les deux points de vue sous lesquels je vais regarder la Religion,
la vraie, la réelle, celle qui préexiste à toutes les
religions, qui coexiste avec toutes, qui subsiste après toutes :
cette religion de l'Esprit, dont le Christ fut le premier à nous
instruire.
*
Le mot : religion signifie relier. Reconnaissons ici le voeu le plus ancien
de l'homme : ne pas être seul, s'unir à d'autres, toujours
plus fortement.
Dès l'instant où, à force d'expériences malheureuses,
un coeur rejette les créatures pour s'offrir définitivement
à Celui qu'il ne connaît pas, mais qu'il sait être -
au Créateur - , la Religion vraie en ce coeur est fondée.
La Gloire, l'Argent, la Science, ce sont des routes aux nombreux détours
qui aboutissent fatalement à la voie étroite de l'Évangile;
et celle-ci mène seule à l'éternelle Réalité.
Faut-il donc, avant de rencontrer Dieu, avoir sondé tous les vides
et goûté la lie de toutes les ivresses ? Non, car Dieu est
partout, Dieu est avec tous, et d'abord avec les sincères et les
humbles. A suivre jusqu'à leur terme les prolongements des actes
humains, on s'aperçoit que tout effort est un acte religieux. La
fatigue du bon ouvrier, les veilles du savant, les angoisses de l'artiste,
ce sont des prières, les plus vivantes, les plus saintes des prières,
bien plus précieuses et belles que toutes les patenôtres machinalement
débitées.
Les forces qui soutiennent ces travailleurs, analysez-les, disséquez-les
: vous en trouverez toujours une seule derrière toutes; l'intuition
la nomme Dieu; elle s'appelle aussi l'Amour, la Vie, le Sacrifice.
Cette colonne du monde est en même temps le pivot de l'être
humain. Ame éternelle de tout, acteur infatigable, mobile secret,
rectificateur très sage de nos apparentes incohérences, l'Amour
nous guide, pas à pas, malgré nous, avec une inlassable sollicitude.
Rien d'imprévu dans nos destins, rien sans motif, rien sans but.
Pas de vie sans désir, pas de vie sans amour; l'enfant aime avant
de raisonner; l'Amour en nous précède la Connaissance; l'Amour
donne une connaissance directe. L'essentiel est de choisir les objets de
notre amour; les moins égoïstes seront les plus hauts. Et, puisque
l'Amour est la forme la plus pure de la vie, pourquoi ne pas nous consacrer
à lui ?
Il y a des hommes capables d'une telle vocation. Leur personne est le temple,
le sacrificateur et la victime, perpétuellement : leur loi. c'est
leur conscience incorruptible; leur récompense, c'est de parvenir
à sécher quelques larmes autour d'eux. Ces apôtres de
la vraie philanthropie sont les plus heureux des hommes; et leur sérénité
rayonne parce qu'elle est saine et vivante. Toute joie, en effet, consiste
dans l'expansion de quelqu'une de nos forces; la joie la plus haute vient
de l'expansion la plus profonde et la plus vaste. Or, le don de soi-même,
le don de ce que nous croyons posséder, le sacrifice en un mot :
n'est-ce pas cette expansion parfaite qui agrandit jusqu'à leurs
limites les développements de tout ce qui vit en nous ?
La méthode vraie de notre culture, c'est donc le sacrifice; et nul
livre ne l'explique mieux que l'Évangile.
*
Les variétés du sacrifice sont innombrables. L'aumône,
encore que bien peu la pratiquent convenablement, est la plus facile. Mais
offrir son temps, offrir ses aises, supprimer ses manies, s'imposer une
attitude affectueuse quand l'indifférence ou l'antipathie nous éloignent
d'un être qui souffre : voilà des charités possibles
au plus pauvre, plus coûteuses que l'aumône. Ces contraintes
sont des communions réelles, des eucharisties créatrices de
miracles; voilà l'essentielle religion, le culte éternel;
voilà le seul rite bon pour tous les hommes et sans lequel aucun
autre rite n'a de valeur.
Prenons garde de nous sculpter des idoles avec les rites; ils sont utiles
certes; à beaucoup de volontés faibles ils servent d'appuis;
à beaucoup d'imaginations désordonnées ils servent
de garde-fous. Mais ils ne sont jamais que des auxiliaires, des symboles
et quelquefois des clôtures. Ils ne sont que les voiles de la Réalité
mystique. N'imitons pas les Israélites qui ne voulaient espérer
du Messie qu'une royauté temporelle. N'imitons pas la foule dévote
qui croit toucher Dieu par la seule vertu de certains gestes et qui étouffe
l'Amour sous les bandelettes du formalisme. Ravivons en nous cette vérité
presque éteinte, mais qui toutefois ne meurt jamais : Dieu est le
Père universel; de Lui seul nous tenons tout ce que nous sommes et
tout ce que nous deviendrons; parce qu'il est Amour, l'Amour seul Le rejoint.
*
Telles sont les données du problème : Un idéal extérieur
à nous - évidemment, puisque c'est un idéal; un désir
invincible de l'atteindre; et la certitude intuitive que, puisque ce désir
existe, une étincelle de la Lumière suprême et parfaite
couve au fond de notre coeur.
Chaque système religieux propose une solution de ce problème;
nécessairement donc, une seule de ces solutions est vraie, une seule
juste, une seule à la portée de tous les hommes; elle doit
contenir les caractères des termes du problème; elle doit
être comme notre A, simple et une; elle doit être comme notre
idéal, complète et totale; elle doit être comme serait
un désir tout-puissant, active et universelle.
Qu'est la vie de notre âme ? L'Amour agissant.
Qu'est la vie de Dieu, la Vie éternelle ? L'Amour agissant.
Que sera le lien de ce couple ? Encore l'Amour agissant.
Aucun moraliste, aucun religieux, aucun intellectuel n'a trouvé d'autre
solution à notre problème, que l'amour du prochain, que la
pratique de la fraternité.
De quoi se nourrit l'Amour, sinon d'actes ? De quels actes, sinon des plus
intenses ? Quels actes exigent la plus forte dépense d'énergie,
sinon ceux-là où s'ajoutent à l'effort pour notre frère,
l'effort contre le milieu et l'effort contre soi-même ?
Mais ceci est plus haut que l'altruisme et plus complet que la philanthropie.
Son vrai nom, c'est la charité.
Tel est le rite unique de la vraie religion.
*
Voici un homme que le spectacle de la douleur universelle a ému et
qui s'est voué à la guérir autour de lui. Après
de longues fatigues, ayant subi l'ingratitude, la raillerie, les bas calculs
de paresses incurables, ses forces morales le trahissent; il se découvre
impuissant; il se décourage. Mais sa délicate compassion subsiste;
les larmes qu'il voit couler le désolent toujours; cependant, il
ne peut plus rien, il est épuisé. C'est alors que du fond
de son coeur part un cri d'appel involontaire, vers Quelque Chose de plus
grand, vers Quelqu'un de plus fort. Et cet appel ne peut jaillir que parce
que cette Chose surnaturelle et ce Personnage surhumain existent réellement.
Sinon la Vie ne serait qu'un effroyable mensonge.
Ainsi l'homme, qui se voit vaincu et désemparé, seulement
alors découvre Dieu. A cause de cela il est écrit : "
Vous n'entrerez dans le Royaume du Ciel que si vous devenez semblables au
petit enfant ".
La compassion aux misères d'autrui ne suffit pas; il nous faut souffrir
nous-mêmes, et cela pour notre bien, pour notre agrandissement, pour
notre ennoblissement.
Chaque douleur subie est une mort, mais chaque mort, même partielle,
annonce une renaissance plus haute et plus pure. Reconnaître qu'on
ne sait rien, n'est-ce pas la condition indispensable pour apprendre ? Reconnaître
sa faiblesse, c'est rendre possible la descente de la Force.
Voilà l'origine de la prière, ce visage secret de la véritable
religion.
Aucune plainte légitime qui ne parvienne infailliblement au Veilleur
perpétuel; aucune de nos pauvres larmes qu'Il ne recueille; aucune
de nos douleurs qu'Il ne souffre avec nous. Voilà ce qu'est Celui
que les philosophes nomment l'Absolu - et la foule, le bon Dieu. La preuve
de ces choses reste personnelle; je vous demande de la trouver, chacun pour
son propre compte, en expérimentant, en vivant, surtout aux heures
de désarroi. A bien des hommes ces clartés furent un viatique;
elles en seront un encore à tous ceux qui, dans la tourmente, sentiront
défaillir et le vouloir et le pouvoir.
*
Dans tout l'univers, Dieu est le seul qui ne pense jamais à soi.
Lui seul connaît à fond chacun de Ses enfants; Lui seul les
entoure de la sollicitude la plus vigilante quoique invisible. Par intervalles
passent au milieu de nous des pèlerins de l'Éternité;
mais l'espérance et la paix qu'ils répandent ne sont que l'ombre
de la Lumière divine.
Cette compassion, cette sollicitude, cette force, totales et parfaites,
trouvent dans la figure du Christ leur entière incarnation. Le Christ,
c'est le veilleur, c'est le pèlerin, c'est le frère aîné
qui, autrefois, parcourut les routes terrestres, prenant les coeurs d'un
seul regard, chassant les maux d'un simple geste. Son corps s'en est allé.
Mais Son Esprit, la plénitude de Sa vie, ce par quoi Il est Dieu
en même temps qu'homme, tout cela demeure au milieu de nous, toujours
saisissable, malgré les oripeaux dont les siècles l'ont affublé.
Ne regardez pas Jésus à travers les commentateurs. Mettez-vous
en face de Lui, seuls en vous-mêmes avec Lui; contemplez-Le avec les
yeux de l'enfant qui, du seuil, regarde venir l'Inconnu sur la route. Et
vous verrez que Jésus est un homme devant des hommes, un homme fort
et prudent qui inspire confiance et à qui rien de ce qui palpite
en nous n'est étranger.
Unique parmi les initiateurs religieux, le Christ S'est placé à
notre niveau, et avec quelle ingénieuse tendresse ! Les autres nous
parlent de loin, du haut de leurs nuées, du fond de leurs retraites
intérieures. Lui met tout Son coeur dans Ses yeux et toute Sa Lumière
sur Ses mains. Il ne nous dit pas : " Faites telles et telles choses,
pour telles raisons ". Il nous exhorte familièrement : "
Aimez-vous les uns les autres, secourez vos pauvres et vos malades, parce
que, tous, vous êtes en moi et je suis en vous, tellement je vous
aime; parce que ce que vous faites à ces malheureux, c'est à
moi que vous le faites; parce que je vous aime, tous et chacun, je suis
prêt à souffrir de nouveau, à mourir encore, à
tout quitter pour n'importe lequel d'entre vous. Si je vous aime ainsi,
cela vous oblige à m'aimer. Que mon amour pour vous triomphe de vos
petites colères contre moi, ce serait peu; mais il triomphera aussi
de vos indifférences; je vous aime assez pour vous forcer à
m'aimer, pour que le germe de l'Amour vrai lève enfin dans vos coeurs
de pierre. Ainsi, j'ai le droit de vous demander des efforts à cause
de moi ".
Lisez tout cela entre les lignes de l'Évangile de Jean. Reprenez
ce livre; reprenez-le dans vos heures tristes; et vous apercevrez, derrière
la stature surhumaine de Jésus, l'auréole surnaturelle du
Dieu qu'Il est simultanément.
*
Aimons d'abord; nos oeuvres ensuite seront toujours bonnes. Puis, choisissons
les objets de notre Amour; choisissons-les beaux et durables et suprêmes;
aimons l'humanité d'aujourd'hui comme si elle atteignait déjà
le terme de son progrès; aimons nos frères, tous porteurs
d'un germe d'Infini.
Ensuite, épurons notre amour; aimons nos frères sans attendre
de reconnaissance; et si l'ingratitude paie nos efforts, soyons heureux
de ressembler davantage au Grand Calomnié, notre Maître notre
Ami.
Enfin - et ceci constitue le grand mystère religieux - apprenons
à sentir autour de nous la réalité permanente d'une
Présence divine.
Car rien ne meurt. L'esprit de Platon, celui de Marc-Aurèle planent
sur l'étudiant qui médite leurs pensées. L'esprit des
ancêtres plane sur les petits-fils qui continuent leur effort; les
phénomènes psychiques ne sont que la forme la moins haute
de cette obombration. Combien plus Celui qui a vaincu la matière,
brisé les chaînes du temps, surmonté les espaces, ne
résidera-t-Il pas auprès de Ses disciples ? Lui, qui a si
magnifiquement incarné l'Amour fraternel, Il demeure en ceux qui
perpétuent Son oeuvre, en ceux même qui, sans Le reconnaître,
se dépensent pour les pauvres et pour les affligés. Tout homme
de bien marche à la suite de Jésus.
Comme la mère fait pour son petit enfant, Dieu place les créatures
à l'autre bout du Jardin du monde, afin que, dans leur désir
de retourner à Lui, elles apprennent à marcher. Comme la mère
encore, Il accourt à la rencontre des petits qui trébuchent;
or, les pas de Dieu franchissent les zodiaques, tandis que nos pas à
nous semblent nous laisser sur place. La sollicitude divine à la
rencontre de l'inquiétude humaine, c'est le Christ Jésus.
Nous dormons dans la hutte obscure des convoitises matérielles; mais
à la porte se tient le Veilleur; par Ses soins, quelque jour,-un
rayon du Soleil de l'Esprit passant par une fente du mur fera s'entrouvrir
nos paupières, et se dressera enfin en nous la nostalgie salvatrice
des collines éternelles.
Ce Jésus a fait une promesse à ceux qui veulent Le suivre
: " Je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles
". Il n'y a point là de rhétorique; quiconque s'est donné
à Dieu vérifie l'exactitude de ces paroles; mais celui-là
seul qui se sent tout petit possède la force pour le sacrifice complet
de soi-même. Souvenez-vous de ces naïves histoires d'un vagabond
recevant, sous un toit de chaume, une fraternelle hospitalité; et
le lendemain, sur le seuil, apparaissant aux yeux ravis des hôtes,
lumineux et transfiguré.
Or, le surnaturel existe, le miracle est toujours possible. Tout homme,
un jour, dans la rue, n'importe où, recevra d'un inconnu le regard
qui le transformera. Quand Jésus parcourait les campagnes d'Israël,
c'était un voyageur comme tous les voyageurs. S'Il revenait aujourd'hui
ce serait un passant, aux yeux de la foule, comme tous les passants. Ceux-là
seuls Le reconnaîtraient qui déjà en eux-mêmes
portent Sa Lumière et vivent de Sa vie.
Cherchez deux époux unis par le véritable amour; les peines
ne leur sont plus que des motifs pour s'aimer davantage; rien ne les atteint,
dans l'existence; leurs visages sont éclairés par-dedans et
leurs regards calmes comme des lampes sous les voûtes du sanctuaire.
Attisez une telle flamme, haussez-la jusqu'au zénith, élargissez-la
jusqu'aux bornes du monde et vous obtiendrez une approximation de l'extase
où vivent les coeurs qui se sont offerts, de fond en comble, à
l'appel du Berger.
Le vrai Dieu donne la béatitude; transposez dans le réel ce
terme théologique; souvenez-vous aussi que le Christ déclare
: " Mon joug est doux et mon fardeau léger " et vous comprendrez
mieux que l'abandon de tout le matériel, que le détachement
de tout mobile égoïste, que l'acceptation d'une volonté
toute sage et toute puissante allègent le coeur du mystique. Dès
maintenant l'homme peut atteindre une parfaite paix intérieure.
Comme nos ruisseaux et nos fleuves, tour à tour limpides, boueux,
calmes ou écumants, les hiérarchies des créatures s'écoulent,
par une pente irrésistible, jusqu'à la mer immense de l'Amour
éternel où les purifie et les sublimise en formes angéliques
le labeur mystérieux de Celui qui marche sur les eaux.
Celui-là, ce Christ, dont j'aurais voulu pouvoir vous peindre un
portrait véridique, croyez-moi, Il nous tient tous. Il Se cache,
Il S'efface; nous croyons être nos maîtres : oui, partiellement;
mais c'est Lui, le vrai Maître; c'est Lui, le Guide des guides; Il
ne nous laisse libres que juste le temps nécessaire pour que nous
expérimentions notre faiblesse; car Il souffre du mal que nous nous
faisons. Et parce qu'Il est toute la Vie, parce qu'Il est tout l'Amour,
personne ne peut vivre sans tomber dans les filets de Jésus, le pêcheur
d'âmes.
Je ne vous demande pas de me croire; je vous demande de faire l'expérience
que je vous propose. Contrairement à l'opinion commune, les réalités
invisibles, les phénomènes de la vie intérieure peuvent
être constatés avec précision, tout comme les phénomènes
de laboratoire. Toutefois, il faut honnêtement disposer les éléments
de l'expérience; encore que ces éléments soient délicats,
puisque c'est notre caractère, notre mental, nos nerfs, tout nous-mêmes
enfin qui doit subir le feu et le réactif.
Mais soyez sans crainte; durant nos essais, le grand Alchimiste est là;
à l'enquête d'un coeur sincère, Il répond toujours,
et toujours au-delà des questions; et à peine avons-nous commencé
le travail que déjà Il distribue des récompenses d'encouragement,
en avance sur la récompense éternelle.