Paraboles attribuées à saint Bernard
Saint Bernard de Clairvaux

Le Christ et l'Église.


1. " Le royaume des cieux est semblable à un roi qui fit des noces à son fils (Matt. XXII, 2). " Et comme le jour des noces approchait, le père consulta son fils et lui demanda qui il voulait épouser. Il lui répondit qu'il s'était choisi dès le commencement des siècles, et prédestiné l'Église pour épouse. Le père lui répondit : Mais elle est captive en Egypte, où elle est employée aux divers travaux de mortier et de briques (Exod. I, 14), et vendue au péché. Le coeur de Pharaon s'est endurci et sa main appesantie sur elle, et il ne la laissera partir que si une main plus forte que la sienne la lui ravit (Exod. III). Eh bien, reprend le fils, moi qui suis votre main et le bras de votre force, j'entrerai en Égypte avec une main forte et le bras étendu, et je la délivrerai. Et, pour fermer la bouche à ceux qui disent des choses injustes, je la rachèterai des calomnies des hommes. Je mettrai dans ma balance d'un côté le poids qu'elle a été vendue sous le péché, je veux dire le poids de la volonté du péché, et de l'autre le prix de mon sang; celle-là sera trouvée trop légère et mon jugement l'emportera. Mais le père repartit : Oui, j'en conviens, il l'emportera, mais la loi du mariage veut qu'on s'assure du consentement de l'épouse. On s'en assurera, répond le fils. J'ai David, un serviteur selon mon coeur, je l'enverrai avec sa guitare pour parler à son. coeur, pour l'appeler, pour charmer son esprit habitué aux travaux de terre de l'Égypte et devenu boue avec cette boue. David part, en effet, il arrive en Égypte, et comme il avait préparé un doux chant d'épithalame, il fit entendre de son coeur cette bonne parole : " Écoutez, ma fille, ouvrez les yeux, ayez l'oreille attentive et oubliez votre peupla ainsi que la maison de votre père; alors le roi concevra de l'amour pour votre beauté, parce qu'il est le Seigneur votre Dieu (Psal. XLIV, 12 et 13)." Isaïe reçut ordre d'aller aussi la trouver; il le suivit, et, en la voyant dans les liens de la captivité il lui dit : " Levez-vous, levez-vous, armez-vous de la force du bras du Seigneur (Isa. LI, 9) ; lever-vous, levez-vous et relevez-vous, Jérusalem, rompez les chaînes de votre cou, a fille captive, ô Sion (Isa. LII, 2). "

2. Et comme beaucoup d'autres patriarches et prophètes, entrant aussi à leur tour, disaient tous la même chose, elle finit par comprendre la

a. - Dans les anciennes éditions cette parabole et la suivante sont placées au nombre des ouvrages apocryphes de saint Bernard.

grâce de Dieu, et, sortant de la poussière elle s'écrie: " Vous vous êtes souvenu de moi, Seigneur, mon Dieu. Vous avez pitié de ceux dont vous avez pitié, et vous faites miséricorde à celui dont vous avez eu pitié. " Et, poursuivant, elle répète les paroles de la sage Abigaïl. " Qui me donnera, dit-elle, d'être au nombre des servantes de mon Seigneur et de laver les pieds mêmes de ses serviteurs (I Reg. XXV, 41). " Et, se levant aussitôt comme avait fait Abigaïl, elle monte sur une ânesse, c'est-à-dire, elle se soumet sa chair et suit les serviteurs du roi. Son époux accourt à sa rencontre, plein de joie et de bonheur, et lui prenant la main droite, il la conduit au gré de sa volonté, il la reçoit avec honneur, il la fait entrer dans la capitale de son royaume et l'introduit dans la chambre même de sa mère. Et là, la plaçant sur le petit lit de son amour, il la pare des ornements de sa grâce, puis, lui passant la main gauche sous la tête, il l'embrasse de sa droite et s'écrie: " Je vous adjure, ô fille de Jérusalem, de ne point l'éveiller, de ne point tirer ma bien-aimée de son sommeil avant qu'elle le veuille (Cant. II, 7)." Il met soixante vaillants, guerriers d'Israël auprès de ;sa couche, pour la garder. Chacun d'eux avait l'épée au côté, à cause des frayeurs de la nuit. Quant à l'époux, la baisant d'un baiser de sa bouche et lui disant adieu, il s'en va dans un pays lointain recevoir une couronne, avec la pensée de revenir ensuite. Cependant il donne à chacun les ordres en ces termes par le prophète Osée : " Vous m'attendrez bien longtemps, et vous n'aurez ni prêtre, ni sacrifice (Osée III, 3). "

3. Mais le Pharaon d'Égypte, profitant de son absence, rassemble son armée. Venez, dit-il, je vais la poursuivre, m'emparer d'elle, et nous aurons des dépouilles à partager, mon âme sera satisfaite : je vais tirer l'épée et ma main les massacrera : et se levant dans ces sentiments de malice et de méchanceté, il déclare la guerre à l'Église. Il fond sur son camp, il s'empare de Pierre et d'André son frère qu'il met en croix, il, tranche la tête à Paul, il exile Jean, écorche Barthélemy, lapide Étienne, brûle Laurent et Vincent, et remplit tout de la mort des saints et de tous les genres de morts et de tourments. " On expose les corps morts des serviteurs de Dieu pour servir de nourriture aux oiseaux du ciel, et les chairs de ses saints pour être la proie des bêtes de la terre. On répand leur sang innocent comme l'eau autour de Jérusalem et personne ne leur donnait la sépulture (Psal. LXXVIII, 2 et 3). " L'Église, en voyant ses défenseurs traités comme des brebis destinées à être mangées, gémit et son âme est plongée dans la plus amère des amertumes. Mais la terre de l'Église, engraissée par le sang des martyrs, reproduit des moissons de fidèles par une sorte de multiplication de la semence qu'elle a reçue; pour un qu'on moissonnait, elle donne cent ou mille autres, et elle vainc par les moyens mêmes par lesquels on espérait la vaincre.

4. En apercevant cela, la barbarie du cruel ennemi de l'Église en frémit de rage, et, recourant aux armes bien connues de la ruse, il suspend pour un temps la persécution, il rappelle ses forces, met le glaive au fourreau et change de dessein. Il n'y a rien de pire, dit-il, qu'un ennemi domestique, je vais répandre sur ses chefs, un esprit de contention, je les ferai errer hors des sentiers battus, dans des lieux où il n'y a point de route tracée (Psal. CVI, 40), et quand ils diront : La paix, la paix, il n'y aura point de paix (Jerem. VI, 14). Je soulèverai parmi eux des hérésies et des schismes ; et je brouillerai tout par une sorte de guerre civile : ils se massacreront les uns les autres de leur propre glaive beaucoup mieux que je ne saurais les tuer du mien. Il dit, et aussitôt l'armée de l'Église, qui avait été jusqu'alors terrible à voir en rang de bataille, cessa d'être aussi terrible, parce que le désordre se mit dans son sein. En effet, se déchirant de blessures mutuelles, et se tuant les uns les autres comme de véritables ennemis, sous les yeux de leurs ennemis véritables qui se tenaient à l'écart, et qui riaient de ces excès, tous ces soldats de l'Église se virent en butte aux moqueries et aux insultes de leurs ennemis , en même temps qu'ils faisaient couler les larmes de l'Église et lui causaient une intolérable douleur. En effet, l'amère amertume dont elle s'était vu abreuver auparavant était devenue plus amère encore, à la vue de ses enfants qui lui déchiraient eux-mêmes les entrailles avec une méchanceté de vipères. Mais alors les plus vaillants soldats de la cour chrétienne, s'apercevant que la ruse infernale de l'ennemi avait un plein succès, rappellent tout leur courage et saisissent les armes de la foi et commencent par couper d'une main virile le mal en eux-mêmes; alors on vit un Alexandre tailler en pièces Arius avec plusieurs des siens; un Augustin passer au fil de l'épée Manès et un grand nombre d'autres hérétiques; un Jérôme frapper à mort l'épicurien Jovinien ; on en vit enfin beaucoup d'autres s'élancer sur la peste des hérésies et des schismes, les terrasser vaillamment ou les expulser prudemment du camp, et rendre ainsi la paix et le bonheur à l'Église.

5. Mais, hélas, hélas! cette vie ne peut pas plus être exempte de tentation que la mer de flots, il n'y a de paix solide et durable que dans le pays de la paix. En effet, à la vue de ce qui se passe, le pécheur se sent transporté d'envie et de colère, il grince les dents en fureur, la rage le consume, et, tout entier à de nouveaux projets de guerre, il a recours aux esprits de malice. Il rassemble donc les plus fameux de ses capitaines, je veux dire l'esprit de fornication, l'esprit de gourmandise et l'esprit d'avarice. Vous voyez , leur dit-il , que nous n'avançons à rien, voilà tout le monde qui se met à leur suite. Mais je veux encore une fois leur faire sentir la force de notre bras à ces hommes qui se flattent de nous avoir échappé, et d'avoir déjoué toutes nos ruses. Il dit et lance pendant la nuit ses satellites dans le camp de l'Église; comme il le trouve tout entier plongé dans l'ivresse et le sommeil, car ceux qui dorment et sont ivres, dorment et sont ivres pendant la nuit (I Thess. V, 7), il met le trouble partout. Aussitôt on vit tous les gens de l'Église s'aimer eux-mêmes et ne rechercher que leurs propres intérêts, non ceux de Jésus-Christ. Ils regardent le sanctuaire de Dieu comme leur héritage, et souillent le tabernacle consacré au nom du Seigneur (Psal. LXXIII, 7). Ce n'est pas Dieu qu'ils servent dans son sanctuaire, ce sont leurs propres volontés et leur plaisir; ils font servir à leur usage tout ce qui est offert ou consacré à Dieu. En effet, se faisant de leurs noms et de leur office en religion, des noms et des titres d'avarice, d'orgueil et de vanité, ils arrachent à l'Église, en dépit de ses cris et de ses efforts pour les retenir, la tunique sans couture et toute d'une pièce de la charité, et le manteau de pourpre de la foi teint du sang du Sauveur, que l'Époux avait jeté sur les épaules de l'Épouse pour couvrir sa nudité; ils lui ravissent de même tous les autres ornements de la religion. Et, après avoir dépouillé, sans se vêtir eux-mêmes, celle qu'ils auraient du garder, ils la laissent toute nue, et l'arrachent au repos. dont elle jouissait, ils la chassent autant qu'il leur est possible, et la forcent à fuir loin de ce monde.

6. Mais elle, poussant des cris, versant des larmes, honteuse de la nudité qui expose les endroits secrets de son corps à tous les regards et à toutes les insultes, prie les enfants de son sein d'avoir pitié d'elle, mais c'est en vain : elle les supplie, mais eux se moquent de sa prière. Alors, prenant dans ses deux mains et retenant de toutes ses forces quelques lambeaux de la vie canonique et monastique échappés aux mains rapaces de ceux qui l'avaient dépouillée, elle les serre contre son coeur et contre son sein, en suppliant ses spoliateurs de lui laisser au moins ces pauvres haillons. On ne l'écoute même pas. Bien plus, ces hommes, j'allais dire ses propres gardiens, mais plutôt ces brigands s'efforcent de la dépouiller, afin que, honteuse de sa nudité, elle fuie loin de ce monde ou meure parmi eux du froid de leur malice. Cependant ils feignent quelquefois d'avoir pitié d'elle, et tentent de lui vendre un vêtement tissu à la fois des mains de la dissimulation et de l'hypocrisie ; mais elle le repousse avec mépris et malédiction, elle ne le reconnaît point pour un vêtement digne d'elle. Elle n'en connaît qu'un, il a été tissu des mains de la sagesse, teint et consacré du sang de l'Agneau ; elle l'a reçu des mains mêmes de son époux, mais ses propres enfants le lui ont enlevé. Tout autre, elle ne le connaît pas, elle le repousse, elle le rejette. Voilà pourquoi elle se voit elle-même rejetée, dédaignée, conspuée, et couverte d'opprobres par tout le monde.

7. Voilà quels sont les temps où nous vivons, la périlleuse époque où vit maintenant l'Église. Dans ces jours au sein même de la paix dont elle jouit, son amertume est devenue excessivement amère (Isa. XXXVIII, 17). Ces trois malheurs passés, il en reste un quatrième, c'est l'ange de satan, qui doit se transfigurer en ange de lumière, s'asseoir dans le temple de Dieu et se montrer aux hommes comme un Dieu (Thess. II, 7). Déjà même il fait des miracles d'iniquité et ces hérauts crient dès maintenant partout dans l'Église : " Il est ici, il est là (Matt. XIV. 15). " Mais, ô épouse du Christ, n'en crois rien, ne sors pas pour le voir. Attends patiemment ton Époux, il n'a point de dédain pour toi, lui du moins, et il ne t'oublie pas dans la tribulation. A la quatrième veille de la nuit, il viendra à toi en marchant sur les eaux de la mer. Ah! venez, Seigneur, venez pour la délivrer, Seigneur Dieu des vertus, vous qui vivez et régnez pendant tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



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