AQUILA ORIENTIS


Si un enfant me demandait dans la rue: Qu'est-ce que l'Espérance ?, je ne lui répondrais pas: C'est une vertu….

Je dirais que c'est un bateau. Un beau bateau tout neuf qui sent bon le vernis frais. Solide et bien armé, avec de grandes voiles blanches. Tout prêt à s'élancer vers l'horizon. Et, à l'avant, on aurait écrit en belles grandes lettres: "L'ESPÉRANCE".

On l'aurait lancé par un beau jour de ciel bleu avec juste quelques beaux petits nuages blancs, tout en haut, pour décorer le ciel du reflet de l'écume des vagues d'en bas. Et le même jour on aurait baptisé un enfant, un tout petit, dont les grands yeux brillent et qui rit à la vie. Et tout le monde porterait des habits neufs pour un si beau jour où tout semble commencer. Un jour de désir où l'on formerait des voeux pour que le bon vent gonfle toujours les voiles du navire, que l'air pur ne manque jamais à l'enfant et que tous deux naviguent heureux en allant et revenant sur le grand océan de la vie.

"Spirando spero"
Respirant, j'espère… Comme le souffle, l'Espérance est inséparable de la vie. Elle est née avec l'aspiration du souffle du commencement, le "Ruach", premier niveau de l'esprit dans la tradition hébraïque.

Cet espoir élevé, ce "Désir", est le moteur même de toutes nos motivations; y compris du désir de vivre, dans toutes ses manifestations, que Freud synthétisait par le mot Libido. Son déclin engendre un mal, hélas de plus en plus répandu, la perte de la pulsion de vie.

Le Désir se situe au coeur de la dialectique Sagesse-Folie, c'est dire que la navigation doit être prudente et que le capitaine doit connaître son navire. Ici tout se joue entre le désir de recevoir et le désir de combler qui opèrent en combinaison et réclament une maîtrise basée sur la connaissance de soi.

Le don de l'esprit divin souffle où il veut. Il ne demande qu'à gonfler les voiles, mais c'est au capitaine d'étendre ou de restreindre la voilure.

Par grand vent un excès de voiles produit l'inflation psychologique. C'est alors la course folle du navire lancé à grande vitesse vers tous les récifs que la vie présente sur sa route. L'âme en hyperventilation, grisée par sa propre vitesse, surestime ses capacités et "décolle" de la réalité. C'est le délire mystique.

Au contraire, une voilure insuffisante freine ou arrête le voyage. Ignorant le cap, l'équipage tourne en rond sur le bateau et le bateau tourne en rond sur l'océan.

La direction, le Désir principal et son sens étant perdus, on s'attache aux faux désirs, aux divers appétits de remplacement et à la recherche compulsive de tous les objets capables de les satisfaire dans l'univers restreint du vaisseau isolé. On explore sans cesse tous les recoins des cales à la recherche de quelques vivres capables de tromper l'ennui et le sentiment d'inutilité. On casse le bois des mats pour allumer des feux. Les moules et les algues se fixent à la coque pourrissante. Incapable désormais de tendre les voiles vers les richesses des îles, l'équipage gratte les moules et les algues et se bat pour s'en nourrir. Tels sont aussi les deux périls majeurs de la navigation de l'âme.

L'homme dans sa vie - et de même toute l'humanité dans son histoire terrestre - sont semblables à la navigation du vaisseau "L'ESPÉRANCE". Un seul coup d'oeil à nos sociétés nous découvre les périls que sont la substitution des désirs divers au Désir essentiel, d'une part, et les excès des délires inflatoires de certains, de l'autre. Les deux tendances se combinent d'ailleurs et s'alimentent l'une l'autre au nom d'un réalisme opportuniste (lisez: négation de la spiritualité…).

Nul doute que ce soit là l'oeuvre, à contre-courant, de celui que beaucoup appellent "l'Autre". Remplacer le Désir par les désirs est bien dans la ligne de son oeuvre d'illusion qui substitue les moules* et les algues des petits espoirs immédiats à la "superbe espérance".

Oui, la folie joue sur les mêmes mécanismes que la sagesse, car le Désir aussi se décline également en une dualité nécessaire: Désir de recevoir et Désir de combler sont comparables aux deux temps du souffle.

Le Désir de recevoir (comparable au besoin d'inspirer) a été placé par le Créateur dans les "Neshamoth" (pluriel de Neshama: l'âme) pour qu'elles puissent être réjouies et comblées. C'est la mesure de la jouissance, car il est dit que "désir et jouissance montent dans un seul tuyau". Ce désir de recevoir est l'essence de "Gouf" (le corps) qui est un vase ouvert à la Lumière divine. Lorsqu'une portion de cette Lumière entre dans le vase, elle le remplit et elle prend sa forme. Alors l'homme peut se sentir à l'image et à la ressemblance de Dieu. (Ceux qui ont l'esprit spéculatif examineront avec profit le fait que ce pôle du Désir est également l'agent de la séparation.)

Mais cette plénitude du vase résulte du Désir divin de combler ou d'infuser (comparable au besoin d'expirer), celui du Créateur qui lui verse le contenu de son esprit. Ce Désir de combler deviendra le propre de l'homme, le propre d'un Saint Nephesh (esprit supérieur, dont l'essence est de combler), quand l'homme aura purifié son grand désir de recevoir.

Ici apparaît donc le mécanisme subtil d'équilibre des souffles par lequel l'homme peut retrouver et se réintégrer en l'image et la ressemblance (perdue lors de la Chute), c'est-à-dire rendre sa forme spirituelle adéquate à son Créateur. L'échange juste du souffle spirituel (réception-infusion) s'accomplit et s'inscrit alors librement dans le courant incessant de "Chayah" (la vie supérieure) qui mène à l'ultime objet de la navigation: le niveau de "Iechidah", l'Unité.

Plus que tout autre, l'Initié Martiniste en tant qu'Homme de Désir, dispose de moyens puissants pour conduire son navire à bon port:

- consulter sans cesse sa boussole qui lui rappelle la direction idéale du Désir essentiel;

- ne maintenir des désirs accessoires que ceux qui sont sainement indispensables à la réception des "vents porteurs" et au maintien de l'huile dans la lampe (libido, désir de recevoir le souffle de vie…);

- la connaissance de soi et de ses limites. Ici intervient la forme individuelle de chaque "vase". Ne serait-ce pas folie pour une lourde péniche de se prendre pour un fier trois-mats ? Nous sommes tous différents en "talents" et devons les exploiter en fonction de ce qu'ils sont et non de ce que nous voudrions qu'ils soient, pour éviter tout excès ou manque de vent dans les voiles… Un usage sain, personnel et éclairé de l'astrologie peut, au départ, nous aider à admettre que nous sommes un sous-marin, un canot pneumatique ou un vaisseau rapide, mais il faut savoir qu'une vie réussie ne dépend pas uniquement du véhicule et qu'il vaut mieux être un "frêle esquif" qui reconnaît ses manques (comme savait le faire si honnêtement Louis-Claude de Saint-Martin…) mais atteint "Iechidah", qu'un brillant vaisseau qui s'échoue sur les rochers. L'image et la ressemblance ne résident pas dans le monde des apparences qui, par définition, sont trompeuses !

- enfin, la connaissance des cycles, qui s'applique aussi aux nombreux voyages de "L'ESPÉRANCE". Elle partira fièrement, mais reviendra parfois remplie de doutes et meurtrie d'avaries diverses. Qu'on le veuille ou non, la force et la direction des vents varient, c'est l'expérience complète de la vie. L'âme connaît inévitablement des "fortunes de mer", plus ou moins profondes, et elle connaît ses temps de "nuits obscures", les noires putréfactions alchimiques au cours desquelles les matériaux, lentement digérés et fermentés dans l'inconscient, sont sélectivement assimilés par l'être.

Chères Soeurs et chers Frères de tous bords, bonne boussole et bon vent, puissiez-vous tous arriver à bon port !

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