Le Philosophe Inconnu,
Réflexions
Sur Les Idées De Louis-Claude De Saint-Martin,
Sommaire
Chapitre I. Sur la vie et les écrits de Saint-Martin. [3] 1
Chapitre II. Débats à l'Ecole normale entre Saint-Martin et Garat
[38] 8
Chapitre III. Essai sur les Signes et sur les Idées. [73] 15
Chapitre IV. Exposition de la théorie sociale de Saint-Martin. [103]
22
Chapitre V. [137] 29
Chapitre VI. De la Théosophie. [148] 32
Chapitre VII. Exposition du système métaphysique de Saint-Martin.
[169] 36
Chapitre VIII. Vue de la Nature ; esprit des Choses. [183] 39
Chapitre IX. L'Homme de Désir. - Le Nouvel homme. - Le Ministère
de l'Homme-Esprit. - uvres posthumes. [206] 44
Chapitre X. Un mot sur Jacob Boehm, nommé le Teutonique. [241] 57
Appendice. Extraits de la Correspondance inédite de Saint-Martin et Kirchberger.-
Pensée sur la Mort.- Voltaire jugé par Saint-Martin. [263] 68
Table des Matières 98
[I]
En publiant ce livre, je me suis proposé un double but, savoir de rendre
témoignage à des vérités impérissables que
le théosophe Saint-Martin a su venger des longues dénégations
de la philosophie incrédule ; en second lieu, de signaler aux lecteurs
trop favorablement prévenus quelques-unes des erreurs où LE PHILOSOPHE
INCONNU lui-même est tombé. Il y a un plus grand nombre d'esprits
que l'on ne pense qui se laissent éloigner des simples et fortes croyances
par l'attrait qu'exercent toujours les spiritualités déréglées
et les illusions d'un mysticisme indépendant. Je m'attends et me résigne
d'avance au reproche de n'avoir pas creusé jusques au fond des idées
que je combats. Je [II] me suis en effet borné à relever les contradictions,
les lacunes qu'elles présentent, et les dangers du principe même
dont elles émanent. Je sais qu'il y aurait encore des sceaux à
briser et d'épaisses ténèbres à sonder, mais je
suis certain que, de ce chaos patiemment débrouillé, il sortirait
peu de jour. Je ne crois pas aux lumières humaines qui se cachent, et
je tiens pour suspectes les doctrines qui affectent la profondeur et le secret.
Le peu d'énigmes que la correspondance inédite des deux théosophes
m'a permis d'interpréter, ne me laissent pas une grande estime pour celles
que le sphinx tient encore sous le voile.
[3]
Chapitre I. Sur la vie et les écrits de Saint-Martin. [3]
A l'avènement
du christianisme, la seule religion qui survécût à toutes
les autres dans le monde romain, c'était la religion du plaisir ou la
foi à la débauche. La famille et le foyer domestique n'avaient
plus leur culte ; les grands dieux, relégués au loin dans leur
béatitude et leur indifférence, laissaient à leur place
régner Epicure, c'est-à-dire l'homme lui-même avec ses passions.
De nobles urnes protestaient vainement contre la doctrine facile qui place dans
la jouissance le souverain bien ou la vertu, et les derniers sages du paganisme
s'élevèrent d'un effort désespéré contre
cette incrédulité grossière et cynique. Mais entre les
débris de ces croyances inanimées et les clartés nouvelles
voilées à [4] leurs yeux, les philosophes du Portique eurent beau
glorifier la liberté morale ; ils exaltèrent l'homme quand il
fallait lui enseigner l'humilité ; ils négligèrent la raison
du devoir et méconnurent l'instinct de l'espérance. Les néo-platoniciens
eurent une notion plus profonde et plus vraie des besoins de l'âme, mais
ils livrèrent la philosophie à toutes les superstitions du mysticisme
et de la thaumaturgie. Une immoralité effrénée avait envahi
la conscience humaine.
Quelque chose de semblable se passe en France à partir de la seconde
moitié du XVIIIe siècle. Les hautes classes de la société
professent l'épicurisme pratique de la philosophie voltairienne, et,
à leur exemple, le peuple et la bourgeoisie poursuivent ce divorce d'avec
la vérité, qui doit avoir dans la révolution française
sa consommation dernière et son expiation. On renaît de toutes
parts au paganisme, à ses murs, à sa sagesse. En présence
de ces orgies et de ces molles opinions, quelques-uns reprennent le pallium
stoïque ; l'Éloge de Marc-Aurèle obtient un succès
presque populaire. Sous le nom de tolérance, le scepticisme (mais un
scepticisme avide de ruines) détruit la foi dans les âmes, où
règne l'égoïsme sous le nom d'amour de l'humanité.
La philanthropie est la charité du déisme. Le dogme de l'indifférence
de Dieu pour les hommes implique en morale l'indifférence de l'homme
pour ses frères : c'est le moi qui s'affranchit également de Dieu
et des hommes. Cependant l'homme ne saurait demeurer dans cette fausse indépendance
; il ne tient pas dans cet égoïsme étroit et sauvage. L'une
répugne [5] à son intelligence, qui a besoin de croire ; l'autre
à son cur, qui a besoin d'aimer. Son intelligence est trop vraie
pour ne croire qu'en soi-même, et son cur est trop grand pour n'aimer
que soi-même. Si une heureuse inspiration ne le ramène aux pieds
de la vérité, il ira plutôt demander aux conceptions les
plus monstrueuses, comme aux fantaisies les plus vaines, de quoi remplir ce
vide que Dieu laisse en lui par son absence. Aussi voyons-nous à la fin
de ce siècle beaucoup d'esprits, fatigués du doute ou blasés,
incapables par eux-mêmes de revenir aux croyances saines et durables,
chercher un réveil funeste dans les pratiques de rites abominables ou
honteux. Mesmer et Cagliostro exploitent la crédulité d'une époque
incrédule. Les uns poursuivent la satisfaction d'une inépuisable
curiosité dans la recherche du grand uvre ; d'autres se flattent
de pénétrer au plus intime de notre nature pour y surprendre le
mystère de l'âme et dominer sur la volonté : ils empruntent
à un sommeil néfaste des révélations étrangères
à la science. D'autres enfin, combinant le néo-platonisme alexandrin
avec les spéculations de la kabbale et de la gnose, et accommodant le
christianisme à cet informe mélange de doctrines, prétendent
s'élever jusqu'à converser avec Dieu, non plus par la foi, mais
par la connaissance ; non plus par l'abaissement volontaire de l'esprit et du
cur, mais par l'intuition particulière ou la notion vive ; non
plus par l'humble acceptation des mystères, mais par le raffinement d'une
science ténébreuse, par les rites occultes de la magie et de la
théurgie renfermés dans l'enceinte des loges maçonniques.
[6] Un juif portugais conduit par la kabbale au christianisme , Martinez de
Pasqualis, avait fondé un système de théosophie et de magie
qui se rattachait, même par une sorte de filiation historique, à
la kabbale et au néo-platonisme. Dès 1754, il avait introduit
un rite kabbalistique d'élus, appelés COHENS ou PRETRES, dans
plusieurs loges de France, à Marseille, à Toulouse, à Bordeaux.
Il ralliait à sa doctrine ces intelligences égarées, flottantes
entre la philosophie d'alors et la religion, également incapables de
douter et de croire : âmes malades que le sourire de Voltaire avait blessées,
et à qui le pain des forts, qui est surtout celui des humbles, ne pouvaient
suffire ? Au nombre des disciples de Martinez était un jeune officier
au régiment de Foix, qui cependant n'accordait à cet enseignement
qu'une adhésion imparfaite. Il avait vingt-trois ans, et toutefois il
ne se laissait guère séduire par ces voies extérieures
qu'il ne regardait que comme les préludes de notre uvre. Il préférait
déjà la voie intérieure et secrète ; et, comme lui-même
le raconte, au milieu de ces choses si attrayantes, au milieu des moyens, des
formules et des préparatifs de tous genres auxquels on le livrait, il
lui arriva plusieurs fois de dire au maître : " Comment, maître,
il faut tout cela pour prier le bon Dieu ? " Et le maître répondait
: " Il faut bien se contenter de ce que l'on a. "
Le philosophe inconnu ne s'est pas assez souvenu de cette question simple et
profonde du jeune officier.
Louis-Claude de Saint-Martin (car c'est de lui dont il [7] s'agit) était
né d'une famille noble, le 18 janvier 1743, à Amboise, en Touraine,
à quelques lieues de la patrie de Descartes, qui n'a pas été
sans influence sur lui, et non loin du berceau de Rabelais, qu'il semble vouloir
rappeler dans le poème bizarre du Crocodile.
Quoiqu'il ait beaucoup parlé de lui ; on n'a presque aucun détail
sur sa famille, sur les circonstances privées de son enfance et de sa
jeunesse. C'est moins sa vie dans le temps et avec les hommes, que sa vie intérieure
et avec lui-même, dont il aime à s'entretenir.
Il a écrit ces belles paroles :
" Le respect filial a été, dans mon enfance, un sentiment
sacré pour moi. J'ai approfondi ce sentiment dans mon âge avancé,
et il n'a fait que se fortifier par là: Aussi, je le dis hautement, quelque
souffrance que nous éprouvions de la part de nos père et mère,
songeons que sans eux nous n'aurions pas le pouvoir de les subir et de les souffrir,
et alors nous verrons s'anéantir pour nous le droit de nous en plaindre
; songeons enfin que sans eux nous n'aurions pas le bonheur d'être admis
à discerner le juste de l'injuste ; et, si nous avons occasion d'exercer
à leur égard ce discernement, demeurons toujours dans le respect
avec eux pour le beau présent que nous avons reçu par leur organe
et qui nous a rendu leur juge. Si même nous savons que leur être
essentiel est dans la disette et dans le danger, prions instamment le souverain
Maître de leur donner la vie spirituelle en récompense de la vie
temporelle qu'ils nous ont donnée . "
Il gardait de sa belle-mère un tendre souvenir ; mais le témoignage
qu'il lui rend, dicté par une vive reconnaissance, nous laisse entrevoir,
sous le voile un peu mystique du langage, que cette affection n'était
pas sans inquiétude et sans contrainte.
" J'ai une belle-mère, disait-il, à qui je dois peut-être
tout mon bonheur, puisque c'est elle qui m'a donné les premiers éléments
de cette éducation douce, attentive et pieuse, qui m'a fait aimer de
Dieu et des hommes. Je me rappelle d'avoir senti en sa présence une grande
circoncision intérieure qui m'a été fort instructive et
fort salutaire. Ma pensée était libre auprès d'elle et
l'eût toujours été, si nous n'avions eu que nous pour témoins
; mais il y en avait dont nous étions obligés de nous cacher comme
si nous avions voulu faire du mal . "
Au collège de Pont-Levoy, où il fut envoyé vers l'âge
de dix ans, il lut le beau livre d'Abbadie : l'Art de se connaître soi-même,
et cette lecture paraît avoir décidé de sa vocation pour
les choses spirituelles. Cependant, ses études terminées, il lui
fallut suivre un cours de droit, et, cédant au désir de son père,
il se fit recevoir avocat du roi au siége présidial de Tours.
Mais les fonctions assidues de la magistrature ne pouvaient retenir cette intelligence
méditative et profonde, plus capable de remonter aux sources mêmes
du droit que de s'astreindre à la lettre de la jurisprudence. Il renonça
bientôt à la magistrature pour embrasser la profession des armes,
et ce ne fut pas l'instinct [9] militaire qui lui fit prendre l'épée
; car " il abhorrait la guerre, " quoiqu'il " adorât la
mort ; " mais il trouvait dans les loisirs d'une garnison cette espèce
d'indépendance que le barreau ne laisse ordinairement ni à l'esprit
ni aux habitudes.
Ce fut à Bordeaux que, affilié avec plusieurs officiers du régiment
de Foix à l'une des sociétés fondées par Martinez
Pasqualis, il suivit les leçons de ce maître, en qui il reconnaissait
" des vertus très-actives, " mais dont il s'éloigna
depuis pour se donner tout entier au fameux cordonnier de Gorlitz, Jacob Boehm,
le prince des théosophes allemands. " Excepté mon premier
éducateur Martinez Pasqualis, disait-il, et mon second éducateur
Jacob Boehm, mort il y a cent cinquante ans, je n'ai vu sur la terre que des
gens qui voulaient être maîtres et qui n'étaient pas même
en état d'être disciples . "
Martinez, selon le témoignage de Saint-Martin, avait la clef active des
spéculations théosophiques de Boehm. Il professait l'erreur d'Origène
sur la résipiscence de l'être pervers à laquelle le premier
homme aurait été chargé de travailler. Cette idée
paraît à Saint-Martin digne du plan universel, mais il prétend
n'avoir à cet égard aucune démonstration positive, excepté
par l'intelligence. " Quant à Sophie et au Roi du Monde, dit-il
encore, Martinez Pasqualis ne nous a rien dévoilé sur cela, et
nous a laissé dans les notions ordinaires de Marie et du démon.
Mais je n'assurerai pas pour cela [10] qu'il n'en eût pas la connaissance.
" On voit reparaître dans ces obscurs et téméraires
enseignements cette distinction entre la doctrine livrée au vulgaire
et celle dont le sanctuaire ne s'ouvre que pour un petit nombre d'initiés,
cette doctrine ésotérique qui n'est que le système des
castes intellectuelles ; et dont le christianisme a horreur.
Martinez Pasqualis était venu à Paris en 1708 ; et pendant les
dix années de son séjour en cette ville, il se fit de nombreux
prosélytes ; qui ; vers 1775, formèrent une secte connue sous
le nom de Martinistes, et très répandue dans l'Allemagne et dans
le Nord. Saint-Martin venait de publier à Lyon son livre des Erreurs
et de la Vérité, et cet cette circonstance a pu concourir avec
la similitude du nom à faire passer le disciple pour le fondateur de
l'école. Après le départ de Martinez, mort en 1779 au Port-au-Prince,
l'école se fondit à Paris dans la Société des Grands
Profès et dans celle des Philalèthes. Invité en 1784 à
cette dernière réunion, où il ne s'agissait en apparence
que de combiner les doctrines de Martinez et de Swedenborg, Saint-Martin refusa
de s'y rendre. Il dédaignait la recherche du grand uvre et les
opérations de la franc-maçonnerie , ou plutôt, selon toute
probabilité, il [11] refusait de s'associer à ces ténébreuses
menées qui creusaient l'abîme où la religion, la monarchie,
la société tout entière allaient périr.
Les manifestations sensibles lui révélaient, dans la doctrine
de Martinez, une science des esprits, dans la doctrine de Swedenborg une science
des âmes , les phénomènes du magnétisme somnambulique
appartenaient ; suivant lui, à un ordre inférieur, mais il y croyait.
Cherchant dans une conférence avec Bailly à convaincre ce savant
de l'existence d'un pouvoir magnétique où l'on ne pouvait soupçonner
la complicité du malade, il signala plusieurs opérations faites
sur des chevaux que l'on traitait à Charenton par le magnétisme.
" Que savez-vous, dit l'illustre membre des trois académies, si
les chevaux ne pensent pas ? - Monsieur, lui répondit Saint-Martin, vous
êtes bien avancé pour votre âge. "
Dans cette même année 1781, il rédigea un [12] mémoire
sur cette question proposée par l'Académie de Berlin : "
Quelle est la meilleure manière de rappeler à la raison les nations,
tant sauvages que policées, qui sont livrées aux erreurs et aux
superstitions de tout genre ? " L'intention de cette niaiserie philosophique
est évidente. C'était le temps où les Nicolaïtes ou
illuminants, Aufklärer, précurseurs immédiats de Weishaupt
et des illuminés, comparaient hautement le divin Maître au célèbre
Bouddha tartare, le Talé-lama [Dalaï-Lama]. Saint-Martin entreprit
de démontrer que la solution demandée était impossible
par les seuls moyens humains : ce n'était pas la réponse que voulait
l'Académie, et la question ayant été remise au concours
pour l'année suivante, un pasteur de l'Église française,
nommé Avillon, obtint le prix en donnant au problème une solution
platonicienne . La thèse qu'il avait soutenue en face de l'Académie
de Berlin, Saint-Martin la développa quatorze ans plus tard dans ses
" Réflexions d'un observateur sur la question proposée par
l'Institut (de France) : Quelles sont les institutions les plus propres à
fonder la morale d'un peuple ? " (An VI, 1798.)
Je reviendrai sur ce sujet.
C'est à peu près vers cette époque de sa vie que, pendant
un séjour qu'il fit à Strasbourg, il dut à l'une de ses
amies, madame Boecklin, de connaître les écrits du célèbre
Jacob Boehm. Il avait déjà dépassé les [13] dernières
limites de la jeunesse, et cependant il se mit avec ardeur à l'étude
de la langue allemande, afin d'entendre les ouvrages de ce théosophe
qu'il regarda toujours depuis " comme la plus grande lumière humaine
qui eût paru." Cette admiration exaltée jusqu'au fanatisme
lui inspirait ces paroles bizarres :
" Ce ne sont pas mes ouvrages qui me font le plus gémir sur cette
insouciance générale ; ce sont ceux d'un homme dont je ne suis
pas digne de dénouer les cordons de ses souliers, mon chérissime
Boehm. Il faut que l'homme soit entièrement devenu roc ou démon
pour n'avoir pas profité plus qu'il n'a fait de ce trésor envoyé
au monde il y a cent quatre-vingts ans . "
Dans un voyage qu'il fit en Angleterre en 1787, il se lia avec l'ambassadeur
Barthélemy et connut William Law, éditeur d'une version anglaise
et d'un précis des livres de Jacob Boehm. Il y vit un vieillard nommé
Best, qui avait la propriété de citer à chacun très
à propos des passages de l'Écriture. " En me voyant (c'est
Saint-Martin qui parle), il commença par dire de moi : Il a jeté
le monde derrière lui. Ce qui me fit plaisir. Ensuite il me cita le troisième
verset de Jérémie, chap. 33 : Clamor ad me et exaudiant te, et
docebo te grandia et ferma quce nescis : Criez vers moi, et je vous enseignerai
des choses grandes et sûres que vous ne savez pas. Cela me fit aussi beaucoup
de plaisir ; mais ce qui m'en fit davantage, c'est que cela se vérifia
dans la quinzaine ." En 1788, il alla visiter Rome et l'Italie avec le
prince Alexis Galitzin, qui disait à M. de Fortia d'Urban : [14] : "
Je ne suis véritablement un homme que depuis que j'ai connu M. de Saint-Martin.
" Il vit l'Allemagne et la Suisse: Il voyageait plutôt en sage qu'en
artiste ou en poète. " Je n'ai jamais goûté bien longtemps,
disait-il, les beautés que la terre offre à nos yeux ; le spectacle
des champs, les paysages. Mon esprit s'élevait bientôt au modèle
dont ces objets nous peignent les richesses ou les perfections. "
A son retour ; quoique retiré du service, il fut fait chevalier de Saint-Louis.
Ses recherches sur la science des nombres amenèrent entre Lalande et
lui une liaison passagère. Le théosophe qui voyait Dieu partout
pouvait-il s'accorder longtemps avec le géomètre qui éliminait
Dieu de partout ?
Le Maréchal de Richelieu voulait le mettre en rapport avec Voltaire qui
mourut dans la quinzaine . Il aurait eu plus d'agrément, il le croyait
du moins et plus de succès auprès de Rousseau ; mais il ne le
vit jamais.
" Rousseau ; dit-il ; était meilleur que moi
Il tendait au
bien par le cur ; j'y tendais par l'esprit, les lumières et les
connaissances. Je laisse cependant hommes de l'intelligence à discerner
ce que j'appelle les vraies lumières et les vraies connaissances ; et
à ne pas les confondre avec les sciences humaines, qui ne font que des
ignorants et des orgueilleux . "
[15] Les charmes de la bonne compagnie, suivant un de ses biographes ; lui faisaient
imaginer ce que pouvait valoir une réunion plus parfaite dans ses rapports
intimes avec son principe. C'est à cet ordre de pensées qu'il
ramenait ses liaisons habituelles avec les personnes du rang le plus élevé
; telles que le duc d'Orléans, le maréchal de Richelieu, la duchesse
de Bourbon, la marquise de Lusignan, etc. Ce fut en partie chez cette dernière,
au Luxembourg, qu'il écrivit le Tableau naturel.
Il dicta l'Ecce Homo à l'intention d'une " amie de cur, "
la duchesse de Bourbon, princesse dont la destinée fut tant à
plaindre ; femme séparée du dernier prince de Condé et
mère du dernier duc d'Enghien, persécutée, chassée
par la révolution qu'elle avait acceptée ; et dans les ennuis
de l'exil réduite à demander au meurtrier de son fils la faveur
de revoir la France .
[16] Revenue depuis de ses erreurs mystiques à la pratique simple de
la religion, elle se laissait alors entraîner au merveilleux de l'ordre
inférieur, comme le somnambulisme et les prophéties d'une visionnaire,
Suzanne Labrousse, dont l'ex-chartreux dom Gerle et l'évêque constitutionnel
Pontard étaient les ardents prosélytes.
" A moins que la Clef divine n'ouvre elle-même l'âme de l'homme,
dit Saint-Martin dans cet ouvrage, dès l'instant qu'elle sera ouverte
par une autre clef, elle va se trouver au milieu de quelques-unes de ces régions
(d'illusion ou de lumière douteuse), et elle peut involontairement nous
en transmettre le langage. Alors, quelque extraordinaire que nous paraisse ce
langage, il se peut qu'il n'en soit pas moins un langage faux et trompeur ;
bien plus, il peut être un langage vrai sans que ce soit la Vérité
qui le prononce, et, par conséquent, sans que les fruits en soient véritablement
profitables . "
Saint-Martin pensait sans doute à son illustre amie, quand il laissait
échapper de son cur ces paroles touchantes :
" J'ai par le monde une amie comme il n'y en a point. Je ne connais qu'elle
avec qui mon âme puisse s'épancher tout à son aise et s'entretenir
sur les grands [17] objets qui m'occupent... Nous sommes séparés
par les circonstances. Mon Dieu, qui connaissez le besoin que j'ai d'elle, faites-lui
parvenir mes pensées et faites-moi parvenir les siennes, et abrégez,
s'il est possible, le temps de notre séparation . "
Il disait encore
" Il y a eu deux êtres dans ce monde en présence desquels
Dieu m'a aimé. Aussi, quoique l'un d'eux fut une femme (ma B.), j'ai
pu les aimer tous deux aussi purement que j'aime Dieu, et, par conséquent,
les aimer en présence de Dieu, et il n'y a que de cette manière
que l'on doive s'aimer si l'on veut que les amitiés soient durables .
"
Le saint pénitent de Tagaste, s'accusant de la trop vive douleur qu'il
a ressentie de la perte d'un ami, s'écrie d'un accent plus pieux et plus
sûr " Heureux qui vous aime, ô Dieu ! et son ami en vous, et
son ennemi pour vous ! Celui- là seul ne perd aucun être cher,
à qui tous sont chers en celui qui ne se perd jamais ! "
La révolution française survint. Saint-Martin fut du petit nombre
des hommes éminents qui eurent l'intelligence de ce grand événement.
Supérieur aux passions politiques, il l'accepta avec cette religieuse
épouvante que répand dans les âmes recueillies la vue des
justices divines. Il ne perdit pas son temps à maudire ce [18] terrible
passage de notre histoire ; le premier il le jugea. Vers le temps où
il publia sa Lettre à un ami sur la révolution, publication antérieure
aux célèbres Considérations du comte de Maistre, il écrivait
ces paroles remarquables :
"La France a été visitée la première, et elle
l'a été très sévèrement, parce qu'elle a
été très coupable. Ceux des pays qui ne valent pas mieux
qu'elle, ne seront pas épargnés quand le temps de leur visite
sera arrivé. Je crois plus que jamais que Babel sera poursuivie et renversée
progressivement dans tout le globe ; ce qui n'empêchera pas qu'elle ne
pousse ensuite de nouveaux rejetons qui seront déracinés au jugement
final . "
Ma mémoire ne me rappelle rien dans ses écrits imprimés
qui fasse une allusion précise aux mémorables événements
de cette époque, si ce n'est peut-être cette pensée que
je lis dans ses uvres posthumes :
" Une des choses qui m'a le plus frappé dans les récits qui
m'ont été faits de la conduite de Louis XVI lors de son procès,
a été de ce qu'il aurait été tenté, comme
roi, de ne pas répondre à ses juges, qu'il ne [19] reconnaissait
pas pour tels, mais de ce qu'il oublia sa propre gloire, disant que l'on ne
pourrait pas savoir ce que ses réponses pourraient produire et qu'il
ne fallait pas refuser à son peuple la moindre des occasions qui pourraient
l'empêcher de commettre un grand crime. J'ai trouvé beaucoup de
vertu dans cette réponse . "
Au moment même où " le torrent de la révolution roulait
en flots de sang, à la lueur des incendies, au bruit de la guerre, "
Saint-Martin ; retiré à Amboise pour rendre à son vieux
père les derniers soins et les derniers devoirs, entretenait une correspondance
suivie sur les plus hautes questions de la métaphysique et de la théosophie
avec le baron suisse Kirchberger de Liebisdorf, membre du conseil souverain
de la république de Berne.
Singulier contraste entre le bruit épouvantable que fait tout ce siècle
qui croule et ce paisible dialogue sur les mystères de l'âme, sur
les mystères des nombres ; sur toutes les questions relatives à
l'infini et à l'ordre futur ! Ce contraste est surtout remarquable dans
une lettre datée du 25 août 1792, où ; racontant en quelques
mots la sanglante journée du 10 :
" Les rues, dit-il, qui bordent l'hôtel où je loge étaient
un champ de bataille ; l'hôtel lui-même était un hôpital
où l'on apportait les blessés ; et en outre il était menacé
à tout moment d'invasion et de pillage [20] (l'hôtel de la duchesse
de Bourbon). Au milieu de tout cela, il me fallait, au péril de ma vie,
aller voir et soigner ma sur à demi lieue de chez moi... "
Il ajoute presque aussitôt :
" Je suis dans une maison où madame Guyon est très en vogue.
On vient de m'en faire lire quelque chose. J'ai éprouvé à
cette lecture combien l'inspiration féminine est faible et vague en comparaison
de l'inspiration masculine. Dans Boehm je trouve un aplomb d'une solidité
inébranlable ; j'y trouve une profondeur, une élévation,
une nourriture si pleine et si soutenue que je vous avoue que je croirais perdre
mon temps que de chercher ailleurs ; aussi j'ai laissé là les
autres lectures. "
Ces paroles étaient en même temps une petite leçon adressée
à Kirchberger, qui, lui, cherchait ailleurs, qui cherchait partout, et
dont la curiosité s'étendait à des objets dont Saint-Martin
faisait fort peu de cas.
"La maçonnerie dont vous me parlez, lui écrivait-il en 1794,
je ne la connais point et ne puis vous en rendre aucun compte. Vous savez mon
goût pour les choses simples, et combien ce goût se fortifie en
moi par mes lectures favorites. Ainsi tout ce qui tient encore à ce que
je dois appeler la chapelle, s'éloigne chaque jour de ma pensée...
Quant aux ouvrages de Swedenborg, mon opinion est imprimée dans l'Homme
de désir... Je vous avoue qu'après de semblables richesses qui
vous sont ouvertes (les uvres de Jacob Boehm), et dont vous pouvez jouir
à votre aise à cause de votre langue et de tous les avantages
terrestres que la paix politique vous procure, je souffre quelquefois de vous
[21] voir me consulter sur des loges et sur d'autres bagatelles de ce genre,
moi qui, dans les situations pénibles en tous sens où je me trouve,
aurais besoin qu'on me portât sans cesse vers ce pays natal où
tous mes désirs et mes besoins me rappellent, mais où mes forces
rassemblées tout entières sont à peine suffisantes pour
me fixer par intervalle, vu l'isolement absolu où je vis ici sur ces
objets. Je me regarde comme le Robinson Crusoé de la spiritualité,
et, quand je vous vois me faire des questions dans ces circonstances, il me
semble voir un fermier général de notre ancien régime,
bien gros et bien gras, allant consulter l'autre Robinson sur le chapitre des
subsistances ; je dois vous dire ce qu'il lui répondrait : " Monsieur,
vous êtes dans l'abondance et moi dans la misère ; faites-moi plutôt
part de votre opulence. "
Le moment d'ailleurs n'était pas favorable aux idées mystiques.
La théosophie même devenait suspecte. La prétendue conjuration
de Catherine Théos, la mère de Dieu, et les folles prédications
auxquelles l'ex-chartreux dom Gerle se livrait dans l'hôtel même
de la duchesse de Bourbon, appelèrent l'attention du gouvernement révolutionnaire
sur l'innocente correspondance du philosophe inconnu avec le baron de Liebisdorf.
Dans la lettre que je viens de citer, Saint-Martin invoque à l'appui
de ses réflexions des avertissements d'une autre nature.
" Dans ce moment-ci, ajoute-t-il, il est peu prudent de s'étendre
sur ces matières. Les papiers publics auront pu vous instruire des extravagances
spirituelles que des fous et des imbéciles viennent d'exposer aux [22]
yeux de notre justice révolutionnaire. Ces imprudentes ignorances gâtent
le métier, et les hommes les plus posés dans cette affaire-ci
doivent eux-mêmes s'attendre à tout ; c'est ce que je fais, parce
que je ne doute pas que tout n'ait la même couleur pour ceux qui sont
préposés pour juger de ces choses, et qui n'ont pas les notions
essentielles pour en faire le départ. Mais en même temps que je
prévois tout, je suis bien loin de me plaindre de rien. Le cercle de
ma vie est tellement rempli et d'une manière si délicieuse, que,
s'il plaisait à la Providence de le fermer dans ce moment, de quelque
façon que ce fût, je n'aurais encore qu'à la remercier.
Néanmoins, comme on est comptable de ses actions, faisons-en le moins
que nous pourrons, et ne parlons de tout ceci dans nos lettres que succinctement.
"
Dès le 21 mai de l'année précédente, il écrivait
à son ami :
" Celle de vos lettres qui a été accidentellement retardée
est du 5 avril. Votre dernière, du 14 mai, a été aussi
retenue au comité de sûreté générale à
Paris, d'où elle m'a été renvoyée avec un cachet
rouge par-dessus votre cachet noir. Vous voyez combien il est important de ne
nous occuper que des choses qui ne sont pas de ce monde. "
Mais l'autre monde n'était plus même un asile sûr pour les
méditations de la pensée suspecte. La police révolutionnaire
ne comprenait pas que l'on pût se réfugier là de bonne foi
et sans une arrière-pensée de [23] contre-révolution. Saint-Martin
avait cependant donné des preuves suffisantes de son désintéressement
politique. Quoique noble, il n'avait pas émigré ; chevalier de
Saint-Louis, il avait fait son service dans la milice bourgeoise et monté
la garde au Temple, prison et tombeau de Louis XVII ; trois ans auparavant,
son nom était inscrit sur la liste des candidats proposés par
l'Assemblée nationale pour le choix d'un gouverneur de ce jeune prince.
Ces gages de soumission donnés à la République ne purent
le mettre à l'abri d'un mandat d'arrêt, sous la prévention
de complicité dans l'affaire de Catherine Théos. Fort heureusement
le 9 thermidor vint le soustraire au jugement du sanguinaire tribunal. Car il
faut bien reconnaître à ce sauvage régime le mérite
d'une activité rare ; il n'a laissé passer aucune tête éminente
sans la persécuter, l'outrager ou l'abattre !
En méditant sur ces faits étranges et si pleins d'enseignements,
Saint-Martin disait encore :
" Je crois voir l'Évangile se prêcher aujourd'hui par la force
et l'autorité de l'esprit, puisque les hommes ne l'ont pas voulu écouter
lorsqu'il le leur a prêché dans la douceur, et que les prêtres
ne nous l'avaient prêché que dans leur hypocrisie. Or, si l'esprit
prêche, il le fait dans la vérité, et ramènera, sans
doute l'homme égaré à ce terme évangélique
où nous ne sommes plus absolument rien et où Dieu est tout. Mais
le passage de nos ignorances, de nos souillures et de nos impunités à
ce terme ne peut être doux. Ainsi je tâche de me tenir prêt
à tout. C'est ce que nous devrions faire, même quand les hommes
nous laisseraient la paix ; à plus forte raison quand ils joignent leurs
mouvements [24] à ceux qui agitent naturellement tout l'univers depuis
le crime de l'homme. Notre royaume n'est pas de ce monde ; voilà ce que
nous devrions nous dire à tous les moments et exclusivement à
toute autre chose sans exception, et voilà cependant ce que nous ne nous
disons jamais, excepté du bout des lèvres. Or, la vérité
qui a annoncé cette parole ne peut permettre que ce soit une parole vaine,
et elle rompt elle-même les entraves qui nous lient de toutes parts à
cette illusion apparente, afin de nous rendre à la liberté et
au sentiment de notre vie réelle. Notre révolution actuelle que
je considère sous ce rapport, me paraît un des sermons les plus
expressifs qui aient été prêchés en ce monde. Prions
pour que les hommes en profitent. Je ne prie point pour n'être pas compris
au nombre de ceux qui doivent y servir de signe à la justice ; je prie,
pour ne jamais oublier l'Évangile, tel que l'esprit veut le faire concevoir
à nos curs, et, quelque part où je sois, je serai heureux,
puisque j'y serai avec l'esprit de vérité. "
Vers la fin de l'année 1794, il dut revenir à Paris dont il était
expulsé comme noble par le décret du 27 germinal an II. Voici
quelles circonstances le rappelaient.
L'échafaud de Robespierre venait de rendre la liberté à
la France. La terreur, fatiguée de crimes, commençait à
défaillir. Mais sur ce sol si profondément remué tout n'était
plus que sang et décombres. La dispersion du clergé, l'abolition
des ordres religieux et des [25] corporations enseignantes, enveloppés
dans la ruine de l'ancien gouvernement, laissaient la France à ses profondes
ténèbres. L'impiété elle-même en fut épouvantée
: Impia æternam timuerunt secula noctem. Elle eut peur de la nuit qu'elle
avait faite et de l'état sauvage dans lequel grandissaient les générations
nouvelles. Il s'agissait donc de ranimer " le flambeau des sciences prêt
à s'éteindre ; " il s'agissait de " garantir la génération
suivante des funestes effets du vandalisme. " " A la vue des ruines
sur lesquelles l'ignorance et la barbarie établissaient leur empire,
" il fallait bien reconnaître que l'instruction était le premier
mobile de la félicité publique . Mais il ne s'agissait pas seulement
de répandre l'instruction, il fallait former des instituteurs ; tel était
le but des écoles normales.
" Dans ces écoles, disait le rapporteur du projet, Lakanal, ce n'est
pas les sciences que l'on enseignera, mais l'art de les enseigner. Au sortir
de ces écoles les disciples ne devront pas être seulement des hommes
instruits, mais des hommes capables d'instruire. Pour la première fois
sur la terre, la nature, la vérité, la raison et la philosophie
vont donc avoir aussi un séminaire. "
[26] Puis il ajoute :
" Aussitôt que seront termines, à Paris, ces cours de l'art
d'enseigner les connaissances humaines, la jeunesse savante et philosophe qui
aura reçu ces grandes leçons ira les répéter à
son tour dans toutes les parties de la République d'où elle aura
été appelée... Cette source de lumière si pure,
si abondante, puisqu'elle partira des premiers hommes de la République
en tout genre, épanchée de réservoir en réservoir,
se répandra d'espace en espace dans toute la France, sans rien perdre
de sa pureté dans son cours. Aux Pyrénées et aux Alpes
l'art d'enseigner sera le même qu'à Paris, et cet art sera celui
de la nature et du génie... La raison humaine, cultivée partout
avec une industrie également éclairée, produira partout
les mêmes résultats, et ces résultats seront la recréation
de l'entendement humain chez un peuple qui va devenir l'exemple et le modèle
du monde. "
Ainsi, pour que la nation française devînt incontinent l'exemple
et le modèle du monde, il ne fallait rien moins que recréer l'entendement
humain.
[27] Telle était donc la manie de ce siècle terrible ; détruire,
que dis-je détruire ? anéantir les ruines mêmes, afin de
créer ex nihilo, afin de créer comme Dieu, sans Dieu ! Aussi les
hommes de ce temps n'ont-ils été puissants qu'à l'uvre
de destruction. Pour détruire ; l'homme suffit ; mais pour rétablir
et fonder, Dieu ne. permet pas qu'on se passe de lui.
Saint-Martin fut choisi comme élève à l'École normale
par le district d'Amboise, mais obligé de remplir certaines formalités,
vu sa tache nobiliaire qui lui interdisait le séjour de Paris jusqu'à
la paix. Voici comme il envisageait d'abord cette mission inattendue.
" Elle peut,
disait-il, me contrarier sous certains rapports ; elle va me courber l'esprit
sur les simples instructions du premier âge: Elle va aussi me jeter dans
la parole externe ; moi qui n'en voudrais plus entendre ni proférer d'autre
que la parole interne. Mais elle me présente aussi un aspect moins repoussant
: c'est celui de croire que tout est lié dans notre grande révolution
; où je suis payé pour voir la main de la Providence. Alors ;
il n'y a plus rien de petit pour moi, et ne serais-je qu'un grain de sable dans
l'édifice que Dieu prépare aux nations je ne dois pas résister
quand on m'appelle ; car je ne suis que passif dans tout cela... Le principal
motif de mon acceptation est de penser qu'avec l'aide de Dieu je puis espérer
; par ma présence et mes prières, d'arrêter une partie des
obstacles que l'ennemi de tout bien ne manquera pas de semer dans cette grande
carrière qui va s'ouvrir et d'où peut dépendre le bonheur
de tant de générations... Et, quand je ne détournerais
qu'une goutte du poison que [28] cet ennemi cherchera à jeter sur la
racine même de cet arbre qui doit couvrir de son ombre tout mon pays,
je me croirais coupable de reculer. "
Il arriva à Paris dans les premiers jours de janvier 1795 ; mais l'ouverture
des conférences fut retardée. Le projet n'était pas mûr
; il s'éloignait déjà du but simple de son institution.
" Je gèle ici faute de bois, écrivait-il à Kirchberger,
au lieu que dans ma petite campagne je ne manquais de rien. Mais il ne faut
pas regarder à ces choses-là ; faisons-nous esprit, il ne nous
manquera rien ; car il n'y a point d'esprit sans parole, et point de parole
sans puissance. "
Les conférences ne tardèrent pas à justifier toutes ses
prévisions, et quelles difficultés les principes spiritualistes
trouveraient à se faire entendre en présence de ces chaires et
de cet auditoire incrédules.
" Quant à nos écoles normales, écrit-il encore, ce
n'est encore que le spiritus mundi tout pur, et je vois bien qui est celui qui
se cache sous ce manteau. Je ferai tout ce que les circonstances me permettront
pour remplir le seul objet que j'aie eu en acceptant ; mais ces circonstances
sont vaines et peu favorables. C'est beaucoup si, dans un mois, je puis parler
cinq ou six minutes, et cela devant deux mille personnes à qui il faudrait
auparavant refaire les oreilles . "
Il trouva cependant une occasion éclatante de rompre en visière
à l'esprit du siècle et de proclamer hardiment ses propres principes.
" J'ai jeté une pierre [29] dans le front d'un des Goliath de notre
École normale ; les rieurs n'ont pas été pour lui, tout
professeur qu'il est. " Mais il n'eut pas le loisir de poursuivre à
son gré cette piquante controverse avec le professeur Garat. Les écoles
normales furent dissoutes le 30 floréal de cette même année,
mesure qu'il regarda dès lors comme un événement heureux.
Ces écoles n'avaient d'autre but que de continuer l'uvre des philosophes
et de perpétuer le système d'impiété qu'ils avaient,
disait-il, " assez provigné en France depuis soixante ans. "
Et il ajoutait :
" Je regarde comme un effet de la Providence que ces écoles-là
soient détruites. Ne croyez pas que notre révolution française
soit une chose indifférente sur la terre : je la regarde comme la révolution
du genre humain... C'est une miniature du jugement dernier, mais qui doit en
offrir toutes les traces, à cela près que les choses ne doivent
s'y passer que successivement, au lieu qu'à la fin tout s'opérera
instantanément. "
De retour dans son département, Saint-Martin fut membre des premières
réunions électorales ; mais sa vie publique devait se borner à
son passage à l'École normale et à son démêlé
avec le professeur d'analyse de l'entendement humain : il ne fit jamais partie
d'aucune assemblée politique. Il poursuivit son active correspondance
avec le baron de Liebisdorf. Les deux amis, qui ne devaient point se voir en
ce monde, s'envoyèrent mutuellement leur portrait. Le discrédit
[30] des assignats ayant réduit Saint-Martin à une extrême
détresse, Kirchberger lui fit passer dix louis d'or. Le premier mouvement
de Saint-Martin fut de les renvoyer sur-le-champ ; un second le retint. La fierté
de Rousseau lui eût paru plus dans la mesure, si elle eût été
fondée sur la haute foi évangélique qui donne et crée
les moyens de ne connaître aucun besoin. " Mais., dit-il, quoique
sa ferme philosophie me paraisse toujours très estimable sans s'élever
à ce point, elle ne m'a pas paru assez conséquente ; car s'il
prêche tant l'exercice des vertus et de la bienfaisance, il faut donc
aussi leur laisser un libre cours quand elles se présentent. " Saint-Martin
reçut les dix louis, et, à son tour, il put offrir plus tard à
Kirchberger) dont la maison de Morat fut pillée par les Français,
plusieurs pièces d'argenterie:qui lui restaient.
Les dernières années de sa vie s'écoulèrent en silence
dans des relations studieuses avec des amis. Il tenait un journal de ses liaisons,
et regardait comme des acquisitions précieuses celle qu'il ajoutait aux
précédentes :
" Il y a plusieurs probabilités, disait-il, que ma destinée
a été de me faire des rentes en âmes, Si Dieu permet que
cette destinée-là s'accomplisse, je ne me plaindrai pas de ma
fortune, car cette richesse-là en vaut bien d'autres. "
Il était homme de bien et charitable: On lit dans les Archives littéraires
de l'année 1804 une conversation sur les spectacles entre M. de Gérando
et le philosophe [31] inconnu: De Gérando lui demandait un jour pourquoi
il n'allait plus au théâtre : était-ce rigidité de
principes, ou défaut de loisir ? Après un peu d'hésitation
; Saint-Martin lui répondit :
" Rien n'est plus simple. Je suis souvent parti de chez moi pour aller
au théâtre. Chemin faisant ; je doublais le pas ; j'éprouvais
une vive agitation par une jouissance anticipée du plaisir que j'allais
goûter: Bientôt, cependant ; je m'interrogeais moi-même sur
la nature des impressions dont je me sentais si puissamment dominé: Je
puis vous le dire :je ne trouvais en moi que l'attente de ce transport enivrant
qui m'avait saisi autrefois lorsque les plus sublimes sentiments de la vertu,
exprimés dans la langue de Corneille et de Racine, excitaient les applaudissements
universels. Alors une réflexion me venait incontinent : Je vais payer,
me disais-je, le plaisir d'admirer une simple image ou plutôt une ombre
de la Vertu !.. Eh bien ! avec la même somme je puis atteindre à
la réalité de cette image ; je peux faire une bonne action au
lieu de la voir retracée dans une représentation fugitive. Je
n'ai jamais résisté à cette idée ; je suis monté
chez quelques malheureux que je connaissais ; j'y ai laissé la valeur
de mon billet de parterre ; j'ai goûté tout ce que je me promettais
au spectacle, bien plus encore, et je suis rentré chez moi sans regrets.
"
D'une constitution frêle et n'ayant reçu de corps qu'un projet
, à peine sur le seuil de la vieillesse, il eut l'avertissement de l'ennemi
physique qui avait enlevé [32] son père. Il pressentit sa fin
et la vit s'approcher avec une vive espérance. La mort, qui attriste
la nature, n'était à ses yeux que le signal du départ ardemment
désiré.
" La mort, disait-il, est-ce qu'il y en a encore ? Est-ce qu'elle n'a pas
été détruite ?... La mort ! Est-ce la mort corporelle que
le sage compterait pour quelque chose ? Cette mort n'est qu'un acte du temps.
Quel rapport cet acte du temps pourrait-il avoir avec l'homme de l'éternité
? " -- Il disait encore : " L'espérance de la mort fait la
consolation de mes jours ; aussi voudrais-je qu'on ne dît jamais l'autre
vie, car il n'y en a qu'une. "
Quelques mois avant de mourir il écrivait :
" Le 18 janvier 1803, qui complète ma soixantaine, m'a ouvert un
nouveau monde ; mes expériences spirituelles ne vont qu'en s'accroissant.
J'avance, grâce à Dieu, vers les grandes jouissances qui me sont
annoncées depuis longtemps et qui doivent mettre le comble aux joies
dont mon existence a été constamment accompagnée dans ce
monde. "
Dans l'été de 1803, il fit un dernier voyage à Amboise,
visita quelques vieux amis, et revit encore une fois la maison où il
était né.
[33] Au commencement de l'automne de la même année, après
un entretien avec un savant géomètre sur le sens mystérieux
des nombres : " Je sens que je m'en vais, dit-il : la Providence peut m'appeler
; je suis prêt. Les germes que j'ai tâché de semer fructifieront.
Je pars demain pour la campagne d'un de mes amis. Je rends grâces au ciel
de m'avoir accordé la faveur que je demandais. "
Le lendemain, il se rendit à Aulnay, dans la maison de campagne du sénateur
Lenoir-Laroche. Le soir, après un léger repas, il se retira dans
sa chambre, et bientôt il se sentit frappé d'apoplexie. Il put
cependant dire quelques mots à ses amis accourus auprès de lui
les exhortant à mettre leur confiance dans la Providence et à
vivre entre eux en frères " dans les sentiments évangéliques.
" Puis il pria en silence et expira vers onze heures du soir, sans agonie
et sans douleurs, le 13 octobre 1803 (22 vendémiaire an XII).
Je lis dans les Soirées de Saint-Pétersbourg qu'il mourut sans
avoir voulu recevoir un prêtre. Aucune biographie ne fait mention de ce
refus. Mais il est clair [34] que Saint-Martin ne croyant ni à l'Église
ni à la légitimité du sacerdoce catholique, le ministère
du prêtre devait être indifférent à sa mort comme
à sa vie. Ne disait-il pas : " Ma secte est la Providence ; mes
prosélytes, c'est moi ; mon culte, c'est la justice ? " Et n'osait-il
pas dire aussi : " Oui Dieu, j'espère que malgré mes fautes
tu trouveras encore en moi de quoi te consoler ! " Quand on est parvenu
dès ici-bas à cette intimité familière avec Dieu,
il est évident que son Église et ses sacrements deviennent inutiles.
Tant de confiance étonne de la part d'un homme si éclairé
sur les misères du cur de l'homme et qui devait l'être sur
les misères de son propre cur ! Mais il est des temps malheureux
où les intelligences, même les plus élevées, semblent
chanceler dans leurs propres lumières. Détourné de la voie
simple par l'influence de ces erreurs qu'il combattait chez les philosophes,
sa religion et sa vertu mêmes lui sont devenues un piége, et il
n'a pas su s'en préserver. Il a cru à la mission du Réparateur,
mais il n'est pas entré dans le sens pratique de ses enseignements ;
il a accueilli avec amour la parole de la Sagesse incarnée et le sacrifice
du Calvaire, mais il n'a pas compris la perpétuité sur la terre
de cette parole et de ce sacrifice ; il a cru en la divinité de Jésus-Christ,
mais il n'est pas entré dans l'humilité de Jésus-Christ,
et, après une vie de méditation, de prière et de culte
intérieur, il a eu ce triste courage de mourir hors de la voie du salut
; il est mort en philosophe, à la manière de Porphyre ou de Plotin.
Il n'avait jamais été marié. Lui-même raconte ce
arriva quand une occasion vint à s'offrir.
[35] " Je priai, dit-il ; un peu de suite pour cet objet, et il me fut
dit intellectuellement, mais très clairement : Depuis que le Verbe s'est
fait chair, nulle chair ne doit disposer d'elle-même sans qu'il en donne
la permission. Ces paroles me pénétrèrent profondément,
et, quoiqu'elles ne fussent pas une défense formelle, je me refusai à
toute négociation ultérieure. "
Toujours communications intimes avec Dieu ! toujours cette illusion d'être
l'objet de la prédilection divine ! On ne saurait après cela s'étonner
de l'immense et naïf orgueil qui perce à chaque ligne des Pensées
où il a voulu se peindre.
" J'ai été gai, dit-il, mais la gaieté n'a été
qu'une nuance secondaire de mon caractère ; ma couleur réelle
a été la douleur et la tristesse, à cause de l'énormité
du mal
"
Il s'applique la parole du prophète. Il semble gémir du mal qui
se fait chaque jour sur la terre, comme si lui-même n'y avait aucune part
: c'est la plainte de l'ange ou le gémissement de l'agneau qui porté
lés péchés du monde !
Ne dit-il pas
" Je n'ai rien avec ceux qui n'ont rien ; j'ai quelque chose avec ceux
qui ont quelque chose ; j'ai tout avec ceux qui ont tout. Voilà pourquoi
j'ai été jugé si diversement dans le monde et la plupart
du temps si désavantageusement ; car, dans le monde, où sont ceux
qui ont tout ? où sont même ceux qui ont quelque chose ? "
[36] Ne dit-il pas encore : " Dieu sait si je les aime, ces malheureux
mortels ! "
Jamais un apôtre n'a parlé ainsi !
Dans la sphère restreinte et timide de son action il finit par se prendre
sérieusement pour un voyant, pour un consolateur donné à
la terre ; c'est partout le ton d'un être inspiré, d'un homme dépositaire
de plus de vérités qu'il n'en saurait communiquer aux mortels,
d'un homme supérieur à l'homme ! " Pour prouver que l'on
est régénéré, dit-il, il faut régénérer
tout ce qui est autour de nous " Cela est vrai ; mais quel [37] mort spirituel
Saint-Martin a-t-il donc ressuscité ? A-t-il jamais pu dire au fils de
la veuve : " Jeune homme, je te l'ordonne, lève-toi ! " Son
uvre est loin de répondre à l'ambition de sa parole. Cependant
il n'a pas été sans influence sur son temps, et, quoique ses livres
soient généralement peu connus, un grand nombre de ses pensées
ont été mises en circulation par des écrivains supérieurs,
M. de Maistre, entre autres, qui l'avait lu attentivement, et qui l'appelait
le plus instruit, le plus sage et le plus élégant des théosophes
modernes.(entretiens de stpet). Malgré l'énormité de ses
erreurs, cet homme a servi la cause de la vérité, et l'on ne saurait
oublier que le premier il donna le signal de la réaction spiritualiste
contre les doctrines sceptiques et athées du XVIIIè siècle.
Il est peut-être le seul laïque qui ait osé dire alors une
parole pieuse et touchante comme celle-ci " A force de répéter
mon Père, espérons qu'à la fin nous entendrons dire mon
fils. "
Chapitre II. Débats à l'Ecole normale entre Saint-Martin et Garat
[38]
[38]
Issue de Bacon par Hobbes, Gassendi et Locke, la philosophie du dernier siècle
avait conclu au sensualisme en psychologie ; à la doctrine de l'intérêt
en morale ; au déisme ou à l'athéisme en religion ; à
la souveraineté du peuple en politique ; au matérialisme, dans
toutes les parties de la science de la nature. Subversive du principe même
de la morale, la théorie de la sensation anéantit la spiritualité
de l'âme, et par conséquent les rapports de l'homme à Dieu,
l'essence et la Providence divine. La négation de la spiritualité
de l'âme équivaut à la négation de l'âme elle-même
: l'homme n'est plus que corps. Un corps sans âme implique logiquement
un monde sans Dieu et une vie sans règle : c'est ainsi que toutes les
erreurs sont solidaires, parce que la vérité est une. Cependant,
connue il n'est pas plus possible à l'homme de s'affranchir de l'idée
de loi que de se débarrasser du principe de cause, dès qu'il cesse
de placer en Dieu la source de son être et la [39] raison de ses devoirs,
c'est dans la matière "ou dans lui-même qu'il cherche sa loi.
Il se substitue â Dieu ; ou bien, à la cause souverainement intelligente
et libre, il substitue la force aveugle, l'énergie de la nature en un
mot la créature au Créateur. La philosophie du XVIIIe siècle
en était venue là. Elle avait exclu Dieu et de la nature et de
la science ; elle l'avait banni de l'esprit et du cur de l'homme. Appliqué
par Condillac à l'idéologie, par Helvétius à la
morale, par d'Holbach au système de l'univers, le sensualisme, dans les
écrits de Rousseau, de Voltaire et de Boullanger, avait faussé
la science politique et sociale, l'étude de l'histoire de l'antiquité.
C'est la gloire de Saint-Martin d'avoir voulu rasseoir toutes les institutions
humaines sur les bases religieuses que cette téméraire philosophie
avait renversées. Il s'indigne de lire dans Boullanger que les religions
de l'antiquité n'ont eu d'autre origine que la frayeur causée
par les catastrophes de la nature, et il écrit son premier ouvrage Des
erreurs et de la Vérité. Il y rappelle les hommes au principe
universel de la science, à la source unique de l'autorité, de
la justice, de l'ordre civil, des sciences, des langues et des arts. Ce livre
est un véritable manifeste publié contré les doctrines
générales de l'époque. Plus tard, dans sa Lettre à
un ami sur la Révolution française, dans l'Éclair sur l'Association
'humaine, dans les Réflexions d'un observateur, il combat en particulier
lés théories sociales d'Helvétius et de Rousseau. Enfin
la réponse au professeur Garat et 1'Essai sur les 'signes et les idées
sont une réfutation originale 'et animée 'du système de
Condillac.
[40] Je veux commencer par ce débat psychologique l'examen de ces travaux,
dont l'ensemble constitue une vaste polémique, engagée contre
l'esprit même du XVIIIe siècle au moment où de telles ruines
attestaient l'étendue de sa victoire. L'esprit d'une époque est
tout entier dans sa manière de concevoir la nature et les facultés
de l'âme humaine, la destinée de l'homme et ses rapports avec Dieu.
Soit que cette conception vienne associer son témoignage à celui
des croyances, soit qu'elle amène la négation ou le doute, il
n'en est pas moins vrai qu'elle donne le branle aux idées, que les idées
font les murs, qui à leur tour font les événements,
les institutions et les lois.
Ce duel philosophique est donc l'événement le plus remarquable
de la vie de Saint-Martin, et ce n'est pas l'épisode le moins intéressant
de l'histoire littéraire du temps. En effet, attaquer dans le sensualisme
le principe destructeur de tout sentiment religieux et de toute notion morale,
n'était-ce pas porter le fer à la racine même de l'arbre
dont les générations d'alors recueillaient les tristes fruits
?
Aussi je m'étonne que le souvenir ait été sitôt perdu
de cette singulière rencontre qui eut lieu dans l'enceinte des premières
écoles normales entre le mystique auteur de l'Homme de désir et
le rhéteur conventionnel Garat. Cette séance du 9 ventôse
an III devrait être mémorable ; car c'est à peu près
de ce jour que date le réveil des doctrines spiritualistes, si longtemps
opprimées et muettes. Et cependant les écrivains qui depuis, en
des jours meilleurs, ont voué leurs méditations à la recherche
des grands problèmes, théologiens ou [41] philosophes, unanimes
dans la réprobation du sensualisme, ne semblent pas moins unanimes pour
oublier l'homme qui, dès 1795, jeta le gant aux opinions triomphantes.
Les uns adjugent à M. de Bonald l'honneur d'avoir le premier démontré
le grand principe de Rousseau : la nécessité de la parole pour
l'institution de la parole ; les autres saluent dans M. Royer-Collard le penseur
qui a le premier secoué le joug de Condillac. Je suis loin de contester
à ces deux hommes célèbres la part qu'ils ont prise au
rétablissement de grandes vérités ; mais je prends acte
des leçons mêmes de l'École normale pour en restituer au
Philosophe inconnu la principale gloire. C'est bien lui, en effet, qui a, le
premier, devant deux mille auditeurs, développé le grand principe
de Rousseau, et, le premier, réduit à leur juste valeur la statue
de Condillac et son système des sensations.
Le cours de Garat n'est qu'un hymne perpétuel à la louange de
ce philosophe, une ingénieuse paraphrase du Traité des sensations.
Il est difficile de rencontrer un disciple plus fidèle et plus désintéressé
; cette soumission va jusqu'au dépouillement de toute pensée propre
; l'ombre d'une conception originale lui fait peur. Je lis à chaque page
les phrases convenues sur la liberté d'examen, sur la raison heureusement
délivrée du joug de la tradition et de l'autorité ; mais
il semble que la raison du professeur ne veut de cette indépendance que
pour la sacrifier à la parole d'un homme. Victime volontaire, elle se
couronne de toutes les fleurs d'une élégante rhétorique
pour s'immoler de sa propre main sur l'autel du maître.
[42] Or tout excès arrive bientôt à l'impuissance. Il est
dams la nature de l'admiration fanatique de compromettre l'objet qu'elle divinise
; car c'est surtout aux erreurs et aux défauts de l'idole qu'elle adresse
son culte. Aucune critique peut-être ne rend les méprises de Condillac
plus sensibles que le fol engouement de son disciple.
L'exposé de la conférence va nous en convaincre. Garat avait pris
pour épigraphe du programme de son cours ces paroles de Bacon :
" Etenim illuminationis puritas et arbitrii libertas simul inceperunt,
simul corruerunt, neque datur in universitate rerum tam intima sympathia quam
illa veri et boni. "
Cette épigraphe implique évidemment deux ordres de faits unis,
mais distincts : les faits intellectuels et les faits volontaires, et par conséquent
l'étude de ces deux ordres de faits : l'étude de l'homme intelligent
et celle de l'homme moral. Mais, infidèle à son énoncé,
Garat ne voit dans l'homme que l'entendement, et dans l'entendement il ne voit
que la sensation.
" Nos sensations, dit-il, et les divers usages que nous en faisons, c'est-à-dire
les facultés de l'entendement, nous servent à nous faire des idées
et des notions, soit des objets que la nature nous présente, soit des
affections que nous éprouvons, soit des actions et des ouvrages dont
nous sommes nous-mêmes les auteurs. "
Condillac pense que nous formons nos idées physiques sur des modèles
que nous présente la nature, et les [43] idées morales sans modèles.
Garat s'enhardit à exprimer une opinion contraire à celle du maître
: il demande si nos idées morales, c'est-à-dire les notions sur
les vices et les vertus, n'ont pas leur modèle dans nos diverses actions
et dans leurs effets, comme les idées physiques ont leur modèle
dans les objets extérieurs qui frappent nos sens. Il repousse l'opinion
des philosophes anglais qui ont voulu un sens particulier pour la notion de
la vertu, le sens moral. Il prétend qu'un sens invisible et spécial
n'est pas plus nécessaire pour les notions de la vertu qu'un autre sens
qui lui serait opposé pour les notions du vice. Il ajoute que les idées
morales, les plus belles de l'entendement humain, n'y entrent pas par un seul
sens, mais par tous les sens à la fois : c'est la sensibilité
tout entière de l'homme qui a besoin d'être morale, parce qu'elle
a besoin de fuir la douleur et de chercher le bonheur. La douleur et le plaisir
qui nous enseignent à nous servir de nos sens et de nos facultés,
nous apprennent encore à nous faire les notions du vice et de la vertu.
Enfin il reproche à Rousseau d'avoir dit que la parole a été
une condition indispensable pour l'institution de la parole. " Rousseau
dénoue le problème, dit-il comme les mauvais poètes ont
souvent dénoué l'intrigue d'une mauvaise tragédie, en faisant
descendre la Divinité sur la terre, pour enseigner les premiers mots
de la première langue aux hommes, pour leur apprendre l'alphabet. "
Mais suivant lui, Condillac a trouvé à ce problème, "
qui a tant fatigué le génie de Rousseau et si inutilement, une
solution bien simple, bien facile, et qui [44] répand de tous les côtés
une lumière très éclatante et sur la théorie des
idées et sur la théorie des langues. "
Voici comment il expose cette merveilleuse solution :
" Sur le visage de l'homme, dans ses regards qui s'attendrissent ou s'enflamment,
dans son teint qui rougit ou qui pâlit, dans son maintien qui annonce
l'abattement ou le courage, dans son sourire où se peint la bienveillance
ou le mépris, Condillac aperçoit des signes très expressifs
des affections les plus vives de l'homme, et dans ces signes un langage d'action
qui a suffi pour distinguer les idées auxquelles il fallait donner des
noms, qui a servi de modèle aux langues parlées. "
Ce langage de regards, de couleurs, de maintien, d'attitude et de geste est
donc l'origine et le modèle de cette langue, qui énonce les vérités
de l'ordre géométrique et de l'ordre moral, les vérités
intérieures et métaphysiques. Étrange solution d'après
laquelle il serait rationnel de dire que le geste oratoire précède
l'éloquence, que la récitation du drame est antérieure
au drame, que l'acteur préexiste au poète ; et cette chimérique
hypothèse, parfois encore renouvelée de nos jours, Garat l'appelle
une démonstration.
De jeunes disciples, à cet âge heureux où l'on croit si
généreusement à la parole du maître, n'auraient pu
s'empêcher de remarquer les contradictions, les impossibilités,
l'arbitraire et le vide de cette théorie. Pouvait-elle donc impunément
se produire avec ce double caractère de faiblesse et de témérité,
devant un auditoire où siégeait plus d'un élève
mûri par l'expérience et aguerri aux luttes de la pensée
? Des objections [45] s'élevèrent, plusieurs lettres furent adressées
à Garat. L'une de ces lettres l'embarrasse visiblement, car elle le met
en demeure de décider entre le spiritualisme, alors suspect ou ridicule,
et le matérialisme, dont une profession publique semble coûter
à sa pudeur. Dans cette lettre, on lisait la phrase suivante: "
L'immortalité de l'âme, ce principe attesté solennellement
par toutes les nations, qui doit servir de base à la morale, est essentiellement
liée à la spiritualité." Garat accorde que cette liaison
peut être réelle, mais il tient à peu près pour impossible
de prouver par la raison qu'elle est si essentielle et si nécessaire.
Il serait cependant beaucoup plus simple de contester la réalité
de cette liaison que d'alléguer la difficulté de cette preuve.
Mais Garat veut éconduire habilement le principe de la spiritualité,
et il va jusqu'à invoquer l'opinion de beaucoup de chrétiens,
mis au nombre des saints, qui ont cru l'âme immortelle et matérielle.
Il fait ce singulier raisonnement : l'âme humaine ou la faculté
de sentir étant, comme l'a pensé Tertullien , une modification
ou une combinaison des éléments de la matière, puisque
la matière est impérissable, l'âme pourrait être matérielle
et immortelle encore. " Ce dogme si beau, dit-il, si consolant de notre
immortalité, ne se lie essentiellement et exclusivement à aucun
système ; il se lie à tous, et c'est ce qui le rend plus solide,
plus difficile à ébranler. " Le sophisme est ingénieux
et la phrase agréable. Toutefois, et bien qu'il mette sa croyance officielle
sous la protection du décret de la [45] Convention , il craint le sourire
des partisans de la matière, et cherche aussitôt à réduire
l'importance du dogme de l'immortalité de l'âme. " La morale,
dit-il, qui a ses plus magnifiques espérances dans une autre vie, a ses
racines dans celle-ci. "
Ainsi il n'admet pas que la spiritualité de l'âme soit la condition
de son immortalité, et il ne regarde pas l'immortalité comme la
base de la morale ; en d'autres termes, il ne demande pas mieux que de nier
et la spiritualité et l'immortalité de l'âme.
Saint-Martin avait commencé de prendre la parole dans la séance
du 23 pluviôse an III ; mais, interrompu au milieu de la lecture de son
discours, il le reprit à la séance suivant (le 9 ventôse).
Ce discours est une réfutation générale de l'enseignement
du professeur.
II commence par confronter le programme de Garat avec l'épigraphe qu'il
a choisie, et lui fait remarquer que l'épigraphe présente deux
facultés très différentes : illuminationis puritas et arbitrii
libertas, tandis que le programme n'en offre qu'une, en ramenant tout à
l'entendement. S'il fallait placer sur une seule tige ce qui est vrai et ce
qui est bon, ce serait n'en faire qu'une seule et même chose, et comment
alors s'accomplirait l'intima sympathia de Bacon, puisqu'une sympathie ne peut
s'établir qu'entre deux objets distincts ?
Il relève ensuite cette singulière objection que le professeur
avait élevée contre l'admission d'un sens moral, alléguant
que l'on avait eu tort d'admettre un sens moral pour ce qui est moralement bon
sans en [47] admettre un pour ce qui est moralement mauvais. Il réfute
sans peine ce pauvre argument. Dans la physique, nous n'avons qu'un seul sens
de la vue pour apercevoir les objets réguliers et les objets difformes.
Dans la métaphysique, nous n'avons qu'un seul sens intellectuel pour
juger des propositions qui sont vraies et de celles qui ne le sont pas. Pourquoi
aurait-on besoin d'un double sens moral pour juger des affections morales bonnes
et mauvaises ?
Il conclut en requérant pour premier amendement le rétablissement
du sens moral.
Examinant ensuite le reproche fait à Rousseau au sujet de l'origine de
la parole, il oppose au professeur le passage de son programme où il
dit que les philosophes ont découvert et démontré la liaison
nécessaire des idées aux signes pour lier les idées entre
elles, c'est-à-dire le fait du langage universellement reconnu comme
la condition essentielle, non seulement de la communication, mais encore de
la production des pensées. Et il établit le fait suivant : Dans
tout ce qui peut être connu de nous, soit par nos yeux intellectuels,
soit par nos yeux physiques, il n'y a rien qui ne vienne par une semence, par
un germe. " Nous n'en doutons pas, dit-il, dans l'ordre physique, puisque
telle est la loi de toutes les productions. Nous n'en doutons pas dans l'ordre
intellectuel de toutes les choses imitatives que nous exécutons, et dont
nous puisons le germe dans les modèles et les exemples qui nous électrisent
assez pour nous féconder. Nous n'en pouvons pas douter dans les langues
de signes, soit incitatifs, soit naturels par ce que les uns ont leur germe
dans [48] l'exemple et les autres dans la nature. Et vous dites vous-même
que les signes donnés par la nature ont précédé
nécessairement les signes institués par l'homme ; que l'homme
n'a pu créer que sur le modèle d'une langue qu'il n'avait pas
créée. Pourquoi donc les langues parlées seraient-elles
seules exceptées de cette loi universelle ? Pourquoi n'y aurait-il pas
une semence pour elles, ainsi que pour tout ce qui est remis à notre
usage et à notre réflexion ? Et pourquoi le plus beau de tous
nos privilèges, celui de la parole vive et active, serait-il le seul
qui fût le fruit de notre puissance créatrice, tandis que pour
tous les autres avantages, qui lui sont inférieurs, nous serions subordonnés
à un germe et condamnés à attendre la fécondation
? "
D'où il conclut, pour le second amendement, que la parole a été
nécessaire pour l'institution de la parole.
Enfin il met encore le professeur en contradiction avec lui-même. Garat,
en parlant du doute universel où fut conduite l'école de Socrate,
avait dit : C'était le point d'où il fallait partir, mais ce n'était
pas le point où il fallait arriver et rester. Et dans une autre séance
il disait qu'il était impossible de savoir et inutile de chercher si
la matière pense ou ne pense point. Saint-Martin lui objecte, avec une
spirituelle ironie, que si, dans ce doute universel où il ne fallait
ni arriver ni rester, il était une incertitude qu'il fût intéressant
de dissiper, c'était assurément celle-ci. Et, poursuivant le professeur
de tous les dédains de sa logique, il fait sortir de la doctrine même
de Garat deux conséquences inaperçues qu'il retourne contre son
adversaire.
Garat avait proclamé la culture comme le guide des [119] esprits vers
la vérité. Or, il est évident que la matière n'a
point de culture à elle ; il est donc fort présumable qu'elle
n'a point la pensée qui est l'objet de la culture. La nature, en effet,
ferait-elle un don à un être en lui refusant l'unique moyen de
le mettre en uvre ?
La seconde conséquence est tirée des expressions mêmes du
programme, qui reconnaissait les langues comme nécessaires, non seulement
pour communiquer nos pensées, mais même pour en avoir. Or, en prenant
le mot de langue dans son sens radical, les langues sont l'expression de nos
pensées et de nos jugements ; nos pensées et nos jugements sont
l'expression de nos diverses manières de considérer les objets,
un même objet ou plusieurs faces de ce même objet ; c'est la diversité
de nos manières de voir qui fait la diversité de nos langues.
Les langues des animaux, au contraire, sont uniformes dans chaque espèce
; il n'y a pas plus de variété dans leurs langues qu'il n'y en
a dans leurs actes. L'uniformité de la langue des animaux, dans chaque
espèce, est la preuve qu'ils n'ont point de langue ; et le défaut
de langue, joint au défaut de culture, est la preuve qu'ils n'ont point
la pensée d'où Saint-Martin conclut, pour le troisième
amendement, que la matière n'a pas la faculté de penser.
Garat, dans sa réplique, n'oppose que des raisons assez vagues. Il trouve
mauvais que le citoyen de Saint-Martin, après avoir séparé
l'intelligence des sensations, veuille encore établir une nouvelle séparation
entre l'intelligence et la volonté. Il reproduit la théorie de
la sensation avec un redoublement de zèle : Éléments et
agents, dit-il, tout n'est que sensation. Dans cette [50] mécanique intellectuelle,
l'ouvrier, l'instrument et la matière tangible, c'est la même chose
; c'est toujours la sensibilité agissant sur des sensations par des sensations.
Par la sensibilité, l'homme sent un rapport qui est réel, qui
est vrai entre lui et un objet que la nature lui présente ; par la sensibilité
l'homme sent que ce même objet dans lequel il a saisi ce rapport vrai
peut lui être utile, peut lui être BON... Il veut donc comme BON
ce qu'il a jugé être VRAI. " Garat réduit ainsi la
sympathie de Bacon à une véritable identité. Bacon suivant
lui, ne considère l'intelligence et la volonté que dans les effets
qui en dérivent, et il parle de leur sympathie ; s'il les eût considérées
dans leurs sources, il eût parlé de leur identité.
Puis, enchérissant sur ces airs de hauteur que Condillac prend volontiers
avec les grands maîtres, son trop fidèle disciple traite avec dédain
Malebranche Descartes, Platon, qui pense ou qui rêve beaucoup. Il repousse,
sans les comprendre, les idées innées de l'un et la théorie
des idées de l'autre. Ce sont là précisément, suivant
lui, de ces idoles qui ont si longtemps obtenu un culte superstitieux de l'esprit
humain, et dont Bacon le premier a brisé les statues et les autels. "
La plupart des savants, dit-il, au milieu de leurs idées et de leurs
sciences si mal faites, et dont ils ignorent profondément le dessin et
l'artifice, ressemblent aux Égyptiens modernes, aux Cophtes placés
à côté des pyramides. Dans leur admiration aveugle pour
ces édifices plus énormes que grands... dont ils ne connaissent
ni le but, ni la formation, ni la durée, ils les croient des ouvrages
au-dessus de la nature de l'homme, et [51] ils les attribuent tantôt à
la même puissance qui a creusé les mers et élevé
les montagnes, tantôt à des génies habitant d'un ancien
monde détruit, dont ces pyramides sont les uniques restes. " Phrase
ingénieuse, nais vide de sens.
Il n'admet pas le sens moral, parce que s'il existait dans l'homme un sens moral
indépendant de la raison, la clarté et la force de ses inspirations
seraient très indépendantes de la faiblesse et de la force de
la raison, de ses égarements et de ses progrès. Il allègue
contre l'existence du sens moral l'abrutissement féroce des peuplades
sauvages et les horreurs du fanatisme même chez les peuples civilisés.
Cet argument ne serait, valable qu'autant que Saint-Martin n'aurait vu dans
le sens moral que ce que Garat voit dans les sens ordinaires : un certain appareil
organique fonctionnant chez tous les hommes avec une constante et universelle
fatalité. L'objection répond donc à une objection qui n'est
pas celle de Saint-Martin. Il n'est pas davantage question d'un sens moral indépendant
de la raison. Il s'agit seulement de distinguer dans l'homme l'élément
libre et volontaire qui correspond au BIEN, de l'élément intelligent
et raisonnable qui correspond au VRAI. Garat prête à son adversaire
un sentiment extrême pour dissimuler sous un débat factice la juste
critique qu'il attend. Il n'accuse Saint-Martin de vouloir séparer que
pour se donner à lui-même le droit de confondre, et il ne tient
à maintenir la confusion des deux ordres de faits que parce que cette
confusion lui permet de réduire tout à l'entendement, et par l'entendement,
à la sensation. Toutefois, [52] le tort de Saint-Martin est d'emprunter
au sensualisme ses expressions pour conclure au spiritualisme. " Autant
je suis difficile sur les idées, dit-il, autant je suis traitable sur
les mots. " Je serais tenté de croire qu'il ne faut être guère
plus traitable sur les mots que sur les idées. La tolérance de
Saint-Martin laisse trop beau jeu aux objections captieuses et aux réponses
illusoires. Quand on combat une théorie, il n'en faut pas subir le langage.
On pourrait sans doute accorder à Garat l'intimité qu'il revendique
entre les idées morales et la raison, s'il reconnaissait dans l'homme
cette faculté souveraine qui participe à la raison immuable, éternelle,
infinie. Mais, bien loin de là, la raison n'est, suivant lui, qu'une
perception de rapports (ratio, relatio) ; la raison n'est qu'un art de l'homme,
et souvent le dernier de tous ; la raison n'est que l'art de penser, ou, en
d'autres termes, l'art de sentir. Il détruit donc la notion même
de la raison, et renverse la base de la morale, qui n'est que la conséquence
d'un dogme immuable ou d'une vérité nécessaire. "
La bonne morale, dit Garat, ne peut naître que d'une bonne philosophie,
" c'est-à-dire de la philosophie de la sensation. Elle se réduit,
dans la pratique, à l'emploi industrieux et au perfectionnement des sens,
seuls témoins, seuls guides dans la recherche de la vérité.
Ainsi la morale et la philosophie s'embrassent étroitement pour se perdre
ensemble dans le sein de l'hygiène.
[53] Quant à la question de l'origine de la parole, Garat ne consent
à faire aucun amendement à son opinion sur le principe de Rousseau.
Il fait cette jolie phrase : " Rousseau voulait découvrir les sources
d'un grand fleuve, et il les a cherchées dans son embouchure : ce n'était
pas le moyen de les trouver ; mais c'était le moyen de croire, comme
on l'a cru des sources du Nil, " qu'elles n'étaient pas sur la terre,
mais dans le ciel. "
Toujours ingénieux et toujours vide de sens.
Il accorde que l'établissement de telle parole est indispensable pour
établir la parole telle qu'elle a été dans Athènes
sous Périclès, à Paris au siècle de Louis XIV, etc.
Il admet ici l'intervention de la parole de beaucoup d'hommes et de beaucoup
siècles déjà fort éclairés ; mais il demande
s'il faut, pour faire jeter aux sauvages des cris inarticulés ou même
des sons articulés aucune connaissance préalable, aucune convention
antérieure. " Pour tout cela, dit-il avec confiance, il ne faut
pas d'autre école que les forêts. "
Il reconnaît que la langue de Cicéron et la langue de Fénelon
n'ont jamais pu être créées par des Hottentots et par des
troglodytes ; mais les troglodytes ont pu sans aucun miracle siffler ; les Hottentots
ont pu glousser, et leurs gloussements, leurs sifflements sont une parole :
ce sont des langues naissante..
Donc, en remontant aux origines des langues d'Homère et de Bossuet, on
retrouverait leurs racines primitives dans des sifflements ou des gloussements.
Mais ce que le professeur ne dit pas, et ce qui vaudrait la peine d'être
expliqué, c'est comment la langue fatale des besoins et des sens s'est
transformée en une parole [54] intelligente et libre ; combien de temps
et suivant quels modes il a fallu glousser pour arriver à l'Iliade ou
au Discours sur l'histoire universelle ; comment enfin des voix animales et
des gestes instinctifs sont devenus des pensées et des expressions de
pensées. Cette genèse de la parole méritait d'être
exposée. A défaut de l'autorité de l'histoire, elle eût
pu avoir l'attrait du roman.
Le dernier reproche que Saint-Martin adressait au professeur était relatif
à cette question : si la matière pense ou ne pense point. Sommé
d'exprimer à cet égard sa profession de foi, Garat prétend
qu'il n'est ni spiritualiste ni matérialiste, parce qu'il ne s'appuie
que sur des faits et ne se mêle pas d'hypothèse. " Le spiritualiste
et le matérialiste, ajoute-t-il, en disent tous deux plus que moi ; ils
n'en savent pas davantage. " Il prétend que c'est une grande inconséquence
au spiritualiste d'accorder à la matière de pouvoir sentir, quand
il lui refuse absolument de pouvoir penser, quand même Dieu le voudrait.
Cette inconséquence donne la victoire au matérialiste, et fait
sourire le véritable métaphysicien, qui " a pitié
et du triomphe de l'un et de la folle imprudence de l'autre. "
Il repousse l'argument tiré de l'impuissance de la matière à
se donner une culture. "`Cette assertion, dit-il, la matière ne
peut pas se cultiver et se perfectionner, est la même que cette assertion
: la matière ne peut pas sentir ; car si elle pouvait sentir, elle pourrait
avoir des idées ; par les idées, elle pourrait travailler sur
elle-même, se cultiver, se perfectionner, cultiver et perfectionner tout
ce qui n'est pas organisé pour sentir. C'est donc la question elle-même,
posée en d'autres [55] termes, que le citoyen de Saint-Martin donne pour
sa solution. "
Les meilleures preuves, suivant lui, qu'il n'est pas donné à la
matière de penser, se tirent de l'impossibilité ou nous sommes
de concevoir que l'étendue et la pensée appartiennent à
une même substance. C'est là que s'arrête la bonne métaphysique
; les révélations seules se chargent de donner d'autres preuves.
Il me tarde de clore l'exposé de ce débat, et d'en venir à
la dernière réponse que Saint-Martin fit à Garat, réponse
vive et animée. L'amour-propre philosophique mis en jeu donne à
son style une clarté et un mordant inaccoutumés.
Il s'étonne que le professeur refuse d'admettre le sens moral : "
Tout étant sensation pour vous, lui dit-il, je ne vois pas pourquoi je
n'appliquerais pas le mot sens à cette faculté morale, comme je
pourrais de droit l'appliquer à toutes les autres facultés dont
vous venez d'exposer le tableau. "
" Mais il est indifférent qu'on la nomme pensée, âme,
raison, entendement, instinct humain, intelligence, cur, esprit, conscience
: elle existe. Tout cela n'est qu'un seul être considéré
sous différentes faces, et selon celle de ses facultés qui pour
le moment se trouve prédominante.
Qu'on veuille expliquer le jeu de cette faculté morale et de toutes les
opérations de l'entendement par la sensibilité : peu importe.
Ce mot n'exprime que le mode des instruments et non les instruments mêmes.
On peut reconnaître que tout est sensible dans les opérations de
l'esprit et de l'âme ; mais il est impossible [56] d'admettre que tout
y soit sensation, parce que cette expression s'applique exclusivement aux impressions
physiques. En reconnaissant d'ailleurs à la matière organisée
la propriété de sentir, les spiritualistes savent que cette propriété
ne lui est que prêtée, et que, rendue à elle-même,
la matière rentre dans sa nullité, dans son néant.
Garat écartait l'argument tiré de l'impuissance de la matière
à se donner une culture, par la raison que c'était répondre
à la question par la question même, la faculté de se donner
une culture étant, suivant lui, identique avec celle de sentir.
Mais, dit Saint-Martin, " si j'avais pu imaginer que n'avoir point la culture
à soi et ne pas sentir fussent une seule et même assertion, comme
vous le prétendez, je me serais grandement contredit, puisqu'en refusant
à la matière la culture qu'en effet elle n'a point à elle,
je lui accorde authentiquement les sensations dont elle est évidemment
le réceptacle, l'organe et le foyer. Mais vous êtes tellement plein
de votre système de sensations que ce ne sera pas votre faute si tous
les mots de nos langues, si tout notre dictionnaire enfin ne se réduit
pas un jour au mot sentir. Toutefois, quand vous auriez ainsi simplifié
le langage, vous n'auriez pas pour cela simplifié les opérations
des êtres. "
Or, si la culture est reconnue comme un des droits de l'esprit, et si les sensations
sont des propriétés accordées à la matière,
il est clair qu'en réduisant ces deux différentes opérations
au seul mot sentir, c'est Garat, et non Saint-Martin, qui encourt le reproche
de donner pour solution la question elle-même ; c'est [57] Garat qu'il
faut accuser de présenter sous une même expression deux choses
absolument distinctes.
D'autre part, " si nous sommes sûrs, ajoute Saint-Martin, que la
matière n'a point la propriété de penser, nous sommes sûrs
aussi qu'elle a la propriété de sentir. Or, si, d'après
votre système, toutes les opérations de notre entendement ou de
notre intelligence, ou de ce que d'autres appellent pensée conscience,
âme, sens moral, ne sont autre chose que des résultats de la propriété
de sentir et peuvent s'exprimer par le mot sentir, il est certain que, lorsque
je prononcerai le mot penser et le mot sentir, je prononcerai des mots équivalents,
et par conséquent, lorsque je voudrai exprimer la propriété
de sentir qui caractérise la matière et la propriété
de penser qui lui est refusée, je pourrai dire que la matière
a la propriété de sentir.. C'est alors, je l'avoue, que l'imbroglio
est à son comble ; mais je prétends aussi que c'est sur vous que
retombent tous les frais de cette inconséquence."
Passant aux objections contre l'existence du sens moral que Garat croit pouvoir
tirer soit des crimes enfantés par le fanatisme des religions et des
prêtres, soit de l'abrutissement des peuples sauvages et de l'inefficacité
de ce même sens chez les peuples civilisés, Saint-Martin lui montre
sans peine que, le sens moral étant le foyer de nos affections morales
comme notre entendement est le foyer de nos réflexions, la seule distinction
admissible tient à l'emploi divers de ce sens moral. Le désordre
moral prouve l'existence du sens moral, comme l'erreur prouve l'existence de
[58] l'intelligence. Celui qui voit juste et celui qui voit faux prouvent tous
deux, par l'emploi divers de leur esprit, l'existence de cet esprit.
Le monde entier n'est composé que de deux classes d'hommes : les hommes
religieux, y compris les idolâtres, et les impies ou athées ; car
les indifférents et les neutres ne sont nuls que parce que leur sens
moral est engourdi, et, pour peu qu'il se réveille de son assoupissement,
il prendra sur-le-champ parti pour ou contre. Ce n'est donc rien prouver que
de nous peindre les abominations et les erreurs que les religions ont répandues
sur la terre : les abus n'infirment point les principes ; ils les confirment.
On n'abuse que de ce qui est. Aussi la première instruction que nous
donne la science de l'entendement humain est que ce ne doit point être
l'erreur qui fasse fuir la vérité, mais qu'au contraire c'est
à la vérité à faire fuir l'erreur.
Une autre instruction non moins importante que cette même science nous
doit donner, c'est que le sens moral peut, ainsi que toutes nos autres facultés
et ainsi que nos sens corporels, être universel et n'être pas universellement
développé.
Car le mot universel peut n'exprimer qu'une universalité d'existence,
et non une universelle activité, et encore moins une activité
qui soit uniforme. C'est en ce sens que le langage est universel parmi les hommes,
quoiqu'ils ne parlent pas toujours, et surtout quoiqu'ils fassent de leurs langues
un usage si différent soit pour la forme, soit pour le fond.
Or, si le sens moral quoique universel, n'est pas universellement développé
; s'il se laisse altérer et [59] vicier par un faux régime, nous
ne devrons pas nous étonner de toutes les conséquences qui s'ensuivront.
Et cela pourra même aller beaucoup plus loin que dans l'ordre physique
; car nous pourrons tellement déformer notre être moral que nous
l'amenions nous-mêmes à l'état de monstre.
Les principes de la nature ont une loi cachée dont nous ne disposons
pas, et notre pouvoir à cet égard ne porte le dérangement
que sur leurs résultats. Nous ne pouvons nous ingérer dans son
gouvernement, tandis que c'est à la fois pour nous un droit et un devoir
de nous ingérer dans le gouvernement moral, qui est le nôtre. Que
si nous avions la grande main sur l'ordre physique comme nous l'avons sur l'ordre
moral, il y a longtemps sans doute que la nature s'en ressentirait, et que les
monstruosités qu'elle offrirait seraient aussi nombreuses et aussi inconcevables
que celles que nous voyons se produire dans l'ordre moral.
Toutes les objections empruntées au spectacle des horreurs qui souillent
la terre sont entièrement destituées de sens et de valeur.
Interpellant Garat sur cette étrange profession de foi par laquelle il
se défendait en même temps d'être spiritualiste et d'être
matérialiste :
"Si vous ne voulez, lui dit Saint-Martin, ni de la matière ni de
l'esprit, je vous laisse le soin de nous apprendre à qui vous attribuez
le gouvernement de notre pensée ; car encore faut-il qu'il y en ait un.
Pour moi, qui ne pourrais m'accommoder d'une position si équivoque, j'aurai
la hardiesse de faire ici l'historique de votre propre pensée.
[60] Vous êtes un esprit qui n'avez point approfondi les deux systèmes,
et qui, au premier aperçu, avez été facilement repoussé
par l'un et par l'autre : par le matérialisme, parce qu'il n'a point
offert de démonstration solide à la rectitude de votre jugement
; par le spiritualisme, parce que la robe sacerdotale et toutes les obscurités
qui l'environnent sont venues se mettre en travers dans votre pensée
et l'ont empêché de faire route...
Je crois cependant que vous vous porterez plutôt vers le système
de l'esprit que vers le système de la matière, parce qu'il est
moins difficile à un matérialiste de remonter à la classe
du spiritualiste qu'à un spiritualiste de descendre à celle du
matérialiste ; à plus forte raison ce mouvement d'ascension sera-t-il
plus aisé pour quelqu'un qui, comme vous, sans être spiritualiste,
s'est cependant préservé du matérialisme.
J'admire toutefois comment vous vous êtes garanti du matérialisme
en vous rangeant, comme vous le faites, sous les enseignes de Condillac. Encore
que je lise peu, je viens de parcourir son Essai sur l'origine des connaissances
humaines et son Traité des sensations. Soit que je les aie mal saisis,
soit que je n'aie pas votre secret, je n'y ai presque pas rencontré de
passages qui ne me repoussent... Sa statue, par exemple, où tous nos
sens naissent l'un après l'autre, semble être la dérision
de la nature qui les produit et les forme tout à la fois... Pour moi,
chacune des idées de l'auteur me paraît un attentat contre l'homme,
un véritable homicide ; et c'est cependant là votre maître
par excellence !
[61] Quoique Bacon, qui est également un de vos maîtres, me laisse
beaucoup de choses à désirer, il est néanmoins pour moi,
non seulement moins repoussant que Condillac, mais encore cent degrés
au-dessus. Condillac me paraît, auprès de lui, en fait de philosophie,
ce qu'en fait de physique Cornus est auprès de Newton. Je ne sais pas
comment vous avez pu vous accommoder à la fois de deux nourritures si
étrangères l'une à l'autre. "
Garat, nous l'avons vu, terminait sa réplique par un appel moqueur aux
révélations, qui commencent où s'arrête la bonne
métaphysique. Son adversaire s'empare de ce mot, qu'il détourne
de sa signification ordinaire : " Comme vous avez donné, dit-il
à Garat, une ample extension au mot sentir, je vous demande la permission
d'étendre aussi un peu le mot révélation ; " et il
tire de ce mot un principe spécieux qui lui sert à la fois à
confirmer sa doctrine du sens moral et à réduire au néant
les ridicules assertions de Garat sur l'origine de la parole.
Toute manifestation d'une vérité, quelle qu'elle soit, est une
révélation. L'homme qui communique à un autre une connaissance
qui est particulière révèle à celui-ci ce qui jusqu'alors
était un secret pour lui.
Le monde entier se révèle par ses phénomènes.
Les fruits des végétaux, les propriétés chimiques
des diverses substances minérales, les lois du mouvement des corps, les
phénomènes de la lumière et de l'électricité
sont autant de révélations qui, sans ce commerce qu'elles ont
par nos sens avec notre esprit, seraient comme n'étant pas pour nous.
[62] La nature entière peut se considérer comme étant dans
une révélation continuelle, active et effective, ou comme faisant
sans cesse, selon tous les degrés et toutes les classes, sa propre révélation.
Dans l'ordre intellectuel et moral, l'homme naît et vit au milieu des
pensées. Or, si ces pensées qui l'environnent ne pénètrent
pas en lui, ne s'y 'développent pas et n'y révèlent pas
ce qu'elles renferment en elles, il ne les connaîtra pas plus qu'il ne
connaîtrait les phénomènes de la nature si elle n'en faisait
pas la manifestation devant lui. Ces pensées font donc en lui, dans leur
ordre moral, leur propre révélation, comme les phénomènes
de la nature font la leur dans leur ordre physique.
L'homme ne peut avoir aucun de ces notions divines et religieuses qu'il possède
qu'elles ne proviennent primitivement de la fermentation occasionnée
en lui par ces pensées morales et intellectuelles au milieu desquelles
il naît et il vit, et il faut nécessairement qu'il ait joui, soit
en divers lieux, soit en divers temps, d'un développement sensible de
cette sorte de germes religieux, sans quoi`le nom de ces objets ne lui serait
pas même connu.
Non seulement les choses n'existent pour nous qu'autant qu'elles font chacune
par rapport à nous leur propre révélation, mais on peut
dire aussi que chaque chose repose sur le siége ou la racine de son propre
développement ou de sa propre révélation sans connaître
ce qui appartient au siège d'un ordre supérieur.
Ainsi les animaux ne savent pas ce qui se passe dans notre pensée, quoique
d'ailleurs leur instinct soit infaillible.
[63] Et si la nature pouvait croire, on serait fondé à dire que
chaque chose ne croit qu'à sa propre révélation.
Aussi les hommes prennent-ils tous la teinte ou la croyance de l'objet dont
ils cultivent le développement ou la révélation, et ils
ne vont pas plus loin dans leur croyance que cet objet lui-même ne va
dans la sphère de sa propre manifestation.
C'est pourquoi les physiciens et tous ceux qui ne s'occupent que des sciences
de la matière croient volontiers que tout est matière.
C'est pourquoi ceux qui s'occupent de l'homme, mais qui se réduisent
à exercer en eux la seule faculté de la raison, ne croient aussi
à rien au delà de leur raison, parce qu'ils ne vivent que dans
les développements ou les révélations de la raison.
Or, la raison n'est que le flambeau de l'homme parfait, elle n'en est pas la
vie ; il y a en lui une faculté plus radicale encore et plus profonde
: c'est le sens moral, qui lui-même a son mode particulier de développement
et de révélation.
Saint-Martin élève cette révélation naturelle et
spontanée du sens moral bien au-dessus de ce que l'on entend ordinairement
par révélation. " Les révélations, dit-il,
qui sont enfermées dans les livres et dans les doctrines religieuses
de tous les peuples de la terre, ne sont que des révélations traditionnelles
qui, non seulement ont besoin de l'intermède de l'Homme pour se transmettre,
mais encore dont vous ne pouvez vous démontrer la certitude d'une manière
efficace que par vos propres facultés et en vous plaçant dans
les mêmes mesures où sont censés avoir été
ceux qu'on nous [64] donne comme ayant été l'objet et les héros
de ces révélations. "
Du principe que chaque chose dans la nature fait sa propre révélation,
il passe sans effort à la question du langage.
Une langue, dans le sens le plus étendu, et en même temps le plus
rigoureux, peut être considérée comme l'expression manifeste
des propriétés données à chaque être par la
source qui l'a produit. Il n'y a point d'être qui, à la rigueur,
n'ait une langue.
L'expression active, actuelle et muette des propriétés doit être,
est en quelque sorte la langue directe et la plus simple, puisque là
le jeu de l'être et sa langue ne font qu'un.
Les cris des animaux et les différents actes de leur instinct forment
déjà une langue d'un autre ordre, car les désirs et les
besoins que cette langue représente ne font point unité avec elle.
Enfin les langues humaines sont des signes encore plus détachés
et plus distincts des pensées, des intelligences et des mouvements intérieurs
que nous voulons manifester.
Ainsi l'homme possède les trois sortes de langues : celle des êtres
matériels non animés, par la seule existence corporelle ; celle
des êtres sensitifs, par les cris et les actes de l'instinct qui expriment
les affections animales, et enfin celle des êtres intelligents et aimants,
par le pouvoir de peindre avec la parole tout ce qui tient au mouvement des
idées et des sentiments moraux.
Or, si les deux premières langues sont données [65] partout avec
la vie aux deux classes d'êtres qui sont susceptibles de manifester, les
uns de simples propriétés, les autres, outre ces propriétés,
les signes des désirs et des besoins de l'ordre animal, comment l'homme,
qui a seul à manifester tout ce qui tient à l'ordre intellectuel
et moral, se trouverait-il privé par son principe du moyen d'atteindre
ce but ? Comment serait-il réduit à faire sa propre langue dans
cet ordre, tandis que les deux autres classes d'êtres si inférieures
à la sienne se trouveraient cependant, dans leur genre, beaucoup mieux
partagées que lui ?
Les langues humaines, ramenées à leur véritable destination,
doivent être l'expression de nos pensées, et nos pensées
l'expression de nos affections morales, comme les langues des animaux sont l'expression
de leurs affections physiques.
Ainsi la persuasion de la nécessité de la parole pour l'institution
de la parole ne peut venir que de la persuasion de l'existence du sens moral
de l'homme. " Or, dès que vous ne voulez point du sens moral, dit
Saint-Martin à son adversaire, il n'est pas étonnant que la vaste
idée de Rousseau ne puisse trouver aucun accès auprès de
vous. "
Il ajoute un peu après :
" Les philosophes ont imaginé, dans leur fiction, deux individus
privés jusqu'à cette époque de tout commerce, même
avec les animaux. Ils ont considéré les différents développements
qui vont se montrer successivement dans les facultés de ces deux individus
; ils ont suivi avec beaucoup d'intelligence la génération progressive
des signes naturels, des signes indicateurs, [66] des signes imitatifs, des
signes figurés, des signes d'habitude
et, entraînés
par l'amour de leur sujet, ils se sont hâtés de porter dans la
langue qu'ils cherchent à engendrer tout ce qu'ils trouvent dans les
langues déjà existantes ; et, sans avoir pris la précaution
de résoudre le problème de la transformation des sons de le voix
ou des cris de l'homme animal en un langage expressif et analogue à la
pensée, ils ont coupé court en disant d'après cette charmante
série d'observations : le langage analogue de la parole s'étendra,
s'enrichira chaque jour davantage ; on en formera un système, et les
langues prendront naissance. - Ils doutent même si peu du succès
de leur fiction qu'ils passent bientôt à l'affirmative, et qu'ils
disent avec une confiance remarquable : l'institution du langage est expliquée.
"
Mais, dit-il encore, si par leurs systèmes sur l'origine des langues,
ils avaient trouvé le véritable mode selon lequel elles se sont
formées, ce serait un supplice pour l'humanité que ce nombre infini
de siècles qu'il lui aurait fallu laisser s'écouler ayant qu'elle
eût découvert, développé et perfectionné le
moyen par lequel elle devait satisfaire le besoin qu'elle a de converser et
de s'entendre ? Combien de générations sacrifiées à
cette décourageante expectative ! Combien de membres retranchés
de la famille humine avant que cette famille humaine eût pu jouir de ses
droits !... Les moindres êtres de la nature ne sont pas condamnés
à cette loi outrageuse et inconséquente... Et vous, spéculateurs,
vous voudriez qu'exclusivement appelés à jouir de ce superbe don
de la parole, qui fait de l'homme un prodige perpétuel, il fût
cependant le seul qui se trouvai [67] condamné à la privation
d'un si beau droit, jusqu'à ce que les torrents des siècles, à
force de passer sur cette mine précieuse, fussent parvenus à lui
en découvrir toute la richesse ! Vous ne craignez point d'immoler les
droits les plus sacrés de l'homme à une éphémère
conception de votre esprit, et cela pendant une série incalculable de
générations ! Vous ne craignez point de voir vos enseignements
en opposition avec la rectitude d'une rigoureuse intelligence ! Vous ne craignez
point d'envoyer vos illusions se confronter avec la réalité !
"
Je termine ici l'exposition de cette remarquable conférence. La doctrine
de Saint-Martin ne manque à coup sûr ni de profondeur ni de nouveauté,
quoiqu'elle soit moins nouvelle, peut-être, que renouvelée par
1'originalité de la forme. Sa théorie du langage, fondée
sur ce principe que chaque chose dans la nature fait sa propre révélation,
est une théorie ingénieuse et vraie, mais surtout ingénieuse.
Loin d'avoir toute la fécondité qu'au premier coup d'il
on serait tenté de lui attribuer, elle ne fournit guère en définitive
qu'un argument. C'est un des mérites de Saint-Martin, mérite qui,
d'autre part, offre matière à la critique, de savoir relever une
conception ordinaire par l'inattendu de la rédaction, de chercher à
refondre, en les frappant à une effigie souvent bizarre, des doctrines
dont la rouille des siècles a effacé le titre, ou de s'approprier
une idée courante par un mot heureux. Cette tendance de son esprit a
sa source dans son indifférence pour la filiation historique des doctrines.
Il dit, il répète jusqu'à l'affectation qu'il a dès
longtemps rompu tout commerce avec les livres pour se borner [68] à un
seul livre, l'homme même ; que les ouvrages dont il est l'auteur n'ont
d'autre objet que d'engager l'homme à oublier tous les livres, sans en
excepter les siens. On conçoit donc que, ne tenant aucun compte de la
tradition philosophique et scientifique, sans se trouver d'ailleurs dans des
conditions qui le distinguent des membres d'élite de la famille humaine,
il reproduise à son insu, avec une originalité plus spécieuse
que réelle, des observations, des opinions, des systèmes qui ont
un nom dans l'histoire de l'esprit humain, et qu'il se croie le mérite
de la révélation quand il n'a guère que celui de la formule.
Presque toujours, en effet, il se flatte qu'il invente quand il se souvient,
qu'il crée quand il exhume. La vigueur d'un esprit indépendant
paye ainsi la rançon de son orgueil par les illusions inséparables
de tout effort solitaire. La vérité, du moins, y trouve-t-elle
son compte ? Il est permis d'en douter : publiée en dehors de la tradition
humaine, ce qu'elle gagne parfois en attrait, elle le perd toujours en autorité.
Cette critique générale trouve son application à différents
points de la doctrine que Saint-Martin opposait à l'enseignement de Garat.
Ainsi, quand il pose contre le sensualisme ce principe extrême : "
L'homme naît et vit au milieu des pensées, et ces pensées
font en lui leur révélation, " c'est l'antique théorie
des idées dont il s'empare et qu'il exagère.
Peut-on dire, en effet, d'une manière aussi absolue, que " l'homme
naît et vit au milieu des pensées, " en supprimant pour ainsi
dire l'élément intérieur qui [69] correspond à ces
pensées, ce foyer latent d'où la parole fait jaillir l'étincelle
qui met la vie en rapport avec la vie ? Dire que l'homme naît et vit au
milieu des pensées, et que ces pensées font en lui leur révélation,
n'est-ce pas trancher par une séparation radicale deux choses étroitement
unies, la vie et l'intelligence ? Ces pensées font en lui leur révélation
; mais il se révèle à lui-même par ces pensées,
et ces pensées sont aussi lui-même. L'homme ne serait-il plus qu'un
appareil destiné à recevoir ces pensées, sans cesser d'être
homme, comme une chambre obscure n'en serait pas moins ce qu'elle est, quoiqu'elle
attendit la lumière ? Il n'en peut être ainsi : l'intelligence
de l'homme, c'est lui ; l'homme, c'est son intelligence ; sa lumière
est sa vie, et il ne vit point sans sa lumière. Je sais bien qu'il a
été dit : " Tu n'es pas ta lumière à toi-même
; " mais il est dit aussi : " Et la vie est la lumière des
hommes. " Ici nous touchons à l'éternel problème,
au mystère impénétrable ; ici l'alternative se présente
ou de placer dans l'homme le principe des idées, d'identifier la raison
humaine avec la raison infinie, l'homme avec Dieu ; ou bien de dégrader
l'intelligence, l'uvre de Dieu, qui ne crée que des uvres
vives, en lui refusant la spontanéité, en la réduisant
à n'être qu'une table rase, un pur néant. Entre ces deux
excès, la conscience de ce que nous sommes doit tenir la balance. Il
en est pour la question des idées comme pour celle du libre arbitre :
nous sentons la spontanéité de notre intelligence comme nous sentons
l'existence de notre liberté, et il ne faut pas plus admettre la fiction
de l'indépendance d'un être qui ne s'est pas créé
[70] lui-même, qu'il ne faut admettre l'identité substantielle
de l'être créé et du souverain créateur. Il faut
reconnaître l'illumination de la raison humaine par la lumière
incréée, comme nous reconnaissons l'action de la volonté
divine sur la nôtre, sans en conclure que c'est Dieu lui-même qui
pense, qui veut toutes les pensées et toutes les volontés de l'homme.
L'expression de Saint-Martin, quoique justifiable à certains égards,
n'en est pas moins beaucoup trop exclusive et trop absolue.
Sa doctrine du sens moral n'est pas non plus exempte de reproche.
Lorsqu'il dit que le sens moral est une faculté plus radicale encore
et plus profonde que la raison, il méconnaît le lien intime et
nécessaire qui existe entre ce qui pense et ce qui veut en nous.
Le mot sens, quoique pris métaphysiquement, jette de la confusion dans
le style et même dans les idées. Qu'est-ce qu'un sens qui est aussi
une faculté, et qui cependant est plus profond et plus radical qu'une
faculté ?
Il oublie d'ailleurs qu'il a lui-même établi l'identité
de tout ce qu'on nomme tour à tour pensée, âme, raison,
entendement, sens moral..., d'où il suivrait que le sens moral est une
faculté plus radicale encore et plus profonde que le sens moral.
Et lors même que le vice de l'expression ne l'amènerait pas à
cette malheureuse tautologie, il ne serait pas plus facile d'admettre que l'entendement
ou la raison soit en nous quelque chose de moins radical et de moins profond
que le sens moral. Cela pourrait se dire [71] à la rigueur de la volonté,
qui est tout à fait nous-mêmes, où il n'entre rien d'impersonnel
; mais le sens moral n'a pas moins d'affinité avec la raison qu'avec
la volonté, qui se rapportent, l'une à la connaissance, l'autre
à l'exécution de la loi morale. Saint-Martin accusait Garat d'oublier
les premières paroles de son programme, et de méconnaître
l'intima sympathia de Bacon, et lui-même ne sait plus distinguer dans
l'homme l'élément qui correspond au bien et celui qui correspond
au vrai. Garat n'admettait que la correspondance au vrai ; Saint-Martin en vient
presque à n'admettre que la correspondance au bien. Garat réduisait
tout à la sensation ; Saint-Martin veut tout réduire au sens moral.
Toutefois, il faut le reconnaître, dans la théorie de Saint-Martin,
l'erreur n'est point au fond des choses : c'est le langage qui manque d'exactitude
et de rigueur.
Ce qu'il dit en rabaissant les révélations religieuses n'est qu'une
concession à l'esprit du temps, appuyée sur un non-sens. Les révélations,
suivant lui, roulent dans ce cercle vicieux, d'avoir non seulement besoin de
l'intermède de l'homme pour se transmettre, mais encore de ne pouvoir
se démontrer d'une manière efficace que par nos propres facultés.
-Est-ce donc là une cause nécessaire d'erreur ? Et ce qu'il entend
lui-même par révélation, la révélation naturelle
procède-t-elle autrement ? L'homme peut-il rien obtenir, dans l'ordre
intellectuel comme dans l'ordre physique, qui ne lui soit transmis par l'intermédiaire
de l'homme ? N'est-ce pas la parole humaine qui va éveiller dans l'âme
naissante la révélation de ses facultés ? Et n'est-ce pas
par ces facultés mêmes que nous sommes mis en mesure de juger de
la [72] certitude de leurs propres témoignages ? Ce qu'il dit contre
les révélations religieuses retombe entièrement sur la
révélation naturelle.
Triste époque, où il fallait se défendre comme d'un crime
de toute tendance au sentiment religieux, où la moindre expression de
ce sentiment croyait avoir besoin de conjurer par l'excuse la persécution
ou le ridicule ! Saint-Martin, le diviniste, l'homme de désir, en prenant
congé de son adversaire, se croit donc obligé d'écrire
cette page qui a la valeur d'un document historique :
" Cette doctrine, lui dit-il, ne doit pas vous donner d'ombrage ; et si
vous l'aviez approfondie, vous ne m'auriez pas reproché, comme vous l'aviez
fait dans la séance, d'avoir une tendance aux idées religieuses.
Je ne répondis rien alors, parce qu'il aurait fallu parler de moi, et
que je ne croyais pas à propos, dans des matières aussi importantes,
de transformer une question de choses en une question de personne. Je peux y
revenir à présent que notre discussion est finie, en vous disant
que dans ma jeunesse j'ai servi quelques années en qualité d'officier
dans les troupes de ligne ; qu'étant entraîné par des goûts
d'études, je suis rentré de bonne heure dans ma retraite et dans
mon indépendance ; que depuis lors je n'ai rien été ni
sous l'ancien régime ni sous le régime actuel, et qu'ainsi ni
mon état ancien ni mon existence présente n'offrent le vernis
de la superstition et du fanatisme. "
Chapitre III. Essai sur les Signes et sur les Idées. [73]
Nascuntur ideæ,
fiunt signa.
[73]
Cette dispute avec
Garat, ou la bataille Garat, comme on l'appelait alors, ne finit pas avec les
cours de l'école Normale. L'Institut, fondé par l'article 98 de
la Constitution de l'an III, ayant ouvert ses portes à la plupart des
professeurs de cette école, Garat fut appelé le second après
Volney à faire partie de la seconde classe : Sciences morales et politiques,
première section : Analyse des sensations et des idées.
Peu de temps après, vers l'an V, cette classe proposa, pour sujet du
prix d'idéologie à décerner en l'an VI, la question suivante
: Déterminer l'influence des signes sur la formation des idées.
Dans cette question, le programme en faisait remarquer cinq comme dignes d'une
attention particulière, savoir :
1. Est-il bien vrai que les sensations ne puissent se transformer en idées
que par le moyen des signes ? Ou, ce qui revient au même, nos premières
idées supposent-elles essentiellement le secours des signes ?
2. L'art de penser serait-il parfait, si l'art des signes était porté
à sa perfection ?
3. Dans les sciences, où la vérité est reçue sans
contestation, n'est-ce pas à la perfection des signes qu'on en est redevable
?
4. Dans les sciences qui fournissent un aliment éternel aux disputes,
le partage des opinions n'est-il pas un effet nécessaire de l'inexactitude
des signes ?
5. Y a-t-il un moyen de corriger les signes mal faits et de rendre toutes les
sciences également susceptibles de démonstration ?
Toutes ces demandes,
évidemment tracées par la plume de Garat sous la dictée
de l'esprit de Condillac, étaient comme un défi porté de
nouveau au redoutable élève de l'école Normale. Le gant
fut relevé: Seulement il ne paraît pas que Saint Martin ait accepté
le combat devant des juges qui avaient son adversaire pour collègue.
Il répondit, et fit de sa réponse le 70° chant de l'étrange
poème en prose, intitulé le Crocodile , [75] où l'essai
sur les signes et les idées est censé l'ouvrage d'un petit cousin
de madame Jof (la Foi), rédigé par un psychographe, sous le règne
de Louis XV. Il fut cependant imprimé à part en l'an VII, avec
cette épigraphe : Nascuntur ideæ, fiunt signa, qui, à elle
seule, est une réfutation des données condillaciennes de la question.
Je vais présenter une analyse fidèle de cette dernière
critique, qui dut porter à la toute-puissance du Sensualisme une nouvelle
atteinte.
I. De la nature des signes.
" Tout ce
qui est apparent ou externe dans les êtres peut être regardé
comme étant le signe et l'indice de leurs propriétés internes
; et la chose signifiée c'est l'ensemble de ces propriétés
internes.
" On peut dire que tout ce qui est susceptible d'exciter en nous une sensation
ou une idée, peut se regarder comme un signe, puisque rien ne se peut
communiquer à nos sens et à notre intelligence que par des propriétés
externes que nous sommes obligés de percer et de décomposer pour
arriver aux propriétés internes qui y sont renfermées.
" Il n'y a rien de ce qui est sensible, qui ne soit pour nous dans l'ordre
des signes, - puisqu'il n'y a rien non plus parmi les choses sensibles dont
nous ne puissions nous servir comme signes pour transmettre nos idées
à nos semblables.
Il faut donc distinguer deux sortes de signes : les signes conventionnels et
les signes naturels : ceux-ci, [76] déterminés et fixes ; les
autres, variables dans l'essence et la forme.
Ce pouvoir que nous avons d'imposer à notre gré un sens et une
idée aux objets quelconques est un des droits éminents de l'homme
: il s'exerce spécialement d'homme à homme. Car s'il y a aussi
un commerce de signes parmi plusieurs classes d'animaux, c'est un commerce de
signes serviles et limités : cris d'appel, manières de s'avertir
les uns les autres en cas de danger, etc. Ils n'ont pas comme l'homme la faculté
de se créer des signes, ni celle d'en varier la signification.
Nous ne pouvons non plus exercer ce droit complètement qu'envers des
êtres doués d'intelligence ; car la portion que nous en employons
avec quelques espèces d'animaux est bien restreinte ; et comme les animaux
que nous stylons demeurent toujours passifs à notre égard, ils
ne font que répondre à ce que nous leur demandons.
Quand des hommes très célèbres, voulant plaider la cause
des animaux, ont prétendu que leur privation en ce genre ne tenait qu'à
leur organisation, et que, s'ils étaient autrement conformés,
on ne leur trouverait aucune différence d'avec nous, tout ce qu'ils ont
dit par là est en dernière analyse que si l'homme était
une bête, il ne serait pas un homme ; et que si la bête était
un homme, elle ne serait pas une bête. "
D'autre part, ceux qui ont voulu regarder l'homme comme une table rase, n'auraient-ils
pu se contenter de le regarder comme une table rasée, mais dont les racines
restent encore et n'attendent que la réaction [77] convenable pour germer
? Ce terme moyen aurait concilié, peut-être, et le système
ancien qui prétend que nous avons des idées innées, et
le système moderne qui prétend le contraire. Car l'un et l'autre
donnent également dans l'extrême.
En effet, si les idées complètes étaient innées
en nous, nous ne serions pas obligés de passer, comme nous le faisons,
sous la loi impérieuse du temps, et par la lenteur indispensable du perfectionnement
de notre intelligence ; et si le germe de l'idée n'était ou ne
se semait pas en nous, ce serait en vain que nous passerions sous cette loi
impérieuse du temps et par la lenteur de l'éducation.
Aussi avec un peu plus d'attention, Locke, le fameux adversaire des principes
innés, n'aurait pas dit si légèrement dans le premier chapitre
de son premier livre : Si ces vérités étaient innées,
quelle nécessité y aurait-il de les proposer pour les recevoir
?
Il est bien vrai que si un gland était un chêne, on n'aurait pas
besoin de le semer et de le cultiver, pour lui faire manifester l'arbre majestueux
qui en provient : mais si, parce qu'il n'est pas un chêne, on prétendait
que le germe ou la faculté de produire ce chêne par la culture,
n'est pas dans le gland, il est constant alors qu'on soutiendrait une erreur
démontrée par le fait. "
[78]
II. De la source des signes ; des différentes classes de signes ; méprise
sur cet objet.
" Pour que
le commerce mutuel des signes existe relativement à nous, il faut non
seulement que nous trouvions à pouvoir faire entendre notre sens ; mais
encore que nous ayons en nous un germe de désir qui soit comme le mobile
radical de l'idée que nous nous proposons d'exprimer ; ce n'est qu'à
la suite de ces deux conditions que le signe peut naître.
Un homme désire d'avoir un vêtement pour se préserver du
froid ; à ce désir, quand il est converti en résolution
succède l'idée du vêtement ; puis le vêtement arrive,
et procure le bien-être désiré.
Or, l'idée du vêtement est le signe du désir de l'homme
; et le vêtement est le signe de l'idée que l'homme a conçue
en conséquence de ce désir. "
Ainsi, la source primitive de toute espèce de signes est le désir.
Les signes prennent différents caractères en passant de l'ordre
de l'idée dans l'ordre des sens et en repassant de l'ordre des sens dans
l'ordre de l'idée.
Enfin, il peut se trouver dans ces opérations une infinité de
combinaisons où l'ordre intelligent et l'ordre sensible jouent alternativement
ou conjointement leur rôle et qui se multiplieront ou se simplifieront
en raison de la complexité ou de la simplicité des faits.
III. Développement physiologique.
La nature voulant
établir un commerce entre ses productions et nous, a divisé en
cinq classes leurs [79] voies de relation ou leurs signes ; elles se communiquent
donc à nous en se faisant voir, en se faisant entendre, en se faisant
goûter, en se faisant sentir, en se faisant toucher. La nature simplifie
et réunit ainsi sous un petit nombre de caractères, les propriétés
innombrables dont elle est la source et l'ensemble.
Nous avons aussi cinq moyens ou cinq organes analogues à ces cinq voies
de relation, et sous ce même nombre se trouve simplifiée et réunie
l'intensité de nos facultés passives.
Nous pouvons regarder nos cinq sens comme autant d'organes sécrétoires,
chargés de séparer dans le corps universel de la nature les qualités
ou les signes auxquels ils sont affectés, comme nous voyons que nos glandes
et nos viscères remplissent cette fonction-là dans notre propre
corps.
Notre sensorium, par ses diverses bases de sensibilité, est chargé
d'épurer les différentes sensations qui lui parviennent par l'organe
des sens, afin qu'il puisse se rendre, en qualité d'instinct, un compte
exact de ce qui se passe dans les relations de l'individu et veiller à
sa conservation.
L'Idée a une destination semblable par rapport aux réactions que
le sensorium exerce sur elle, réactions qui la réveillent et l'exercent
à développer les facultés dont elle est douée. C'est
à elle de saisir le point de jour enveloppé dans le nuage de ces
réactions et de maintenir en bon état ses propres moyens de perception,
afin qu'ils ne soient point obstrués par la confusion des signes et des
images.
Enfin le jugement a aussi une semblable destination [80] par rapport à
l'idée : il doit extraire de l'idée qui lui est présentée
une qualité qui se lie à lui, mais qui est comme enveloppée
dans le tourbillon de l'idée elle-même. L'Idée cherche dans
les réactions qu'elle reçoit un aliment propre à nourrir
sa vivacité, sa curiosité : le jugement cherche dans l'idée
la justesse et l'utilité, c'est-à-dire la conformité de
l'idée même avec l'attrait qui la presse. "
- D'où il faut conclure la prééminence du jugement sur
toutes les autres facultés.
Jusqu'à l'idée, toutes nos facultés travaillent d'abord
principalement pour elles-mêmes. A commencer par le jugement, nos facultés,
c'est-à-dire notre raison, notre discernement ne semblent plus employés
que comme des guides ou agents qui sont censés ne plus exister pour leur
propre compte.
Jusqu'à l'idée, nos facultés semblent n'être que
de simples citoyens, à commencer du jugement, nos facultés semblent
être des fonctionnaires publics et des ministres.
Or des fonctionnaires supposent un état qui les emploie.
Newton regardait la nature comme le sensorium de la divinité. Mais il
fallait nous offrir le complément de cette belle image en nous montrant
le degré intermédiaire qui joint la divinité à l'univers.
Cet intermédiaire, c'est le jugement de l'homme, sans quoi Dieu n'aurait
point de ministre dans l'immensité des choses.
Le jugement de l'homme est le véritable témoin et le signe direct
de la divinité. "
[81]
IV. De l'objet des signes et des idées.
A prendre les choses
en remontant, ou par la voie de l'analyse, suivant la méthode de la plupart
des observateurs modernes, il est certain que les signes se présentent
avant les idées et les tiennent sous leur dépendance.
A prendre les choses en descendant, par la voie de la synthèse, les idées
se présentent avant les signes, puisque ceux-ci n'en sont que l'expression.
Ainsi la plante est l'expression d'un germe enseveli dans la terre. Ce germe
inconnu en quelque sorte pour l'observateur est par conséquent antérieur
à la plante développée, antérieur à son expression.
" Condillac dit dans sa logique que la synthèse commence toujours
mal, il devrait ajouter : dans la main des hommes. Car elle commence toujours
fort bien dans les mains de la nature qui ne peut jamais commencer que par là
tous ses ouvrages, jusqu'à ses destructions ou réintégrations,
qui n'arrivent que parce qu'elle a déjà retiré et replié
le principe de vie et d'activité des corps, tandis que nous ne jugeons
de cette destruction commencée que par l'analyse, c'est-à-dire
par l'altération visible des formes et des qualités extérieures.
Pourquoi en effet la synthèse commence-t-elle toujours mal dans la main
des hommes ? c'est précisément parce qu'ils repoussent et excluent
les principes synthétiques universels, d'où toutes les clartés
devraient découler naturellement comme les corollaires [82] découlent
de l'axiome ; c'est qu'ils veulent non pas aller du connu à l'inconnu,
comme ils disent, mais substituer le connu à la place de l'inconnu, le
signe à la place de sa source, et la branche de l'arbre à la place
de sa racine qui doit rester dans la terre. Condillac abuse donc du droit de
conclure quand voulant étendre sur la synthèse une proscription
générale il prétend punir la nature de la maladresse des
hommes. Que ne condamne-t-il aussi les architectes de poser d'abord le fondement
d'une maison et de ne pas commencer à la bâtir par le toit, les
murs et les fenêtres ; car, à en juger par sa statue et sa méthode,
il nous expose à croire que tel serait l'esprit de sa doctrine.
Mais pour résoudre simplement la question de priorité entre les
signes et les idées, les idées ne pourront-elles pas se considérer
sous deux rapports différents, tels que nous la présente la double
époque de notre enfance et de notre âge de raison ? Ainsi d'une
part, les idées seraient dans la dépendance des signes, à
la satisfaction du système de l'analyse ; d'autre part elles auraient
la prééminence, à l'avantage de la synthèse ? Et
pourrait-on se refuser à cet accommodement, puisqu'il est évident
que tantôt nous recevons des idées par le secours des signes et
tantôt par le secours de ces mêmes signes nous communiquons à
notre tour des idées.
Si les idées ne marchent pas sans les signes, les signes marchent encore
moins sans les idées.
Quel est l'objet de l'idée ? c'est de se manifester, c'est de remplir
de son sens et de son esprit, tout ce qui est capable d'en recevoir la communication.
[83] Quel est au contraire l'objet du signe ? c'est de pénétrer
par la réaction jusqu'au germe de l'idée et de la développer,
comme les sucs de la terre réactionnent et développent la plante...
Le signe se termine à l'idée. C'est là sa fin. L'idée
au contraire ne se termine pas au signe. Il n'est pour elle qu'un moyen, une
voie, pour aller plus loin. L'idée traverse la région des signes
et aspire à la région des idées qui est la sienne. Elle
ne peut se plaire, comme tout ce qui existe, que dans son pays natal, et elle
n'a de repos que lorsqu'elle y est retournée.
Le rang ou la prééminence entre les signes et les idées,
et entre les idées et les signes n'est donc plus un problème.
Il est clair que les idées sont comme les souverains, et les signes n'en
sont que les ministres : les idées engendrent et tracent le plan, les
signes l'exécutent. Elles gouvernent et ils obéissent. "
V. Qui est-ce qui influe le plus des signes sur les idées ou des idées sur les signes ?
Si le rang ou la
prééminence des idées sur les signes n'est plus un problème,
la question de leur influence respective est également décidée.
Les signes, à proprement parler, n'influent point sur la formation des
idées, mais seulement sur leur développement. Quoique nécessaires
pour les transmettre, ils ne sauraient passer pour en être le principe
et les générateurs. Les idées, au contraire, influent non
seulement sur le développement des signes par lesquelles elles se [84]
manifestent, mais encore sur leur formation, sur leur génération,
sur leur création.
Lorsqu'un signe s'approche de moi, je vois l'idée de ce signe pénétrer
jusque dans mon être pensant, et y apporter l'empreinte des clartés,
des intelligences et des lumières qu'elle a dessein de me transmettre
et de manifester en moi et par moi, tandis que je vois le signe s'arrêter
modestement à l'entrée et disparaître même après
avoir déposé les dépêches dont il est chargé.
Je vois l'idée choisir et créer son messager, et disposer de tous
les accessoires du message, tandis que le signe est réduit au rôle
de commissionnaire exact et fidèle, et ne connaît de sa mission
que ce que l'idée veut bien lui en confier.
Le voisinage de la sensation inférieure et de l'idée, ainsi que
les rapports de l'instinct et de l'entendement font que souvent l'un empiète
sur l'autre ; de là il arrive que beaucoup de gens ont voulu non seulement
introduire cet instinct inférieur dans l'entendement, mais même
lui soumettre toutes les opérations de notre être pensant. "
Vainement prétendrait-on expliquer par cet instinct seul tous les actes
de l'homme ; et c'est à tort qu'on voudrait le juger sur sa conduite
de chaque jour. Altérant, comme il le fait sans cesse, et paralysant
ses facultés les plus puissantes, " il se lie d'autant sous le joug
de son instinct inférieur, qui n'est plus même alors que le ministre
de ses égarements et de ses dépravations. "
[85] Non, ce n'est pas en le voyant ainsi les ailes liées ou même
en les lui retranchant, qu'on serait fondé à dire qu'il n'en avait
point. Tout ce qui se fait journellement aux yeux de l'homme et même tout
ce qui se dit à son esprit, remue bien plus en lui la région de
l'instinct que la région de l'entendement. Pour pouvoir juger de lui,
il faudrait au moins auparavant remuer autant en lui la région de l'entendement
que celle de l'instinct. "
Ière Question. Est-il bien vrai que les sensations ne puissent se transformer en idées que par le moyen des signes ? Ou, ce qui revient au même, nos premières idées supposent-elles essentiellement le secours des signes ?
Aucune idée
ne peut naître en nous sans le secours essentiel des signes.
Cette vérité est incontestable, soit que nous considérions
la naissance de nos idées en remontant et par voie d'analyse, puisque
tout objet sensible extérieur et toute impression qu'il transmet apportant
des images et des réactions à notre pensée, qui sans cela
ne se réveillerait point, soit que nous considérions la même
question en descendant et par voie de synthèse, car tout être pensant
qui voudrait agir sur moi et me communiquer une idée ne pourrait y parvenir
que par des signes : ce n'est que par le langage des gestes et des signes que
l'intelligence de l'enfant est éveillée. Enfin, de quelque manière
que l'on envisage l'origine du [86] genre humain, le germe radical de la pensée
n'a pu lui être transmis que par un signe ; et ce signe suppose une idée
mère. Or, si l'on savait se rendre au témoignage que le jugement
ou la raison rend à l'existence de cette idée mère, on
ne tarderait pas à " ne plus apercevoir que la prédominance
universelle, " d'une part, et, de l'autre, " cette universelle cohérence
que nous avons avec elle, " en sorte que " ce n'est que sur elle que
portent tous nos mouvements, justes ou faux, et que ce n'est que vers elle que
visent toutes nos idées et toutes nos langues. "
De même que " nos idées prennent corps en nous et se substantialisent,
" pour se faire bien connaître à nous-mêmes et se transmettre,
il faut aussi que " l'idée mère ait le pouvoir de caractériser
ses plans et de les substantialiser à sa manière. Nos idées
sont les archives vivantes de notre esprit, qui le suivent et l'accompagnent,
et " c'est la pensée de l'homme épurée et filtrée"
que l'idée mère a choisie pour être comme le recueil de
ses suprêmes capitulaires.
Cependant que les hommes du torrent, que les philosophes vulgaires se gardent
de conclure de la nécessité des signes pour le développement
des idées à " l'espérance de s'emparer du secret de
leur formation ; car, s'il était vrai qu'il y eut pour cela un ordre
de signes fixes, ils ne l'atteindraient jamais en ne le cherchant que dans l'ordre
mobile et incertain de leurs aveugles tâtonnements, dans cette région
aride où le voyageur voit toujours un ciel couvert de nuages obscurs
qui se succèdent incessamment sans qu'il en descende jamais une seule
goutte de ces pluies [87] salutaires qui lui rendraient le double service de
le désaltérer et de dégager à ses yeux l'horizon.
"
IIe Question. L'art de penser serait-il parfait, si l'art des signes était
à sa perfection ?
" Si les pensées
premières et fondamentales sont fixes comme les axiomes, les signes oui
leur appartiennent doivent être fixes aussi.
" La nature nous offre à chaque instant des signes dont nous ne
pouvons nier la perfection. Or, plus ces signes sont nombreux et parfaits, plus
doivent être nombreuses et parfaites les idées qu'ils renferment
et qu'ils nous apportent. "
Mais qu'ont vu les hommes dans cet ensemble régulier et constant ? Un
pur mécanisme, résultat de la matière et du mouvement.
Ils ne se sont pas même demandé " s'il y avait une cause au
rassemblement de ce mouvement et de cette matière, et comment l'un et
l'autre se seraient mis, de leur plein gré, dans cette situation si violente,
où le mouvement tourmente la matière qui ne tend qu'au repos,
et où la matière contrarie le mouvement qui ne voudrait point
de repos et point de bornes. "
Oubliant la véritable clef, qui ne se peut montrer que dans la pensée
rectifiée de l'homme, quelle idée ont-ils encore prêtée
à cet admirable système des choses ? " L'idée du hasard,
c'est-à-dire le néant de toute idée ; " et voilà
à quoi a abouti dans leur esprit ce magnifique et vaste signe, qui ne
peut être que [88] l'expression d'une idée encore plus magnifique
et plus vaste que lui.
D'autre part, suivant les grammairiens encyclopédistes, " aucun
mot ne peut être le type essentiel d'aucune idée ; par conséquent,
tous les mots sont conventionnels ; " et toutefois, suivant eux, les principes
de la grammaire en général sont fixes, éternels et universels.
Or d'autres principes plus sublimes et plus universels encore que ceux de la
grammaire, et dont l'existence n'est pas moins certaine, ont nécessairement
des moyens ou modes d'expression, fixes, éternels et universels comme
eux. La jouissance de ces moyens nous est étrangère ; mais cette
privation ne prouve rien contre l'existence de leur principe, pas plus que le
mutisme de l'enfant au berceau ne prouve contre l'existence des langues usuelles.
" Si ces signes fixes et parfaits existent, nous sommes fondés à
en parler, ne fût-ce que pour nous consoler dans notre privation ; car
s'ils étaient dans notre possession, nous serions trop occupés
à en jouir pour avoir le loisir et le besoin d'en parler. "
Quant à la question de porter à la perfection l'art des signes
conventionnels, elle en présuppose une autre, celle de la perfection
même de la pensée. Tout signe, en effet, fixe ou arbitraire, ne
peut apporter que le sens qu'on a placé en lui. Or, si l'homme avait
la perfection de la pensée, il n'aurait plus besoin de recourir à
l'art parfait des signes comme moyen.
[89]
IIIe Question. Dans les sciences où la vérité est reçue sans contestation, n'est-ce pas à la perfection des signes qu'on en est redevable ?
" Dans ces
sciences (les mathématiques, par exemple), les signes fixes sont parfaits,
parce qu'ils tiennent aux lois de la nature que l'homme n'a point faites, c'est-à-dire
aux lois du mouvement, de l'étendue, de la mesure, du nombre, du poids.
Si les signes conventionnels que nous employons pour exprimer ces lois ont une
sorte de perfection, elle n'est due qu'à leur très petit nombre.
Ils sont moins des signes que l'enveloppe des signes fixes et parfaits qui les
précèdent ; et leur principal mérite est celui qui appartient
à toutes les enveloppes bien faites, c'est-à-dire celui de renfermer
le plus de choses possibles, sans nuire à ce qu'elles renferment, et
de concourir au contraire à sa conservation.
La perfection de ces signes est si peu fixe, que nous sommes les maîtres
de les varier à notre gré, pourvu qu'à chaque changement
nous donnions la clef de notre chiffre.
Enfin, ces signes conventionnels sont dans une telle proximité des signes
fixes et parfaits, soit les figures géométriques qui parlent aux
yeux de notre corps, soit les propositions et les axiomes qui frappent les yeux
de notre esprit, " que ce sont plutôt ces signes parfaits qui nous
dirigent que ceux que nous mettons pour un moment à leur place. "
On ne doit donc à ces signes mathématiques [90] conventionnels
que l'avantage de la célérité et de la facilité
dans les opérations ; mais ils ne sont pas nécessaires, car "
sans eux on arriverait au même point en donnant un temps plus long à
combiner et suivre les traces des signes fixes ; " et ils sont imparfaits,
car " si quelqu'un n'avait aucune notion des vérités de mathématiques,
et que, pour les lui apprendre, on se bornât à lui développer
la marelle et le mécanisme des opérations de l'algèbre,
on peut être sûr que toutes ces vérités mathématiques,
dont on prétendrait l'instruire ainsi, demeureraient nulles et étrangères
pour lui. "
IVe Question. Dans les sciences qui fournissent un aliment éternel aux disputes, le partage des opinions n'est-il pas un effet nécessaire de l'inexactitude des signes
" Non : il
n'est que l'effet de la distance où nous tenons nos signes factices et
conventionnels, c'est-à-dire nos définitions systématiques
et nos langues écrites ou parlées, des signes fixes et parfaits
qui sont cependant partout à notre portée. Et parmi ces derniers
signes, il faut mettre en premier rang ces axiomes supérieurs, ces vérités
impérieuses et fondamentales, ces idées frères enfin, qui
ne sont point des sensations, mais qui cependant devraient servir de base à
toutes nos idées et de régulateur à toutes nos langues.
Or c'est à l'aide de ces signes créés par nous et arbitraires
que nous voulons parcourir et tracer les plans de cette région incommutable
et permanente, que nous dérobons nous-mêmes à notre vue.
Nous voulons [91] la concentrer dans nos signes, sans laisser les siens près
de nous, pour nous rectifier dans nos erreurs, comme nous le pouvons dans les
mathématiques ; nous voulons l'assujettir à nos signes, et c'est
aux siens que les nôtres devraient être assujettis.
C'est donc en nous tenant à un si grand intervalle de l'objet dont nous
traitons dans les sciences regardées comme inexactes, que nous ne faisons
qu'errer et circuler dans nos opinions, dans nos disputes, dans nos ténébreuses
conjectures... Nous employons sans cesse les mots de ces sciences, et notre
esprit ne s'approche jamais des éléments réels et sensibles
sur lesquelles elles reposent, nous ne semblons, au contraire, occupés
qu'à les repousser et à les anéantir... Or, plus les sciences
se sont trouvées au-dessus de cette région mixte et confuse dans
laquelle nous nous naturalisons par faiblesse et par habitude, plus les méprises
ont été grandes, préjudiciables et désastreuses.
Il ne faudrait, pour s'en convaincre, que considérer les abus de tout
genre qui ont obscurci et défiguré le champ des sciences religieuses
et divines. "
V. Question. Y a-t-il un moyen de corriger les signes mal faits, et de rendre toutes les sciences également susceptibles de démonstration ?
" Dans les
choses journalières et communes qui occupent naturellement les hommes,
nos langues usuelles sont suffisantes et elles peuvent aisément se perfectionner
selon leur mesure, parce que là les objets sont continuellement à
notre portée, et qu'elles ne nous en [92] offrent que des définitions
précises, toujours prêtes à être rectifiées
par la présence de ces mêmes objets.
Or, pour que nos langues supérieures ou les langues des sciences impalpables
nous rendissent le même service, ne faudrait-il pas la même condition
? et si nous nous tenons loin des objets, en vain nous soignerons les paroles
dont nous voudrons les peindre, cela pourra-t-il annuler la distance ?...
... Quelque parfaite que soit notre langue en particulier, nous en sommes encore
réduits à chercher le moyen de perfectionner nos idées
; et quelque riche qu'elle soit, elle ne le sera jamais assez tant que nous
ne nous porterons pas nous-mêmes jusqu'à la région des choses
que nous voulons confier à ses pinceaux. "
La langue ne vaut que par ce que l'esprit en sait tirer. Plus les écrivains
ont de talent et de génie " plus elle développe ses ressources
et ses moyens : elle baisse avec les esprits nuls et impuissants. C'est à
l'intelligence à mener les langues, et non point aux langues à
mener l'intelligence. "
" Notre esprit procède toujours et nos langues demeurent ; mais
il est également vrai que nos langues ont procédé, et que
nos esprits ont demeuré. " Et de là, de stériles et
pernicieux progrès ; au lieu d'une riche simplicité, nos langues
se sont chargées d'une indigente abondance.
Mais, d'autre part, " il ne faut pas croire que les langues sauvages, qui
sont dépourvues des faux ornements des nôtres, soient pour cela
plus près de la vraie richesse. Elles ne sont presque que des langues
animales ; enfoncées jusque dans le limon du torrent, [93] elles s'élèvent
encore moins que les nôtres jusqu'aux fécondes régions de
l'intelligence. "
Il faut qu'il y ait un terme à l'idée ? Quel est ce terme ?
" Aucun signe
ne se termine à lui-même. L'idée elle-même est un
signe. Elle ne doit donc pas non plus se terminer à elle-même.
L'idée n'est qu'un tableau mixte de clartés et de ténèbres,
une espèce de petit chaos dans lequel la lumière éclôt
et excite une affection supérieure à l'idée même.
"
Cette affection est le but " où l'idée nous fait atteindre,
" et nous jouissons de cette affection " parce que nous arrivons alors
à une région neuve, calme, lumineuse, qui rend le repos à
toutes nos facultés, qui nous paraît douce après le travail
de notre pensée qui s'identifie pour ainsi dire avec nous, qui nous rapproche
enfin de ce que nous pouvons appeler l'IMPRESSION MÈRE :
Car il y a sans doute une impression mère, comme il y a une idée
mère. " Dans cette impression mère, en effet, c'est-à-dire
sans " un désir primordial s'engendrant lui-même, remplissant
tout, pénétrant partout, rien ne s'aimerait, rien ne s'attirerait.
" Mais pourquoi la jouissance et l'affection sont-elles le terme de l'idée
? C'est que l'idée n'est que le signe et l'expression du désir
; c'est que, comme telle, elle doit nous ramener à son terme qui doit
être analogue et de même nature que son principe ; c'est que son
principe étant le désir, son terme doit être d'autant plus
vaste et [94] plus intéressant qu'il est comme l'accomplissement et la
possession de tout ce qui était concentré et comprimé dans
la violence du désir.
Pourquoi, en même temps, les jouissances les plus sublimes et les affections
les plus élevées sont-elles celles qui nous ravissent et nous
charment le plus ? C'est qu'il n'y a que le désir pur et l'affection
vraie qui engendrent ; et que l'esprit qui est vivant ne peut être heureux
sans 'engendrer des fruits de sa classe.
Mais, comme il y a peu d'hommes qui dirigent leur vue vers ce vrai but, on doit
peu s'étonner que l'esprit de l'homme, faisant tous les jours tant d'alliances
contre nature, paraisse si souvent stérile ou n'offre que des fruits
'sauvages et monstrueux qui ne peuvent point transmettre la vie. "
Dans ce remarquable écrit, où une fine analyse se joint souvent
à la profondeur des vues synthétiques, deux partis sont à
distinguer : l'une consacrée à la réfutation du système
de la sensation, l'autre à l'exposition des doctrines particulières
de l'auteur. Bien que ces deux parties soient, à chaque page, étroitement
liées ensemble, elles ne relèvent pas toutefois d'une même
appréciation. Autant la première me paraît solide et fondée
en raison, autant la seconde me semble insuffisante et obscure. Le style manque
absolument de vigueur. Dans la fière intention de vaincre ses ennemis
avec leurs propres armes, Saint-Martin adopte leur langage, comme je l'ai déjà
remarqué, et présente sous les mêmes termes une opinion
toute contradictoire. Cette confusion jette de l'obscurité sur ses pensées
et trouble l'intelligence du lecteur. Dans la [95] philosophie de la sensation,
le mot signe est clair ; dans la bouche de Saint-Martin, il devient obscur ;
il reçoit d'ailleurs une extension outrée. Toutefois ; cette extension
admise, il faut reconnaître que tout être ; tout objet extérieur,
est un signe pour l'intelligence. Mais pour saisir l'objet proposé à
ses regards et communiquer ensuite sa propre conception, l'intelligence a besoin
d'un signe. Tout, dans l'ordre actuel (qui n'est point " le pays des idées
" ou des réalités), n'est donc que signe, et signe de signe
: cela est vrai ; mais est-ce clair ?
Cette simplification sous-entend, à la vérité, la substance
invisible ; elle implique partout l'existence de l'ordre fixe et immatériel
; mais elle a le suprême inconvénient de réunir sous une
même expression et l'objet de la pensée, et la pensée elle-même
(car la pensée est aussi un signe pour la pensée) ; et le nom
par lequel la pensée affirme son objet. En outre ; la division qu'il
établit entre les signes laisse beaucoup à désirer. S'il
distingue avec raison les signes naturels et fixes, et les signés conventionnels
et variables ; en d'autres termes, s'il sépare les signes que nous présente
la nature, de ceux qui composent le commun trésor des langues vulgaires
; que ne distingue-t-il, entre ces derniers, les signes qui correspondent à
l'ordre intellectuel et moral ? Car, en admettant ce que je suis loin d'accorder
sans restriction la mutabilité des signes relatifs aux changeantes habitudes
de la vie ; il faudrait toujours reconnaître la stabilité et la
perpétuité de ces autres signes, représentatifs des vérités
nécessaires, qui sont dans les idiomes humains comme [96] les organes
de la vie. Assurément, ce n'est pas à des circonstances tout extérieures,
telles que des diversités de formes et de rythme, que le philosophe s'arrêterait
pour hésiter à les classer parmi les signes fixes et immuables.
Car ce caractère de fixité, dépendant de la fixité
de l'objet représenté, est, pour ainsi dire, intérieur
au signe et persiste malgré le nombre ou la variété des
enveloppes. Saint-Martin me paraît donc encourir ce double reproche d'identifier
les signes fixes avec les objets eux-mêmes et d'oublier ensuite dans l'énumération
des signes qu'il appelle conventionnels, ceux qui, pour n'être point l'expression
des sciences exactes, n'en ont pas moins la constance et la stabilité
des vérités qu'ils représentent. Et cet oubli n'est qu'une
suite de son dédain pour l'aveuglement où nous sommes, quand "
nous voulons, dit-il, à l'aide des signes créés par nous,
parcourir et tracer les plans de la région incommutable et permanente,
" nous bornant nous-mêmes à " nos définitions
systématiques, à nos langues écrites ou parlées,
" loin " des signes fixes et parfaits, " qui, suivant lui, "
sont cependant partout à notre portée. " Or, quels sont ces
signes fixes et parfaits, que nous n'apercevons pas quoiqu'ils soient partout
à notre portée, signes distincts tout à la fois et des
vérités supérieures et de nos langues mobiles et imparfaites,
quel est cet idiome exact des sciences inexactes, vers lequel s'élèvent
les désirs de sa pensée, c'est ce qu'il ne dit point ou plutôt
ce qu'il laisse vaguement soupçonner en nous proposant la perfection
relative du signe mathématique. Mais quand, il attribue cette perfection
du langage des sciences exactes,[97] et les méprises, les erreurs, les
obscurités des sciences religieuses ou inexactes, à la proximité
ou à la distance où notre esprit se tient de la vérité
de l'un ou de l'autre ordre, il me paraît dans le faux. Il exagère
étrangement les maladresses de l'homme dans le maniement des signes relatifs
à l'ordre moral et religieux ; l'homme s'exprime sur Dieu, sur l'âme,
sur son origine et sa fin, dans la mesure où lui fournit sa pensée,
et s'il fléchit souvent, s'il s'égare, n'est-ce pas plutôt
l'intelligence qui manque au langage que le langage à l'intelligence
? Saint-Martin ne contredirait certainement pas cette vérité.
Mais s'il est une chimère toute théosophique, c'est bien cette
hypothèse d'une langue religieuse, absolument distincte et indépendante
de la langue vulgaire, comme si l'homme pouvait jamais parler de Dieu et à
Dieu dans une autre langue que celle de ses besoins et de sa misère.
Quant à cette prétendue distance entre l'objet et le signe, que
l'homme, s'il faut en croire Saint-Martin, serait libre d'étendre ou
d'abréger, je ne vois encore là qu'une expression assez arbitraire.
L'expression Dieu est-elle plus près, est-elle plus loin de son objet
infini que le signe ou chiffre un ne l'est de l'unité ? La compréhension
ou intellection de la vérité quelle qu'elle soit, est une. Rien
de ce que la pensée atteint ne ressortit des mesures de proximité
ou de distance, et le signe par lequel elle s'empare de l'objet perçu
est relativement à cet objet à une distance incommensurable. Je
ne vois pas que l'idée du nombre soit plus près de l'esprit humain
et plus intime à lui que la notion du juste et de l'injuste ; et si les
conséquences tirées d'axiomes ou de principes [98] également
clairs et évidents, n'emportent pas dans l'ordre moral la même
unanimité d'assentiment qu'elles trouvent dans l'ordre géométrique,
il est manifeste que ce n'est pas à l'imperfection du signe, à
l'obscurité de l'idée, à la distance où la loi est
placée, que l'on doit s'en prendre ; tout au contraire c'est la clarté,
c'est l'évidence, c'est la proximité qu'il faut plutôt accuser
: quoi de plus clair et de plus intérieur à l'homme que ce qui
s'adresse à sa volonté même ? C'est donc lui, et lui seul,
qui trop souvent se fait des ténèbres pour échapper au
jour ; des doutes, pour conjurer la certitude ; et des distances, qui cependant
ne peuvent l'éloigner de sa propre conscience.
Saint-Martin ne me paraît pas à l'abri du reproche de contradiction
avec lui-même, quand, posant d'une part la toute puissance de l'homme
sur les signes ou les langues diverses qu'il attribue à notre création,
il décline d'autre part à leur reconnaître une certaine
propriété de développement spontané qu'il nous accuse
de contrarier par " nos impatiences et nos maladresses. " Il me semble,
en effet, assez logique qu'ayant présenté nos pensées comme
à peu près indépendantes et impersonnelles, il penche,
pour ainsi dire malgré lui, vers l'indépendance et l'impersonnalité
des signes. Mais ici en particulier Saint-Martin manque de décision et
de netteté. Il fallait distinguer ce qu'il y a de personnel et ce qu'il
y a d'impersonnel dans le domaine de nos idées. II fallait reconnaître
l'action de l'homme sur les idées, même impersonnelles, qui sont
l'air de son intelligence, qu'elle s'assimile, qu'elle s'identifie, qu'elle
produit enfin en les marquant à son [99] effigie. Il fallait également
reconnaître que les signes mêmes par lesquels elle les atteint et
s'en empare participent à l'invariabilité, à la pérennité,
à l'impersonnalité des idées qu'ils représentent.
L'un des mémoires présentés à l'Institut en l'an
VII, et mentionné avec honneur, portait pour épigraphe cette admirable
phrase de Bacon : Credunt homines rationem suam verbis imperare, sed fit etiam
ut verbe vint suam super intellectum retorqueant ; remarque excellente qui renferme
la conciliation du différend que l'on élève si souvent
entre les idées et les mots. Oui, l'homme croit avec raison que son intelligence
commande aux expressions dont elle se sert, mais il doit admettre aussi que
ces expressions à leur tour réagissent sur son intelligence ;
car ces expressions ne sont pas des instruments arides, ce sont des organes
animés du souffle de l'esprit, des membres vivants où la pensée
fait circuler la sève. Cette réaction ne peut donc prouver que
la souveraineté de l'intelligence, puisque c'est la vie même intérieure
aux mots qui remonte vers sa source pour en recevoir une force nouvelle et de
nouveaux courants.
Dans la section intitulée Développement physiologique, je remarque
un vice de méthode. L'Idée y est présentée tour
à 'tour comme la faculté même de l'intelligence, et comme
simple phénomène de cette faculté. Quand il dit, par exemple,
que le jugement doit extraire de l'idée qui lui est présentée
une qualité qui se lie à lui, l'idée est prise comme un
pur phénomène. Quand il dit : l'idée reçoit du sensorium
des réactions qui l'excitent à développer les facultés
dont elle est douée, l'idée devient synonyme de la faculté
même. [100] Il dit plus loin : De même que sans sensation, je n'aurais
point de conscience physique ou d'instinct, de même je n'aurais point
de conscience intellectuelle ou d'entendement sans idée. Entend-il ici
par idée la faculté même ? Cela revient à dire que
s'il n'y avait point d'entendement, il n'y aurait point d'entendement. Et d'autre
part, même non-sens : le phénomène suppose l'être
; s'il n'y avait point d'entendement, il n'y aurait point d'idée.
Il fait dépendre toutes nos idées d'une idée mère,
avec laquelle, selon ses propres termes, nous avons une cohérence universelle,
et le vice du langage devient encore ici plus sensible. L'unité suprême,
la sagesse créatrice de toutes choses est sans doute le principe des
idées en tant qu'elle est l'origine et la source des esprits. Mais elle
n'en saurait être le principe immédiat, ainsi que le nom d'Idée
mère l'implique. Rattacher nos idées à l'idée mère,
comme conséquences directes, c'est charger l'idée mère
de la responsabilité de nos erreurs, et imprimer à nos pensées
le caractère de la fatalité, en substituant une chaîne rigoureuse
au lien flexible et souple qui nous laisse la faculté d'élever
si souvent des pensées contraires à celles de la sagesse infinie.
Il donne à l'idée pour principe et pour terme le désir
ou l'affection. Le désir est le point de départ, et le but est
une affection supérieure à l'idée même, qui nous
élève jusqu'à l'impression mère. Le vrai et le faux
sont encore ici étroitement mêlés. Il est juste d'assigner
à l'idée pour terme autre chose qu'elle même. Il est juste
de distinguer au fond de notre moi une force [101] distincte et de l'entendement
et de la volonté, qui sollicite la lumière de l'un et détermine
les résolutions de l'autre. Il est encore juste de ramener cette force
à son type originel qui est en Dieu même. Mais il est faux d'avancer
que le désir est le principe de l'idée. Non plus que l'intelligence
est le principe de l'affection, le désir n'est celui de l'idée
; il n'en est que l'aiguillon. Que sans intelligence il n'y ait point d'affection
; que, moins il y a d'intelligence, moins il y ait de puissance affective ;
que l'affection transporte à tel point l'intelligence, que la vérité
consente à cette maxime elliptique : les grandes pensées viennent
du cur ; tout cela est vrai, mais il n'en faut pas moins laisser chaque
faculté dans son ordre, chaque phénomène dans le ressort
de la puissance dont il relève. Enfin, et cette remarque sera la dernière,
je ne sache pas d'expression plus défectueuse que celle d'impression
mère pour désigner ce désir primordial auquel Saint-Martin
ramène tous nos désirs, comme à l'idée mère
toutes nos idées. Comment, en effet, placer ce qu'il y a en nous de puissance,
de désirs et d'affections, sous l'empire d'un fait qui, à ce titre
et par son nom seul, impliquerait dans l'être des êtres la succession
et la passivité ? Le christianisme, qui possède toutes ces pensées,
empruntées à ses dogmes qu'elles altèrent, plus clair et
plus sublime, rattache notre âme et ses facultés non pas à
de simples manières d'être ou phénomènes métaphysiques
d'une Intelligence supérieure, mais à la Vie même qui est
en Dieu. Cette Idée mère, cette Impression mère ont, dans
son divin langage, des noms aussi justes que saints ; c'est la Sagesse, c'est
l'Amour, sources [102]éternelles où puisent notre entendement
et notre coeur, et que toute âme chrétienne adore sous les noms
de Fils et de Saint-Esprit.
Combien il est regrettable que tant d'erreurs et d'obscurités offusquent
ce qu'il y a de vérités et de lumières dans l'Essai sur
les signes et sur les idées ? Tel qu'il est, cependant la philosophie
spiritualiste doit en tenir compte, comme d'un monument précieux. Le
sens le plus droit et la plus haute raison dictent les réponses de Saint-Martin
aux questions proposées, toutes les fois qu'il consent à sortir
des brouillards théosophiques.
Chapitre IV. Exposition de la théorie sociale de Saint-Martin. [103]
[103]
Une même
épigraphe pourrait convenir à l'ensemble des divers travaux que
le dernier siècle vit éclore ; cette épigraphe serait le
mot célèbre de Bacon : Ars instauranda ab imis. Ce mot désespérant,
ce mot ingrat usurpe alors la puissance d'un axiome. Philosophes, savants et
publicistes, tous partent de ce principe, que l'uvre des devanciers est,
à peu près nulle et que l'édifice des connaissances humaines
est à reprendre par la base. La tradition est proscrite, comme complice
des superstitions. Témoin suspect, on récuse !es faits qu'elle
seule peut fournir, et qui seuls peuvent servir de fondement à la science,
surtout à la science de l'homme. Par une contradiction remarquable, bien
que peut-être elle ne soit qu'apparente, c'est de l'avènement de
l'empirisme que date l'ère des romans les plus libres que puisse inventer
l'imagination appliquée aux origines du monde, de l'homme et des sociétés.
On refait donc la science, on [104] refait l'esprit humain, on refait la société
en théorie, et pour refaire tout cela, on répudie le passé
et on le refait. Il faut voir avec quelle hardiesse ce préjugé
étroit et injurieux à l'humanité substitue partout les
plus étranges hypothèses à la voix de l'antiquité
et aux premiers monuments de l'histoire. L'idéologie nous le montre à
l'uvre dans l'analyse de l'entendement humain ; et aucune de ses spéculations
dans l'ordre physique ou dans l'ordre moral ne le trouverait inférieur
à lui-même. L'expérience est acquise de tout ce qu'un siècle
peut porter de paradoxes, et de quelles fictions l'homme est capable de se satisfaire
afin d'échapper à des faits dont il décline les conséquences.
Pour trouver en quelques pages un modèle accompli de la méthode
historique que les penseurs du XVIIIe siècle accommodent généralement
aux divagations métaphysiques d'Helvétius et de Rousseau, il faut
jeter les yeux sur les premières lignes de l'Esquisse d'un tableau des
progrès de l'esprit humain, ce long et dernier blasphème que Condorcet
proscrit exhale contre la religion et contre toute religion. C'est là
que l'on peut admirer avec quelle audace et quel sang-froid, avec quel cynisme
d'affirmation quand les faits manquent ou contredisent, un philosophe sait restituer
le passé au gré de ses opinions. Ces hommes, contrôleurs
si difficiles des titres du Christianisme, prennent une voie plus courte pour
substituer leurs préjugés à ses dogmes et à ses
preuves : ils érigent leurs opinions en dogmes dispensés de preuve.
Ainsi, veut-on connaître l'état primitif des associations humaines
: rien n'est plus simple. Condorcet [105] répond avec assurance : "
Le premier état de civilisation où l'on ait observé l'espèce
humaine est celui d'une société peu nombreuse subsistant de la
chasse et de la pêche, etc. " Donc le premier état social
n'est pas différent de l'état de civilisation que l'on observe
aujourd'hui chez les sauvages. Mais le mot observer, qu'en dites-vous ? Ce fait
que l'on peut observer dans certaines parties du monde, qui donc l'a observé
à l'origine du monde ? Quelle est la date de cette précieuse observation
? Quel est le nom du premier observateur ? Condorcet et Rousseau ont-ils préexisté
au temps pour observer par eux-mêmes ce phénomène originel
! Mais Condorcet prétend donner à l'hypothèse qui veut
que l'homme débute par l'état sauvage, l'autorité d'un
fait ; et voici à peu près à quoi se réduit son
raisonnement. Le fait de l'état sauvage est observé dans plusieurs
contrées du globe : donc il a été observé dès
le principe. Ce fait se produit aujourd'hui, rare et avec tous les caractères
d'une monstrueuse exception : donc il a dit se produire, et il s'est produit,
aux plus anciens jours, comme un fait normal et nécessaire. Condorcet
conclut donc du particulier au général, et place arbitrairement
dans le lointain des temps un fait qui se rencontre dans le lointain des lieux.
Cette méthode indépendante, ou plutôt cette indépendance
de toute méthode permet au philosophe de poursuivre avec une rare facilité
l'histoire de l'homme.
L'homme commence donc par tirer sa subsistance de la chasse et de la pêche,
ou des fruits offerts spontanément par la terre (heureuse périphrase
pour désigner sans doute le gland ) ; mais la loi de [106] perfectibilité
indéfinie qui est inhérente à sa nature, fait succéder
à ces premiers aliments une nourriture plus certaine, la chair des animaux
réduits en domesticité ; à ces moyens se joint bientôt
une agriculture grossière ; il forme des provisions, qu'il sème,
qu'il plante et dont il favorise la reproduction par le travail de la culture.
Mais si cette loi innée à l'homme a guidé d'une main sûre
ses premiers pas sur la terre, suivant l'induction nouvelle qui de l'exception
dans le présent fait la règle du passé, pourquoi ne s'est-elle
pas développée chez les peuplades sauvages auxquelles la chasse
et la pêche n'offrent encore aujourd'hui qu'une ressource précaire
? Pourquoi l'enseignement du missionnaire ne trouve-il pas dans cette faculté
du progrès un puissant levier pour les élever jusqu'à la
prévoyance, qui est l'âme du travail et la première condition
de la perfectibilité ? Pourquoi, au contraire, dans ces races dégradées,
la nature oppose-t-elle une résistance si obstinée à sa
régénération spirituelle et morale ? La vie des insulaires
de l'Océanie est un démenti renouvelé à ces vaincs
théories qui font de la civilisation une conséquence naturelle
et nécessaire de l'organisation humaine. L'anthropophage de Tonga se
laisse mourir de faim sur un sol fertile qu'il ne sait ni veut cultiver.
Veut-on connaître l'histoire de la propriété : rien n'est
encore plus simple. Ce n'est d'abord que quelques armes, quelques filets, quelques
ustensiles de ménage. Cette propriété devient ensuite celle
du [107] troupeau, puis celle de la terre ; et à la mort du chef elle
se transmet naturellement à la famille.
Quoi de plus court et de plus naturel que cet exposé ? Il est vrai qu'il
débute par une hypothèse fondée sur un raisonnement ridicule
; il est vrai qu'il fait en outre dévorer deux autres hypothèses.
Car cette assertion qui fait succéder à l'état sauvage
celui des peuples pasteurs, et à l'état des peuples pasteurs,
celui des peuples agriculteurs, est gratuite. C'est la philosophie qui trouve
bon qu'il en soit ainsi ; c'est la philosophie qui imagine une histoire de la
propriété en correspondance exacte avec l'histoire imaginaire
de l'Humanité ; c'est la philosophie qui contredit la Genèse et
ne daigne plus même lui faire l'honneur de la nommer.
L'hypothèse en effet de l'état sauvage est démentie par
cette seule parole : " Faisons l'homme à notre image et ressemblance,
et que les hommes dominent sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel,
sur les animaux domestiques, etc. "
L'hypothèse de la transition des peuples pasteurs aux peuples agriculteurs
disparaît devant ce simple récit :
" Ève mit au monde Abel, frère de Caïn ; or Abel fut
berger, et Caïn laboureur. "
La Genèse, c'est-à-dire l'un des premiers monuments du monde,
atteste donc que, dès le principe, l'homme fut à la fois pasteur,
agriculteur, roi, investi par Dieu même du droit de souveraineté
sur toute la nature, et le récit de Moïse n'exclut pas moins la
[108] supposition d'un état primitif d'ignorance et de brutalité
que celle d'une lente série de progrès qui élèveraient
à grand peine l'intelligence de l'homme au niveau de l'instinct animal.
Je n'exige pas d'un libre penseur qu'il attelle son indépendance au joug
de l'Écriture ; mais j'ai le droit d'exiger qu'il substitue autre chose
que des rêves métaphysiques aux dispositions de ce témoin
antique de toutes les origines. Il est loisible à Voltaire de se moquer
de la Bible, mais il n'est pas permis à Condorcet de la passer sous silence.
Quoi de plus téméraire, en effet, que ces essais de restitution
des temps antéhistoriques, fondés sur le bon plaisir de l'esprit
particulier ? Condorcet nous dit encore avec le même sang-froid : "
L'invention de l'arc avait été l'ouvrage d'un homme de génie
; la formation d'une langue fut celui de la société entière.
" Il disait un peu plus haut : " Des hommes de génie, des bienfaiteurs
éternels de l'humanité, dont le nom, dont la patrie même,
sont pour jamais ensevelis dans l'oubli, observèrent que tous les mots
d'une langue n'étaient que les combinaisons d'une quantité très
limitée d'articulations premières... Ils imaginèrent de
désigner par des signes visibles non les idées ou les mots qui
y répondent, mais ces éléments simples dont les mots sont
composés. "
A merveille. Mais d'abord comment peut-il rendre un compte si précis
des procédés logiques employés par ces hommes de génie
dont il ne sait ni le nom, ni [109] la patrie, ni le siècle où
ils ont vécu ? Et puis, s'il fait honneur de l'invention du langage à
la société entière, où est la raison de ne pas accorder
aussi à la société entière l'invention de l'écriture
? Ou bien, pourquoi ne pas attribuer la découverte de l'écriture
à tous, et celle du langage à quelques-uns ? L'une de ces suppositions
n'est ni plus ni moins aventureuse que l'autre. Mais ce que je ne puis assez
admirer, c'est qu'en posant toujours comme point de départ l'état
sauvage, l'on rattache aux temps voisins de ce triste berceau de l'humanité
d'incomparables inventions et telles que les civilisations les plus florissantes
n'en ont jamais su produire de semblable : l'invention de l'écriture,
celle du langage et l'institution de la société civile. Car, selon
la philosophie du dernier siècle, la société elle-même
repose de temps immémorial sur une convention qui impliquerait dans les
hommes grossiers, jouets de leurs passions et de leurs appétits, une
singulière prévoyance et une métaphysique politique fort
déliée, puisque, aux termes de l'hypothèse, cette convention
aurait stipulé l'aliénation d'une certaine portion de la force
et de l'indépendance personnelle au profit d'un pouvoir public et d'une
liberté générale. La contradiction est évidente.
Et toutefois les meilleurs esprits y sont tombés, le penseur comme le
déclamateur, Montesquieu comme Rousseau. Car Montesquieu lui-même
va chercher aussi dans les forêts l'homme [110] naturel, l'homme antérieur
à l'établissement des sociétés. C'est qu'en définitive
il s'agissait moins de donner au problème des origines une solution véritable
que d'en exclure les solutions admises ; il s'agissait moins d'établir
solidement l'éducation progressive de l'homme par lui-même que
d'interdire à Dieu le souci des choses humaines.
La fièvre antireligieuse peut seule expliquer cette manie de refaire
à priori l'histoire primitive de l'homme. Comment, en effet, concevoir
que, obstinément engagés dans une voie de spéculations
vaines, des esprits supérieurs s'amusent à tracer du commencement,
du monde ces étranges tableaux qui ne présentent ni une preuve,
ni une date, ni un nom ? Comment concevoir que, négligeant Dieu, dès
le principe comme un terme inutile, et dédaignant le milieu social et
traditionnel dont on ne saurait se dégager sans sortir des conditions
qui sont faites à l'intelligence pour atteindre le vrai, l'observateur
prenne l'homme comme une abstraction, le retire de la sphère vivante
des faits humains, pour ériger en faits les développements hypothétiques
qu'il lui prête ; à peu près comme on étudierait
les chimériques évolutions d'un germe inconnu, en commençant
par le soustraire à l'action des éléments sans lesquels
il ne se peut qu'il devienne ce qu'il doit être ? Il fallait donc, je
le répète, qu'il y eût à cette intempérance
de rêveries manifestes un motif et un dédommagement : de puissants
esprits ne sont jamais assez dupes de l'erreur pour affronter naïvement
l'absurde et l'impossible.
En abordant l'examen contradictoire de ces [112] questions redoutables, Saint-Martin
prend pour point de départ l'homme même, et c'est par l'observation
intérieure qu'il prétend arriver à l'explication de l'homme
et des choses. " On a voulu, dit-il, expliquer l'homme par les choses et
non les choses par l'homme, " et cependant l'homme est la clef des choses.
L'âme de l'homme est le miroir universel ; miroir terni et brisé,
mais qui, par ses brisures mêmes et ses ténèbres, témoigne
de toutes les lumières qu'il devrait concentrer et réfléchir.
" Les vérités fondamentales, dit encore Saint-Martin, cesseraient
de nous paraître inaccessibles si nous savions saisir le fil qui nous
est sans cesse présenté ; parce que ce fil, correspondant de la
lumière à nous, remplirait alors le principal objet qu'elle se
propose, qui est sans doute de nous rapprocher d'elle et de réunir les
deux extrêmes. "
La méthode psychologique, l'étude de l'homme, si elle est indépendante
et désintéressée, est une base solide ; car il est difficile
que le sentiment vrai des misères humaines et la conscience de la situation
maladive de l'âme ne confirment point de leur douloureux témoignage
la tradition de la chute originelle, c'est-à-dire de l'alliance rompue
entre l'homme et Dieu. Ce sentiment d'une grande infortune avec le soupçon
d'une grande faute ne manquait pas aux sages de l'ancien monde : monde qui,
comme le nôtre, a retenti des plaintes et des aveux de l'humanité
déchue. Et toutefois l'unanimité de ce sentiment était
loin d'emporter une conclusion unanime dès qu'il s'agissait de poser
les prémisses [112] de la destinée humaine. L'antique tradition
n'était pas éteinte, et elle trouvait un écho dans les
souffrances de l'âme ; ses traces étaient obscures, et de là
son impuissance à réunir les opinions. Mais aujourd'hui que la
main divine, la main de celui en qui Saint-Martin croyait, a déchiré
les voiles qui jadis couvraient en partie les origines humaines, n'est-il pas
étrange qu'on se plaise à rabaisser la voie lumineuse de la tradition
au profit de l'observation psychologique, et que l'on affecte de se borner à
la simple inspection de l'homme, comme si la lumière de cette tradition
n'avait pas une souveraine influence sur la manière même d'inspecter
l'homme ? Évidemment l'on peut observer et conclure à merveille
lorsqu'on néglige par hypothèse le fait primitif qui éclaire
l'observateur, quoique celui-ci, de propos délibéré, ferme
les yeux ; mais il est beaucoup moins évident que l'observation dût
être aussi juste et la conclusion aussi légitime, si ce fait, dont
on tient à se passer, était réellement anéanti dans
la mémoire des hommes ; et cette remarque serait encore fondée,
lors même qu'elle n'aurait point égard à la solution chrétienne.
L'homme, en effet (non pas l'homme naturel, selon le XVIIIe siècle, mais
l'homme social, l'homme vrai) naît au sein d'une civilisation quelconque,
c'est-à-dire au sein d'un dogme et d'une croyance ; et comme cet homme
ne se fait ni son siècle, ni sa patrie, ni sa religion, ni sa langue,
et que sa liberté ne s'exerce que par et sur ce qui lui est donné,
il est impossible que plus tard il fasse un juste et fidèle départ
de ce qu'il doit à la révélation dont il est saisi dès
le berceau et de ce qu'il devrait à la solitude hypothétique [113]
de ces facultés individuelles, qui ne possèdent en aucun cas l'instrument
de leur activité même, séparé des enseignements que
cet instrument enveloppe et communique. Au début de son livre des Erreurs
et de la Vérité, Saint-Martin prétend que " des vérités
qui ne reposeraient que sur des témoignages ne seraient plus des vérités.
" Mais il y a là plus de dédain que de sens, si toutefois
il y a là le moindre sens. Je ne vois pas, en effet, comment le Témoignage
pourrait destituer la Vérité de ses droits et de sa nature ; comment
une vérité attestée cesserait d'être vérité,
si le témoignage est vrai. Je vais plus loin, et j'affirme au contraire
qu'il n'est point de vérité qui se puisse passer du témoignage.
Une vérité sans témoignage serait une vérité
sans commerce avec notre intelligence, vérité infiniment plus
inaccessible que le mystère lui-même, puisqu'elle tiendrait ses
propres manifestations repliées en soi. Il n'est point de vérité
qui ne s'atteste et ne soit attestée. Les vérités psychologiques
elles-mêmes ont pour témoin cette parole intérieure qui
les saisit au fond de la conscience, les dévoile et les produit ; et
l'identité entre la vérité et le témoignage, qui
ne saurait être que dans Celui qui est, laisse néanmoins subsister
une distinction personnelle entre l'une et l'autre, puisque le Fils, ou le Verbe
de Dieu, rend témoignage du Père. Le Témoignage se retrouve
ainsi jusque dans les profondeurs de la Vérité même ; il
est donc impossible que la vérité s'en sépare, quand elle
sort de son secret.
Ces réserves faites sur l'illégitimité des dédains
du Philosophe inconnu pour la voie traditionnelle, qu'on ne saurait sans erreur
annuler au bénéfice exclusif de [114] la méthode d'observation,
j'entre volontiers dans la pensée de Saint-Martin et reconnais avec lui
la vérité de cet adage : MENS HOMINIS RERUM UNIVERSALITATIS SPECULUM
EST. J'admire ces nobles paroles au début de l'un de ses principaux écrits
contre les erreurs sociales : " Ce sera toujours l'âme humaine, dit-il,
qui me servira de flambeau ; et cette lampe à la main, j'oserai marcher
devant l'homme dans ces obscurs souterrains où tant de guides, soit trompés,
soit trompeurs, l'ont égaré, en l'éblouissant par des lueurs
fantastiques, et en le berçant jusqu'à ses derniers instants avec
des récits mensongers, mille fois plus pernicieux pour lui que l'ignorance
de son premier âge. Les publicistes n'ont écrit qu'avec des idées
dans une matière où ils auraient dû n'écrire qu'avec
des sanglots. Sans s'inquiéter de savoir si l'homme sommeillait ou non
dans un abîme, ils ont pris les agitations convulsives de sa situation
douloureuse par les mouvements naturels d'un corps sain et jouissant librement
de tous les principes de sa vie ; et c'est avec ces éléments caducs
et tarés qu'ils ont voulu former l'association humaine et composer l'ordre
politique... Je suis le premier, dit-il encore, qui ai porté la charrue
dans ce terrain, à la fois antique et neuf, dont la culture est si pénible,
vu les ronces qui le couvrent et les racines qui se sont entrelacés dans
ses profondeurs "
Saint-Martin pose au début le fait de la déchéance humaine,
fait qu'il conclut de l'observation des souffrances et des afflictions de notre
nature, et l'un des [115] premiers principes qu'il établit pour éclairer
la question de l'ordre social est celui-ci :
LE BUT VÉRITABLE DE L'ASSOCIATION HUMAINE NE PEUT ÊTRE AUTRE CHOSE
QUE LE POINT MÊME D'OÙ ELLE EST DESCENDUE PAR UNE ALTÉRATION
QUELCONQUE.
Si l'homme est un être spirituel, s'il est esprit, comme l'on n'en saurait
douter, tout ce qui émane de lui doit avoir eu primitivement le caractère
de l'esprit ; car c'est une loi incontestable que tout être, quel qu'il
soit, doit offrir des résultats et des productions de sa nature. Or,
tout ce qui émane de l'homme doit avoir eu dans le principe, non seulement
le caractère de l'esprit, mais encore le caractère d'un esprit
régulier ; car l'agent suprême, dont il ne peut émaner que
des êtres qui soient esprits, n'en peut laisser sortir de lui aucun qui
n'ait en soi ces sages et éminentes propriétés.
Mais quand on voit la pensée de l'homme produire des conceptions et des
uvres puisées tantôt dans un ordre inférieur à
celui de l'esprit, tantôt dans des irrégularités de ce même
esprit, on peut assurer que ces uvres et ces conceptions désordonnées
tiennent à une altération quelconque, et ne sont point le produit
pur de ses facultés primitives. Ces résultats irréguliers
n'excluent pas toutefois en lui le désir, souvent efficace, d'en produire
de plus parfaits, en vertu de ce penchant radical qui rappelle tout être
à sa vraie nature et à sa manière d'être originelle.
Le malade, jusque dans ses délires, prouve qu'il tend à la santé
; et dans les désordres mêmes de sa pensée, l'homme est
un être qui aspire à remonter à un point d'où il
est descendu.
[116] N'est-ce pas, en effet, ce mobile secret et antérieur à
l'orgueil même qui pousse les hommes aux travaux de l'esprit, à
la poursuite de l'autorité et de la gloire ? Ils s'attachent à
la conquête de tous ces objets comme à une sorte de restauration,
comme s'ils cherchaient à recouvrer ce dont ils ont été
dépouillés, c'est-à-dire la jouissance de tous les droits
de la pensée pure et divine.
Cette tendance universelle de l'homme à sa réintégration
dans ses vraies mesures serait au besoin vérifiée par les lois
mêmes de la nature physique.
" Ne voyons-nous pas que le degré où l'eau peut monter est
toujours égal à celui d'où elle est partie, et qu'ainsi
pour elle le point de tendance et le point de départ ne sont absolument
que le même point quant à l'élévation ?
Ne voyons-nous pas que, dans la végétation, le grain quelconque
que l'on sème en terre arrive par sa loi ascendante jusqu'à la
hauteur ou à la région où il avait pris naissance, en sorte
que le terme de sa fructification ou de sa perfection est le même que
le terme de son origine ?
Enfin ne voyons-nous pas que, dans la géométrie, l'angle de réflexion
est toujours égal à l'angle d'incidence ? Toutes vérités
exactes et profondes qui paraissent comme la traduction sensible du livre des
lois des êtres libres, et comme les modulations relatives et harmoniques
de leur ton primitif et fondamental. "
L'homme dans l'état primitif, en communion avec la [117] source suprême
de l'ordre et de la puissance, développant en liberté les germes
de ses plus douces vertus, n'aurait pas eu besoin d'y faire usage ni de ses
facultés délibérantes et judiciaires, puisqu'il n'y aurait
eu pour lui que du bien à recueillir, ni de ses facultés coercitives
et répressives, puisqu'il n'y aurait pas eu de méchants à
contenir. Ces facultés néanmoins eussent toujours résidé
en lui, comme en puissance, comme enveloppées et en repos.
Mais l'altération originelle, altération évidente "
et mille fois plus démontrée par une seule des inquiétudes
de l'âme humaine, que le contraire ne peut l'être par tous les balbutiements
des philosophes, " a fait déchoir l'homme de ce haut rang. La pensée
divine, qui eût dû perpétuellement servir de centre et de
noyau à l'association primitive, s'est éloignée de lui
; mais en se retirant elle ne lui a retranché que ses jouissances et
lui en a laissé le souvenir.
" A l'instar des grands de la terre, que l'on exile quand ils sont coupables,
le premier ancêtre des humains n'a point été précipité,
enfant ni ignorant, dans la région ténébreuse où
nous errons ; il y a été précipité homme fait, et
dans cette chute on ne lui a ôté que l'usage de ses forces. "
Il en a gardé le sentiment, afin de connaître la peine et le remords.
Précipité enfant et dans cet état d'imbécillité
aussi étrangère au remords qu'à la prévoyance, il
eût expiré de misère et de faim longtemps avant l'âge
où cette prévoyance eût pu naître en lui. C'est donc
en vain que les publicistes vont chercher dans cette prévoyance nulle
ou tardive, la racine de l'association humaine.
[118] Si, dans l'ordre social actuel, les illustres disgraciés, plus
sensibles au souvenir de leur grandeur éclipsée qu'au sentiment
de leurs besoins présents, cherchent néanmoins à diminuer
pour leurs descendants le poids de l'épreuve et de la honte ; si le père
retrace à ses enfants le glorieux tableau du passé, leur suggérant
à la fois le désir et les moyens de le reconquérir ; si
le gouvernement lui-même, dans l'intérêt de sa propre gloire,
désire encore plus la restauration de ces nobles exilés qu'il
n'a désiré leur punition, il n'est pas moins vrai à coup
sûr que le premier père du genre humain aura transmis à
ses descendants et les souvenirs de son ancienne gloire et les puissantes espérances
de retour qui lui étaient accordées. Et ce sont ces notions divines
et ces principes consolateurs qui ont dû servir de noyau ou de centre
aux anciennes associations terrestres. C'est à cette source commune que
remontent les religions, " qui ne sont réellement dans leur origine
que de véritables associations restauratrices dans l'ordre divin. "
D'où Saint-Martin conclut que l'ordre social ne repose que sur l'ordre
spirituel, et que " le vrai gouvernement est le gouvernement théocratique.
"
C'est en l'an Ill, peu de temps après la Terreur, à l'époque
où le nom de Dieu était effacé de toutes les institutions
et de tous les actes politiques, c'est alors qu'il développait ces idées
si étrangères à l'esprit du temps : " Dieu, dit-il
dans sa Lettre sur la Révolution française, Dieu est le seul monarque
et le seul souverain des êtres ; il veut être le seul qui règne
sur les peuples dans toutes les associations et dans tous les gouvernements.
Les hommes qui se trouvent à la tête [119] des nations ne devraient
être que ses représentants... Et l'on voit comment cette idée
est en eux-mêmes par la confiance qu'ils ont en leur autorité et
par les soins qu'ils prennent à la montrer comme émanant de la
justice même. Or, comme ces représentants de la Providence, quoique
égaux par nature aux autres hommes, seraient distincts et supérieurs
par leurs dons et par leurs lumières au reste de la nation, il ne serait
pas difficile de voir là d'où les hommes qui abusent de tout ont
tiré leurs monarchies humaines et leurs aristocraties terrestres, et
d'où dérive ce respect, ou réel ou factice, que chacun
a communément pour les autorités qui le gouvernent...
On nous a dit que le peuple était souverain ; je me fais gloire de le
penser et d'en convenir hautement. Mais si l'existence de l'homme n'a qu'un
seul objet ; celui de la culture des éternels domaines de la vérité,
le peuple ne peut être souverain que pour ce même but et dans le
même sens où nous avons entrevu que l'homme eût dû
autrefois être propriétaire. Ainsi, tout en reconnaissant les peuples
souverains de droit, selon le plan originel, nous ne pouvons nous empêcher
de dire que, dans le fait, ils ne sont pas moins descendus que l'homme au-dessous
de leur destination primitive... Aussi cette souveraineté se réduit-elle
réellement pour les peuples à éprouver le sentiment de
toutes leurs misères, à jeter les yeux sur ceux d'entre eux qu'ils
croient les moins incapables de leur servir de libérateurs... La principale
propriété actuelle de l'homme est son indigence, et le premier
degré de la souveraineté des peuples, c'est leur impuissance et
leur servitude...
[120] Ainsi, disons donc hautement ce qui n'a peut-être encore été
jamais entendu des hommes : Quand est-ce que les peuples, sont souverains dans
toute l'étendue que ce terme comporte ? C'est quand ils sont mis à
l'uvre pour l'accomplissement des décrets de la Providence ; c'est
quand ils ont reçu à cet effet leur sanction ; c'est quand ils
sont élevés par là jusqu'à une puissance qui soit
au-dessus d'eux, et qui les lie, non plus à l'empire de leur volonté,
mais à l'empire de la sienne, comme étant plus fixe et plus clairvoyante
que la leur. "
Si l'on donnait, en effet, pour la sanction des peuples cette mutuelle adhésion,
ce commerce des volontés rêvé par les publicistes, il n'y
aurait là qu'un commerce d'égal à égal, commerce
précaire et pouvant cesser à la volonté des parties, qui
dès lors n'offriraient que des puissances conventionnelles et des sanctions
figuratives.
Il n'en pourrait même jamais sortir une loi obligatoire, " puisque
toute loi doit porter sa mulcte [sic 'amende, mulcter : condamner'] avec soi-même,
et que dans tous les individus qui seraient censés avoir fait le contrat,
s'il en est beaucoup qui veuillent de la loi, il y en a sûrement fort
peu qui veuillent de la mulcte pour leur propre compte.... Enfin le dernier
terme où sache s'étendre la loi des hommes, c'est de tuer, punition
qui n'effraye que l'homme de matière et amende rarement l'homme moral.
Elle m'en imposerait davantage, cette loi, si, au lieu de tuer, elle savait
ressusciter et environner les coupables de la lumière de leurs crimes...."
C'est donc de la région supérieure que découle la [121]
souveraineté des peuples, " souveraineté qui, dès
lors, n'est plus arbitraire et fragile : souveraineté qui s'appuie sur
une base vive, et qui place les nations sous la dépendance des choses
et non pas sous la dépendance de l'homme ; parce que s'il arrive que
des peuples soient appelés à l'uvre et sanctionnés
de cette manière, il doit alors reposer sur eux une puissance appropriée
au plan de la main qui les a choisis, et dont ils ne sont plus que les organes
; et ainsi cette puissance ne se calcule plus selon les conseils de la sagesse
de l'homme, et selon la force des peuples et la grandeur de leurs armées,
parce que, étant liée à l'ordre vif, il ne serait pas étonnant
que, par cette union, elle eût le droit d'étendre à son
gré la perspicacité des peuples choisis, de même que l'ardeur
et le courage de leurs guerriers, de laisser naître dans l'esprit des
uns et des autres des découvertes et des inventions inattendues, et qu'on
les vît par là opposer d'un côté une résistance
à l'épreuve de tous les obstacles, et de l'autre imprimer une
faiblesse à l'épreuve de tous les moyens....
L'histoire des nations est une sorte de tissu vivant et mobile où se
tamise sans interruption l'irréfragable et éternelle justice.
" Les associations humaines ne peuvent être régulières
et solides qu'autant qu'elles sont théocratiques, et le véritable
contrat social n'est que l'adhésion de tous les membres du corps politique
à cette antique volonté générale qui est avant lui,
et qu'il ne pourra [122] jamais créer avec toutes ses opinions et toutes
ses volontés particulières. "
Loin de reconnaître la volonté générale humaine comme
base de l'association et comme lien du contrat social, Saint-Martin ne la reconnaît
même pas comme base et principe de la forme de gouvernement, ni de tous
les modes d'administration que les hommes inventent et varient chaque jour en
aveugles.
Les sanglantes vicissitudes du pouvoir dans la crise révolutionnaire
où chaque forme de gouvernement s'est toujours donnée comme l'expression
de la volonté commune, détruiraient au besoin l'hypothèse
qui fonde sur cette volonté les associations politiques.
Mais il n'est pas jusqu'à cet abus de mots qui ne mette les principes
en relief. Plus les hommes au milieu de tant de méprises, parlent de
la volonté générale, plus ils annoncent qu'il devrait y
en avoir une qui le fût ; et quoiqu'ils tendent à faux et en sens
inverse vers ce point du niveau dont ils auront besoin pour conserver leur équilibre,
il n'est pas moins certain qu'ils y tendent, et constatent par leurs illusions
mêmes l'existence de cette volonté supérieure et vraiment
universelle.
Ce serait, en effet, le plus inconcevable prodige que tout ne fût pas
renversé sans retour " si cette éternelle volonté
ne laissait jamais percer au travers des nuages épais qui nous environnent
quelque lueur de son inaltérable clarté ; et la plus grande preuve
que, à notre insu.... elle ne cesse de jeter quelques regards [123] sur
l'ordre des choses, c'est que ces choses existent. "
De ces principes, Saint-Martin conclut à la soumission aux Puissances.
Fussent-elles injustes, ce n'est point à l'homme seul à les redresser
: il ignore toujours " la main cachée qui peut agir sous ces mains
visibles. "
Les fausses voies où la science politique s'est engagée ont amené
cette absurdité évidente, savoir : " que selon le plan naturel
des choses, il y ait dans les mêmes espèces des souverains du même
ordre, des chefs du même genre, et que ce soient les individus qui les
choisissent. " Ce principe électif peut à la rigueur s'admettre
dans des circonstances urgentes, dans le cas d'une altération évidente
du corps social et du mobile régulier qui devrait lui servir de boussole
: mais il n'est tolérable qu'autant que l'état social ne s'élève
pas au-dessus de l'ordre inférieur et matériel. Dès qu'il
monte, " les élections humaines ne sont plus qu'illusoires, parce
qu'il aborde des régions dont l'homme n'a plus ni la clef ni la carte,
et c'est en voulant agir comme les ayant encore l'une et l'autre, qu'il ravage
l'ordre inférieur social au lieu de le restaurer. "
Étrange prétention de ceux qui, demandant à de simples
élections humaines une autorité impérieuse, non contents
des affaires du ménage, veulent dominer souverainement dans toute la
maison ! Mais " n'est-ce pas le père de famille qui choisit les
gouvernantes et les instituteurs de ses enfants, ainsi que les fermiers et les
laboureurs de ses terres ? Et sont-ce jamais les gouvernantes, les instituteurs,
les fermiers et les laboureurs qui choisissent le père de famille ? "
[124] Rousseau a dit que la souveraineté ne peut être représentée,
par la même raison qu'elle ne peut être aliénée ;
il dit aussi qu'à l'instant qu'un peuple se donne des représentants,
il n'est plus libre, il n'est plus. Il dit enfin que les députés
du peuple ne peuvent être que ses commissaires.
D'accord avec Rousseau, quant à l'idée d'un représentant
qu'il regarde en effet comme un être de raison dans le sens ordinairement
reçu, Saint-Martin s'éloigne de lui quant à l'idée
de la souveraineté du peuple, qu'il place non dans la chimérique
volonté générale du peuple, mais dans l'éternelle
sagesse ou l'universelle pensée divine.
Or, comme cette pensée n'est plus la source où les législateurs
humains puisent leurs inspirations, ils ne portent plus que des lois prohibitives,
lois d'épouvante et d'angoisse. Ces codes humains semblent n'en être
jamais qu'au régime de la terreur. " On dirait qu'il n'y a qu'un
seul sentiment dans l'âme des législateurs, celui de l'état
précaire et fragile de leur édifice politique et celui de la défiance
envers les gouvernés, qu'ils [125] regardent moins comme des pupilles
que comme des adversaires. "
Au lieu de ces lois fécondes et de ces codes productifs, dont la vérité
retentirait dans le cur de tous les hommes, " les législateurs
humains sont venus gouverner la terre avec des lois mortes qu'ils n'ont su montrer
que comme un épouvantail, et qu'en les environnant de menaces et d'échafauds
supplices et menaces qui ne tiennent presque jamais à la nature du délit,
tandis que, dans l'ordre réel, l'on nous ouvrirait les yeux sur nos véritables
dangers, et nous verrions toujours la peine liée naturellement aux transgressions.
"
Or, l'une des plus incontestables règles de la justice serait que, dans
les peines afflictives, les législateurs humains n'ôtassent jamais
au criminel que ce qu'ils pourraient lui rendre, s'il venait à s'amender.
Qu'ils lui ôtent donc ses dignités, ses biens, sa liberté
même ; mais où donc prennent-ils ce droit de mort sur leur semblable
?
Saint-Martin rattache l'origine de la peine à la délégation
que souvent, dans les temps antiques, la [126]souveraine puissance a faite de
ce droit divin à la voix et à la main de l'homme, en éclairant
alors le ministre de ses justices de lumières surhumaines. Or, c'est
l'ordre exprès, de cette souveraine puissance qui seul peut mettre l'exercice
de ce droit à couvert de l'injustice et de l'atrocité, parce que,
même en détruisant l'homme, elle peut lui rendre beaucoup plus
qu'elle ne lui a ôté ; seule, elle peut apporter à ce droit
une exacte compensation.
Mais les législateurs humains, " ne portant que les ombres de ces
hautes vérités dans leur justice composite, " se sont approprié
un droit qui n'avait été que prêté exceptionnellement
à quelques-uns, et ils décident encore, condamnent, tuent, comme
s'ils avaient l'autorité divine.
C'est une injustice et c'est aussi une inconséquence : car les hommes,
en s'abrutissant de plus en plus, ont perdu à proportion ces puissantes
facultés de mal qui attiraient les vengeances suprêmes. Ennemis
moins intelligents et moins actifs de la source-esprit, " ils s'éloignent
d'autant des vastes foyers de crimes qui appelaient la mort ; et cependant les
lois humaines, sans chercher à se rallier à des lois antérieures
à elles et à s'unir à la source vive d'où doivent
dériver tous les pouvoirs, ne prononcent pas moins cette mort journellement...
La justice prise dans son sens intégral doit être une guérison,
et une cure, et non pas une destruction ; car si c'est une belle chose que de
savoir mettre de la mesure entre les délits et les peines, c'en est une
plus belle encore d'en savoir mettre entre la justice et l'amour... et, sous
ce [127] rapport, l'homme-esprit pourra trouver, sans que je le lui nomme, quel
a été à la fois le plus sage législateur et le meilleur
administrateur de la terre. "
Mais, dans leurs égarements et leurs ténèbres, les hommes
appellent leurs erreurs par des noms de vérités, noms qui représentent
les éléments constitutifs de toute association humaine. Or, détournés,
pour la plupart, comme celui de la justice, de leur véritable sens, ces
noms de liberté, de gloire, d'honneur, d'intérêt national,
de religion, etc., deviennent autant d'idoles qui demandent et qui obtiennent
en sacrifice le sang de l'homme lui-même.
" Et nous, dit Saint-Martin, qui nous croyons si fort au-dessus des autres
peuples... voyons combien nous avons offert de victimes humaines dans la révolution
aux mots de nation, de sûreté de l'État ; etc. N'oublions
pas, surtout, combien nous en avons offert au mot liberté, et cela devant
une image matérielle qui en porte le nom, mais qui n'est qu'une image
muette de cette pensée féroce dont les sacrificateurs ou les bourreaux
étaient les ministres... C'est donc malheureusement une vérité
trop certaine que toutes les nations de la terre couvrent de morts, soit leurs
champs de bataille, soit les théâtres de leurs cruautés,
et que sur ces lacs de sang vous entendez planer des voix qui répandent
le bruit de leurs actions triomphales, et qui crient : Victoire, gloire, liberté...
sans laisser à l'oreille le temps de démêler le sens de
toutes ces impostures. Devrions-nous avoir une plus grande [128]idée
de ce nom de paix qui succède à toutes ces boucheries, et que
les peuples célèbrent avec tant d'exaltation, comme s'ils avaient
vaincu leur vrai ennemi, qui est l'ignorance et l'illusion, tandis qu'avec le
beau nom de paix et toutes les fêtes qui l'accompagnent, ils ne font tout
au plus que mettre des entr'actes à leurs délires ? "
Mais cet abus des noms, issu de l'abus des choses, n'en rend pas moins hommage
aux principes violés. Dans ce mélange de crimes et d'absurdités,
nous découvrons toujours que, comme c'est une pensée religieuse
qui est le noyau et le principe des associations humaines, c'est cette même
pensée qui se montre à faux et en sens inverse dans tous leurs
mouvements et dans toutes leurs révolutions ; en d'autres termes, toutes
les sociétés continuent de reposer sur des pensées restauratrices
et religieuses, puisque ces noms, mobiles de tant de faits politiques, ne sont
que l'expression défigurée et contournée de ces mêmes
pensées.
Dans la main de l'homme dépravé, la marche de la société
naturelle est devenue destructive de la nature, parce qu'il n'a cherché
qu'à s'y passer de la sagesse et de la vertu ; la marche de la société
civile est devenue destructive de la justice, parce qu'il n'a cherché
qu'à s'y passer de l'esprit de la loi, qui est le bonheur de tous ; enfin
la marelle de la société politique est devenue destructive de
la base elle-même ou de la Providence, parce qu'il n'a cherché
qu'à s'y passer de ce seul principe de la force réelle et de l'efficacité
de toute vraie puissance. Quelle que soit, en effet, la [129] forme des gouvernements,
la Providence ne peut les faire prospérer qu'autant qu'ils sont vivifiés
par la sagesse et son invariable raison ; en un mot, qu'autant qu'ils ont véritablement
l'esprit théocratique, non pas théocratique humain, pour ne pas
dire théocratique infernal, mais théocratique divin, spirituel
et naturel, c'est-à-dire reposant sur les lois de l'immuable vérité
et sur les droits de ce fatalisme sacré qui unit Dieu et l'homme par
une alliance indissoluble. "
Cette distinction entre le théocratique divin et le théocratique
humain ou infernal est une de ces pensées sinistres qui donneraient au
besoin la date de l'ouvrage, si elle venait à se perdre. Ces grandes
vues sur le principe des sociétés humaines, ces réflexions
sur la Révolution française, si profondes et si vraies, ce magnifique
exposé des vraies doctrines sociales, où M. de Maistre a évidemment
puisé ses immortelles Considérations et son Principe générateur
des constitutions politiques ; - tant d'éloquents témoignages
rendus à la vérité, Saint-Martin sent, pour ainsi dire,
le besoin de les expier. Il s'empresse d'altérer tout cela par un mélange
d'idées fausses et de sentiments coupables. Pour se faire pardonner les
vérités qu'il a osé dire, comme il est généreux
à lui de rivaliser avec les sophistes d'invectives et de haine contre
le clergé qui confesse ces mêmes vérités par son
sang ! C'est au moment où le bras de la Révolution est étendu
sur les prêtres dépouillés, proscrits, égorgés,
c'est au moment où de toutes parts le sang des martyrs crie, que lui,
avec la passion d'un sectaire et la lâcheté d'un sophiste, se retournant
contre les victimes, il leur [130] impute l'athéisme des bourreaux !
Où trouver en effet une phrase plus insensée, plus abjecte, que
celle-ci :
" Le dessein de la Providence a été de nettoyer son aire
avant d'y apporter le bon grain... Elle saura bien faire naître une religion
du cur de l'homme qui ne sera plus susceptible d'être infectée
par le trafic du prêtre et par l'haleine de l'imposture, comme celle que
nous venons de voir s'éclipser avec les ministres qui l'avaient déshonorée
: ces ministres qui, tandis qu'aucun gouvernement ne devrait marcher que sous
l'égide de la prière, ont forcé le nôtre, pour sa
sûreté, à rompre toute espèce de rapport avec cette
prière, à la retrancher de lui tout entière, comme étant
devenue pestilentielle, et à être ainsi le seul gouvernement de
l'univers qui ne la compte plus parmi ses éléments ; phénomène
trop remarquable pour échapper aux observateurs instruits dans les lois
de l'équilibre de la justice et des compensations divines. "
On doit plaindre un esprit de cet ordre quand il consent à descendre
si bas. Ce penseur original et profond, le voilà qui demande au protestantisme
ses calomnies les plus banales et au style révolutionnaire ses expressions
les plus néfastes pour relever de quelque nouveauté ces coupables
lieux communs. Que reproche-t-il au clergé ? De substituer son règne
au règne de Dieu, de vouloir être lui-même la Providence
des peuples, de couvrir la terre de temples matériels, dont il se fait
partout la principale idole, et de peupler [131] ces temples de " toutes
les images que son industrieuse cupidité peut inventer, " égarant
ainsi ; et tourmentant la prière au lieu de lui tracer un libre cours.
Et il ajoute : " Ils n'ont fait partout de leurs livres sacrés qu'un
tarif d'exaction sur la foi des âmes ; et ce rôle à la main,
escortés par la terreur, ils venaient chez le simple, le timide ou l'ignorant,
à qui ils ne laissaient pas même la faculté de lire sur
le rôle sa quote [sic] de contribution de croyance en leur personne, de
peur qu'il n'y vit la fraude " Il s'arrête, parce que ces tableaux
répugnent trop à son cur, et il lui suffit de montrer les
prêtres comme les accapareurs des subsistances de l'âme. Voilà
le dernier trait, et il ne songe pas un instant que ces tableaux, qui répugnent
à son cur, pourraient bien n'être qu'un mauvais rêve
de sa raison.
C'est avec une surprenante facilité qu'il se paye d'un mot, d'une image,
d'un pur jeu d'esprit pour conclure à un fait qui ne tarde pas à
lui donner un principe. Il se souvient, par exemple, que quelquefois il a comparé
l'état politique de l'Homme sur la terre à un édifice composé
d'un souterrain, d'un rez-de-chaussée [132] et d'un premier étage.
" J'ai vu, ajoute-t-il, que les gouvernements humains, soit sacerdotaux,
soit séculiers, sous quelque forme qu'ils fussent, avaient précipité
presque tous les peuples dans le souterrain. Or les Français, par l'effet
naturel de leur révolution, sont sortis de ce souterrain et sont montés
au rez-de-chaussée ; mais tant qu'ils n'auront pas monté jusqu'au
premier, ils n'auront pas consolidé leur uvre. "
S'imagine-t-on que la mémoire d'un penseur garde cette longue fidélité
à une comparaison si banale et si vague pour en tirer une vue si complètement
insignifiante ? Il déclare d'un ton de voyant que presque tous les peuples
ont été précipités dans le souterrain. Mais si quelques-uns
plus heureux ont échappé à cette servitude et à
ces ténèbres, que ne nous fait-il connaître le nom de ces
rares privilégiés ? Que dis-je ? Ces gouvernants qui précipitent
les gouvernés au fond du souterrain habitent-ils donc eux-mêmes,
soit le rez-de-chaussée, soit le premier étage, s'il faut entendre
par ces deux degrés divers une situation supérieure dans l'ordre
intellectuel et moral ? Or, il est évident que montés à
ce rez-de-chaussée ou à ce premier étage, selon le [133]
sens que Saint-Martin attache à ces expressions, ils n'auraient qu'une
pensée et qu'un désir, la pensée et le désir d'élever
les peuples jusqu'à leur bonheur, jusqu'à leurs lumières.
S'il en est autrement, il faut donc reconnaître que les gouvernants même
sont beaucoup moins tyrans qu'esclaves, tendant les mains, comme les autres
hommes, aux communes chaînes de l'ignorance et de l'erreur. Cette conséquence
me semble rigoureuse ; elle ôte à la pensée de Saint-Martin
le sérieux et la portée qu'elle affecte ; elle la réduit
aux proportions d'un certain lieu commun qui traîne volontiers dans certains
manuels de philosophie, où l'on ne cesse de mettre aux prises deux fantômes
que l'on appelle l'autorité et la liberté, l'un aspirant à
une éternelle tyrannie, l'autre s'agitant dans une éternelle révolte.
Mais comme, en définitive, c'est à l'esprit humain qu'il faut
s'en prendre et de cette tyrannie et de cet esclavage, comme c'est lui qui professe
l'autorité, lui qui proclame la liberté, tout revient à
dire que l'esprit humain opprime l'esprit humain, que l'esprit humain s'affranchit
de l'esprit humain ; en d'autres termes, que l'esprit humain s'opprime lui-même
et qu'il s'affranchit de lui-même. Tout se réduit donc à
un non-sens.
Que dire de ce rez-de-chaussée, que dire de ce premier étage qui
permet, suivant Saint-Martin, de distinguer un plus grand espace et de mieux
surveiller l'ennemi, c'est-à-dire l'auteur du mal ? N'est-ce pas se faire
une étrange illusion que d'accorder aux révolutions politiques,
et d'une manière si absolue, ces pieuses et mystiques conséquences
? N'est-ce pas excéder les [134] limites permises de l'optimisme que
de prêter aux faits purement temporels le pouvoir d'accroître les
richesses spirituelles de l'homme ? Il est incontestable que les dogmes nécessaires
à l'ordre de ce monde sont établis, et il n'est pas de raison
suffisante pour concevoir l'introduction d'un dogme ou d'un principe nouveau.
Toutes les vérités religieuses et morales que l'homme peut porter
ont, surtout depuis dix-huit siècles, le degré d'évidence
dont elles sont susceptibles sur la terre. Ces crises sanglantes où la
justice divine éclate, tempérée par la clémence,
les révolutions sont chargées d'appliquer à la propagation
de ces vérités les crimes mêmes et les erreurs des hommes
; mais aucun événement humain ne saurait répandre un jour
nouveau sur une vérité immuable, encore moins inaugurer une vérité
supérieure ; aucun événement humain ne saurait communiquer
aux âmes une impulsion de foi et d'amour, qu'elle ne vienne de celui qui
a réconcilié lés pécheurs à son père.
La nature du progrès qui nous a mis en possession du rez-de-chaussée
me laisse de grands doutes sur la nouveauté des lumières et des
vertus que nous offrira le premier étage.
Malheureusement, ces vues si hasardées, ces illusions du théosophe
ne sont pas de simples caprices d'imagination ; elles tiennent à une
erreur systématique. N'admettant pas que la vérité ait
institué sur la terre une société, infaillible dépositaire
de ses enseignements et de son autorité, il regarde comme un progrès
tout ce qui tend à supprimer entre l'homme et Dieu l'intermédiaire
humain. Il applaudit donc à la dispersion du clergé ; et ce grand
désastre des âmes, il le [135] salue connue un décret manifeste
de la Providence qui prononce sans retour la déchéance du sacerdoce.
C'est le rêve éternel des humanitaires, qui attendent toujours
pour prier que la prière se passe de prêtre, d'autel et de paroles.
L'homme égaré ne veut pas voir qu'il ne saurait faire l'ange sans
se condamner à faire la bête.
Mais, par une contradiction inévitable, en excluant l'homme de l'administration
des choses spirituelles, le principe d'indépendance y ramène l'individu.
Ainsi, quand Saint-Martin proteste contre la théocratie infernale, c'est-à-dire
l'Église et son immuable autorité, et qu'il appelle de ses vux
et de ses espérances l'avènement de la théocratie divine,
qu'est-ce à dire ? Pense-t-il que des anges vont se charger de réaliser
sur la terre son utopie mystique ? Il faut après tout en venir à
des hommes. Or, à défaut d'une société spirituelle
visible, divinement instituée, divinement assistée jusqu'à
la fin des temps, régulatrice infaillible et suprême des mouvements
de l'humanité, faudra-t-il embrasser l'hypothèse de l'inspiration
particulière, et croire à une délégation spéciale
de toute-puissance divine et humaine aux mains d'un visionnaire ou d'un hypocrite
s'érigeant en juge ou en prophète de l'ancienne loi ? Saint-Martin
ne détrône donc l'Église que pour s'incliner devant quelques
hommes, ministres ou fléaux de la Providence, qu'il lui plaît d'investir
de tous les droits qu'il refuse à l'Épouse de Jésus-Christ
? Mais ne voit-il pas qu'il aspire à la ruine d'une autorité certaine,
définie, perpétuelle, pour n'élever à sa place qu'une
autorité vague, capricieuse, intermittente ?
[136] Étrange autorité qui, dans l'hypothèse la plus favorable,
ne vivrait que sur la crédulité des gouvernés, dupes des
gouvernants, et sur l'illusion des gouvernants, dupes d'eux-mêmes
Chapitre V. [137]
[137]
" Quelle est la meilleure manière de rappeler à la raison
les nations tant sauvages que policées, qui sont livrées à
l'erreur ou aux superstitions de tout genre ? "
Académie de Berlin, 1784
" Quelles sont les institutions les plus propres à fonder la morale
d'un peuple ? "
Institut national, 1798.
Je réunis
ces deux questions proposées à deux époques différentes,
l'une par l'Académie de Berlin, l'autre par l'Institut national, parce
qu'elles posent au fond le même problème, sous-entendent les mêmes
données pour le résoudre, tendent à la même solution,
et rencontrent dans le publiciste théosophe, qui les discuta toutes deux
à quatorze ans de distance, les mêmes arguments pour les démontrer
également insolubles par les moyens que leur énoncé suppose.
On s'aperçoit néanmoins, à la seule lecture de ce double
énoncé, que, dans l'intervalle d'une question à l'autre,
de graves événements se sont accomplis. Les termes de la première
respirent toute l'ardeur de l'incrédulité ; ceux de [138] la seconde
dénote l'embarras des sages pressés de rebâtir sur des ruines.
Quand l'Académie de Berlin demande " quelle est la meilleure manière
de rappeler à la raison les nations tant sauvages que policées
? " il est évident que la réponse qu'elle attend ne sera
guère qu'une paraphrase du grand blasphème : " Écrasons
l'infâme ! " Quand l'Institut de France convie les penseurs à
éclairer l'opinion sur " les institutions les plus propres à
fonder la morale d'un peuple, " il est manifeste que " l'infâme
est écrasée, " autant toutefois qu'elle peut l'être,
mais que la sagesse humaine, épouvantée à l'aspect d'une
société en dissolution, n'a plus d'autre ressource que de confesser
son impuissance.
Il est remarquable que l'année 1781, dans laquelle Saint-Martin adresse
à l'Académie de Berlin une réponse contradictoire, est
l'année même où il refuse d'assister aux réunions
de la loge des Philalèthes, devenue, comme la plupart des sociétés
de ce genre, un centre actif de conspiration contre l'ordre social. Chargé
par Louis XVI d'une mission secrète à la cour de Prusse, Mirabeau
était de retour, après s'être plus particulièrement
acquitté d'une toute autre mission. Étrange ministre, il payait
à sa manière la confiance du roi, en rapportant à la France
de plus subtils éléments de décomposition et de mort. Initié
; pendant son séjour à Berlin aux derniers mystères de
l'Illuminisme, il revint gonflé de tous les poisons dont Weishaupt avait
infecté l'Allemagne, et se hâta de les inoculer à la franc-maçonnerie
française, en commençant par sa loge des Philalèthes, où
l'abbé de Périgord (depuis prince de Talleyrand) fut son premier
collègue, Il [139] n'entre pas dans mon dessein de rappeler ici l'histoire
des sociétés secrètes, et leurs plans bien arrêtés
de ruiner en France et en Europe toute autorité temporelle, tout lien
social, toute croyance morale et religieuse. Il me suffit de faire observer
que la question mise au concours par l'Académie de Berlin offre une coïncidence
singulière avec l'importation de l'Illuminisme en France et l'affiliation
des loges du royaume à ses constitutions anarchiques. Princes, magistrats,
gouvernants, sociétés savantes, tout conspire, en effet, au déchaînement
prochain des tempêtes qui doivent engloutir toutes les puissances humaines.
Encore quelques années, et ce programme philosophique des penseurs berlinois
va descendre à de sanglantes expériences. Mirabeau et la Constituante,
la gironde et la montagne, Robespierre et le comité de salut public,
tous n'ont qu'un but, celui de rappeler à la raison les nations policées
qui sont livrées à l'erreur et à la superstition du christianisme.
[140] Plus je relis l'énoncé de cette question, plus j'admire
l'aveugle fanatisme qui l'a dicté. Cette assemblée de philosophes,
ou plutôt de sophistes, rêvant l'indépendance d'esprit sous
la livrée de Voltaire, ne soupçonne pas que les termes du problème
renferment plus d'absurdités que de syllabes. De quoi s'agit-il, en effet
? De rien moins que de guérir le genre humain ; car je n'imagine pas
que ces mots, nations tant policées que sauvages, sous-entendent une
exception favorable à l'état de barbarie. Il faut donc supposer
que depuis les milliers de siècles assignés à son existence
par les hypothèses alors régnantes, le genre humain traîne
une imbécile enfance, dont il ne peut sortir. Qui donne alors au savant
aréopage cette confiance qu'une situation nouvelle, inconnue à
tant de générations que la mort a ensevelies dans leurs ténèbres
et leurs misères, va tout à coup sortir d'un mémoire académique
? La supposition la plus naturelle pourtant serait celle d'un abrutissement
incurable. Du moins faudrait-il commencer par déterminer le sens exact
attaché désormais au mot raison. Car, enfin, la plus grande partie
de l'humanité, taxée de superstition ou d'erreur, ne se résignera
pas ainsi à passer pour déraisonnable. Cela vaudrait qu'on prît
la peine de lui démontrer qu'elle se trompe. Hausser les épaules
et rire de ce rire mauvais qui pince les lèvres du patriarche, rien de
plus aisé, et rien de plus stérile. Depuis tantôt cinquante
ans on n'a fait que rire ; il serait bien temps de compatir et d'éclairer.
Tout au contraire, avec cette légèreté moqueuse, qui serait
impardonnable dans un écrivain isolé, et qui est monstrueuse dans
une société savante, on déclare [141] l'univers en démence,
et on se fie au hasard pour révéler le secret de le rappeler à
la raison ! Cette raison, qui manque aux autres hommes, il est impossible qu'on
ne la possède pas soi-même, et qu'on ne jouisse point des plus
pures clartés, quand on voit si bien la cécité universelle.
Autrement, oserait-on s'ériger en tribunal pour décider d'une
question où il s'agit de la retrouver et de lui rendre l'empire ? Et
cependant, s'ils sont en possession de ce rare trésor, qui empêche
ces sages amis de l'humanité de lui faire eux-mêmes largesse de
leur opulence, au lieu de demander à un inconnu l'obole de la vérité
? S'ils partagent les ténèbres générales, d'où
leur vient ce sentiment de la lumière, et la hardiesse d'en juger, si
la vue leur manque ? L'éclipse qui dérobe le jour à l'humanité
laisse-t-elle venir jusqu'à eux seulement quelque lueur ? Où est
la raison ? Quel sens attachent-ils à ces mots : nations policées,
nations sauvages ? Une même obscurité plane-t-elle sur les unes
et sur les autres ? N'admettent-ils donc aucune différence entre la civilisation
et l'état sauvage ? Cependant, si l'état sauvage est mauvais,
la civilisation qui en est l'opposé devrait être bonne. Si la civilisation
est bonne, ou du moins meilleure que l'état sauvage, il faut donc qu'il
y ait au fond de cette civilisation un principe de raison, un élément
de vérité qui en vivifie le développement : sinon, il ne
resterait plus qu'à établir ce paralogisme, savoir : que le peu
de vérité ou de lumière que la société renferme
vient précisément de l'erreur et des superstitions auxquelles
elle est livrée.
Mais je ne veux pas m'arrêter plus longtemps sur ce [142] sujet : on ne
discute point avec les passions. La question proposée par l'Académie
de Berlin n'est qu'un appel à la révolte contre la religion révélée
et contre toute religion positive. Saint-Martin crut devoir rompre en visière
à l'esprit d'athéisme qui jetait son cri de guerre ; tentative
généreuse, mais qui n'était destinée à aucun
succès. A des doctrines clairement négatives, qu'opposait-il en
effet ? Un spiritualisme vague, nébuleux, bizarre :
Non dubio auxilio, nec defensoribui istis Tempus eget.
Cependant il serait injuste d'oublier son Mémoire. Il y rend hommage
aux vrais principes, quoiqu'il en méconnaisse l'expression la plus légitime
; l'allocution finale aux académiciens de Berlin, vive et ironique, mérite
d'être citée.
Après avoir retracé l'état de privation et de ténèbres
qui nous tient si éloignés des seules vérités dont
nous aurions un besoin indispensable, Saint-Martin montre qu'il existe une loi
de relation entre notre être intelligent et la source de la pensée,
comme il en existe une entre nos corps et le principe actif des éléments.
Il établit que cette loi de relation a eu nécessairement une efficace
activité, puisque la tradition en est généralement répandue
dans les diverses doctrines de tous les peuples. Il démontre que cette
loi dans son activité a été sûrement l'objet des
sciences primitives et de la doctrine secrète des premiers sages, mais
que l'homme peut à chaque instant se convaincre qu'elle a encore pour
lui la même existence et la même efficacité ; il [143] conclut
que cette loi active de relation entre notre principe et nous est cette raison
même à laquelle il serait si désirable de rappeler les nations
tant policées que sauvages, et il termine en disant :
" Mais vous, mortels choisis pour éclairer ainsi vos semblables,
pesez tous les secours relatifs à leur ignorance et à leurs superstitions,
vous ne les leur devez qu'autant que vous aurez acquis vous-mêmes le droit
de puiser à la source qui les renferme et les engendre. Si l'homme ne
s'est livré à tant d'illusions dans les dogmes et dans la doctrine,
qu'en s'éloignant de cette source radicale de toutes les vérités,
il faut nécessairement que vous rentriez en jouissance de ces mêmes
vérités, pour démontrer ses erreurs ; si c'est en perdant
de vue la base intellectuelle et fondamentale de tout culte pur et vivifiant,
que l'homme s'est plongé dans l'abîme des superstitions, il faut
que vous recouvriez la connaissance physique et évidente des objets vrais
sur lesquels tous les autres objets sont calqués.... Sans cela, vous
ne ferez que substituer une erreur à une erreur, une superstition à
une superstition, et renouveler les scènes de mensonge et d'iniquité
qui alternativement ont séduit et ensanglanté la terre. Il n'est
plus même nécessaire d'examiner si les nations que vous aurez à
éclairer sont sauvages ou policées. La même main qui porte
partout la lumière la distribue à chaque être selon la mesure
dont il est susceptible. Commencez par faire en sorte que cette lumière
ne trouve point d'obstacle pour entrer en vous, et vous n'aurez plus à
chercher de quelle manière vous devez la répandre. N'oubliez jamais
que ce n'est plus vous qui devez agir, (144] mais cette même source qui
a produit votre essence et qui se réserve le droit de présider
à tous vos actes légitimes. Jalouse de régner seule sur
l'esprit des mortels, comme étant la seule capable de les éclairer,
le pacte éternel qu'elle fait avec vous, est que vous vous réduisiez
à être, pour ainsi dire, les mercenaires de sa gloire, et que vous
ne songiez jamais à la vôtre. Si vous ne vous sentez pas assez
purs, assez désintéressés, pour tenir fidèlement
ce pacte sacré ; si quelques racines corrompues se trouvent encore mêlées
aux germes qui doivent fructifier dans cette fertile terre, n'entreprenez pas
de ramener les hommes à la raison ; vous ne ferez qu'ajouter à
leurs ténèbres et à leur folie ; abstenez-vous, au contraire,
de leur rendre un si pernicieux service, ils s'égareront assez sans vous.
" Savants de toutes les classes, vous qui êtes si estimables par
vos désirs et par vos efforts, n'espérez pas parvenir à
quelques connaissances positives sur les divers objets qui vous occupent, si
vous dirigez votre marche hors de cette loi de relation entre votre principe
et vous, hors de ce sentier lumineux que la sagesse suprême trace partout
devant vous, pour vous faciliter les moyens d'arriver jusqu'à elle. Tant
que vous regarderez la nature et l'homme comme des êtres isolés,
et que vous voudrez les considérer en faisant abstraction du seul principe
qui les vivifie tous deux, vous ne ferez que les défigurer de plus en
plus et tromper ceux à qui vous entreprendrez de les peindre. C'est pour
cela que l'arbre des sciences physiques a poussé tant de rameaux frêles
et desséchés qui ont disparu successivement, sans pouvoir parvenir
à leur maturité, parce [145] que la main de l'homme en les touchant
avait intercepté leur sève. C'est pour cela que les sciences métaphysiques
ont si souvent fini, dans les enseignements humains, par n'être que la
science de la matière et par nous confondre avec les bêtes. Enfin,
c'est pour cela que toutes les sciences éparses, et sans un lien commun
qui les réunisse, ressemblent à divers amas d'eaux stagnantes
qui se sont trouvées séparées d'un grand fleuve et qui
tendent de plus en plus à leur putréfaction, tant que le fleuve
ne vient pas se mêler avec elles et les rendre vives comme lui, en les
entraînant dans son cours. "
L'Académie de Berlin ne pouvait guère comprendre, moins encore
goûter de telles paroles ; elle remit la question au concours. Saint-Martin
ne voulut point tenter une seconde épreuve, et rentra dans le silence
qu'il aurait pu garder sans trahir les droits de la vérité. Lors
même qu'elle eût avoué ses efforts, toute tentative était
inutile auprès d'un auditoire savant et prévenu, et qui empruntait
à ses lumières mêmes tous les prétextes de son erreur.
La meilleure ou plutôt l'unique réponse à cette téméraire
question de l'Académie prussienne fut la révolution française.
Elle fit fumer de sang humain les autels de la Raison, divinisée sous
les traits d'une prostituée ! et quatorze ans plus tard sur les débris
de la société, devenue la proie des ténèbres et
de la corruption, l'Institut national de France demandait quelles sont les institutions
les plus propres à fonder la morale d'un peuple. On voit que les événements
avaient parlé en vain : leur langage n'était pas entendu des penseurs.
La philosophie cherchait à relever les ruines [146] précisément
par la méthode même qui les avait faites.
Au fond de cette question, qui suppose l'antériorité des institutions
à la morale comme la question idéologique supposait l'antériorité
des signes aux idées, on retrouve cet oubli ou ce mépris de la
tradition, source de nos égarements et de nos malheurs. L'hypothèse
condillacienne, qui place dans l'homme le principe générateur
de sa pensée, y découvre naturellement le principe de la morale
et du pouvoir. L'homme est sa lumière à lui-même, et par
conséquent il est à lui-même sa règle et sa loi.
La souveraineté de la raison humaine, ou plutôt de la raison individuelle,
érigée en axiome, introduit dans la constitution politique des
peuples l'athéisme de la loi et le despotisme des majorités. Ce
principe exclut tous les autres, et tant qu'il régnera, les bases sociales,
battues avec acharnement [sic] par le flot de la révolution, ne devront
qu'à un rare bonheur d'inconséquence de rester encore debout.
Qui ne voit en effet que l'homme devenu législateur, investi d'une puissance
qui ne relève que de lui-même, peut abolir à son gré
la propriété, la famille et la société, s'il ne
voit plus là que de pures conventions humaines ? Si tout cela est son
ouvrage, il peut évidemment en disposer et le détruire. La révolution
n'a pas encore épuisé ses conséquences, et la vie de l'homme
sur la terre en sera troublée tant que l'esprit révolutionnaire
conservera des intelligences parmi ses aveugles adversaires, qui admettent le
principe et s'étonnent des résultats.
La question dont il s'agit, proposée pour le prix de [147] l'an VI, puis
pour celui de l'an VII, et remise au concours pour l'an IX, fut définitivement
retirée, aucun mémoire n'ayant rempli les conditions du programme.
Cependant une solution ne tarda pas à être donnée au problème,
qui n'eut pas à subir l'examen des idéologues ; car elle eut pour
formule non un discours, mais un décret. Le premier consul rouvrit les
temples, il rappela aux autels relevés les pasteurs et le troupeau ;
et la religion catholique, de nouveau sortie des catacombes, rendit à
la France les seules institutions qui puissent fonder et entretenir la morale
d'un peuple.
Chapitre VI. De la Théosophie. [148]
[148]
Les théosophes
sont les gnostiques des temps modernes ; l'orgueil des prétentions et
la stérilité de l'uvre témoigneraient au besoin de
l'identité des doctrines. Comme la gnose ancienne, affectant une égale
supériorité et sur le philosophe et sur le fidèle, la théosophie
abandonne à l'un les notions préliminaires sur l'existence de
Dieu, la spiritualité de l'âme, la rémunération finale
; elle lui cède ces espaces déterminés que mesure avec
effort le raisonnement humain. Accueillant le fidèle sous une autre forme
de mépris, elle lui permet de s'attacher à la lettre d'une révélation
positive, de ranger ses uvres aux prescriptions des livres divins et à
l'autorité des interprètes légitimes ; mais cette révélation
n'est qu'un témoignage dont une science plus haute sait se passer ; mais
ces livres divins ne sont que les fenêtres de la vérité,
ils n'en sont pas la porte ; mais cette autorité spirituelle, bonne peut-être
aux faibles et aux simples, ne saurait être [149] imposée à
des intelligences qui puisent la science dans le sein de Dieu même. De
ces hauteurs où elle habite, inaccessibles à la raison, inconnues
à la foi, la théosophie abaisse à peine sur l'une et l'autre
un regard de dédaigneuse tolérance ; elle se complaît en
soi-même et revendique pour toutes les rêveries d'une imagination
exaltée par l'orgueil, faussée par la solitude, le caractère
et l'autorité de l'inspiration divine.
" Les théosophes, dit un ami de Saint-Martin, ont accru par leurs
lumières surnaturelles le nombre des vérités éparses
dans les systèmes des philosophes. "
" La théosophie, dit le même écrivain, a pris naissance
avec l'homme, et il y a eu des théosophes dans tous les temps ; mais
on peut les partager en deux classes : ceux qui sont venus avant Jésus-Christ
et ceux qui ont paru depuis. Nous reconnaîtrons les premiers, parmi les
philosophes qui ont eu le pressentiment des merveilles que le Réparateur
universel est venu opérer sur la terre et dans les cieux. C'est Jésus-Christ
qu'il faut reconnaître comme le père des lumières surnaturelles,
le chef et le grand prêtre des vrais théosophes comme des vrais
chrétiens. C'est par lui qu'étaient inspirés Moïse,
David, Salomon, les prophètes, et, hors du peuple choisi, Phérécide,
Pythagore, Platon, Socrate... qui eux-mêmes avaient puisé leur
doctrine chez les mages, les brahmes, les Égyptiens. On pourrait presque
assurer que chaque peuple a eu ses théosophes et ses vrais philosophes.
La vérité n'a donc jamais été bannie de dessus la
terre, quoique ceux qui la promulguaient aient été si souvent
tourmentés...
" Les apôtres, les premiers chrétiens, tous ceux qui [150]
ont marché sur leurs traces ; et les différents théosophes
qui ont paru depuis Jésus-Christ, ont encore reçu de plus grands
développements des vérités-principes et des mystères
divins:
La théosophie repose donc uniquement sur le dogme de l'inspiration individuelle
: elle supprime entre l'homme et Dieu tout intermédiaire ; la conscience,
surnaturellement éclairée, concentre et réfléchit
toute lumière: Une commune négation de l'autorité rattache
la théosophie au principe même du protestantisme ; comme lui elle
récuse la souveraineté de l'Église ; mais elle se distingue
de lui, elle se distingue du moins du protestantisme primitif, par le peu d'état
qu'elle fait des monuments authentiques de la tradition. Elle les accepte, elle
les consulte ; mais, suivant elle, " ils ne doivent pas être employés
comme preuves démonstratives des vérités qui concernent
la nature de l'homme et sa correspondance avec son principe ; car ces vérités
subsistant par elles-mêmes, le témoignage des livres ne doit jamais
leur servir que de confirmation " J'ai déjà répondu
à cette négation erronée de la valeur du témoignage.
Le théosophe donc n'est ni catholique, car il ne relève que du
bon plaisir de ses pensées qu'il prend pour des révélations
; ni protestant, car il subordonne à ses inspirations la parole de l'Écriture
(il est d'ailleurs beaucoup plus ancien que le protestantisme, qui n'était
que d'hier et qui n'est déjà plus) ; ni philosophe, car il méprise
les procédés ordinaires de la raison humaine. [151] Qu'est-ce
donc qu'un théosophe ? C'est un ami de Dieu, une espèce de prophète
ou d'envoyé divin. La vérité n'est point représentée
sur la terre par une autorité visible, permanente, infaillible, dépositaire
légitime d'un corps de doctrines invariables comme elle-même. Non
; elle n'a que des témoins passagers, fortuits, répandus çà
et là dans tous les pays et dans tous les siècles. L'esprit souffle
où il vent, et cet esprit, qui enseigne toute vérité, a
parlé tour à tour par la bouche de Rosencreuz, de Reuchlin, d'Agrippa
; de Schwenckfeld, de Weigel, précurseur de Jacob Boehm, de Gichtel,
de Saint-Martin. Il faut convenir que l'esprit de vérité aurait
bien souvent caché la lumière sous le boisseau.
La théosophie nous apprend que plusieurs solitaires, même quelques
mystiques, ont été " favorisés des dons de l'intelligence.
" Dans l'auteur de l'Imitation de Jésus-Christ, elle reconnaît
le théosophe à ces paroles : " Il y a eu de saintes âmes
qui ont plus profité en quittant tout pour l'amour de moi qu'elles n'auraient
fait en s'appliquant pendant plusieurs années à la recherche des
sciences les plus subtiles et les plus relevées ; mais je n'en use pas
de même envers tous : je dis aux uns des choses communes, et j'en dis
de plus particulières à d'autres. Il y en a à qui je me
montre doucement sous des ombres et des figures, et il y en a aussi à
qui je découvre mes plus profonds mystères dans une pleine clarté.
"
[152] La théosophie retrouve encore le don de l'intelligence dans le
livre de la Sagesse, où se lisent les passages suivants : " La sagesse
est un trésor pour les hommes, et ceux qui en ont usé sont devenus
les amis de Dieu et se sont rendus recommandables par les dons de la science.
Elle est la vapeur de la vertu de Dieu et l'effusion toute pure de la vertu
du Très-Haut. C'est pourquoi elle ne peut être susceptible de la
moindre impureté, parce qu'elle est l'éclat de la lumière
éternelle, le miroir sans tache de la majesté de Dieu et l'image
de sa bonté. N'étant qu'une, elle peut tout ; et, toujours immuable
en elle-même, elle renouvelle toutes choses : Elle se répand parmi
les nations dans les âmes saintes, et elle forme les amis de Dieu et les
prophètes. "
La théosophie reconnaît encore le sceau de l'inspiration dans ces
fragments de Pythagore, qui était initié, comme chacun sait, aux
mystères de la sagesse orientale.
Toi qui veux être
philosophe, tu te proposeras de dépouiller ton âme de tous les
liens qui la contraignent ; sans ce premier soin, quelque usage que tu fasses
de tes sens, tu ne sauras rien de vrai.
Lorsque ton âme sera libre, tu t'élèveras de connaissances
en connaissances, depuis les objets les plus communs jusqu'aux choses incorporelles
et éternelles.
La science des nombres est la plus belle des connaissances humaines ; celui
qui la posséderait parfaitement posséderait le souverain bien.
[153] Les nombres sont ou intellectuels ou scientifiques.
Le nombre intellectuel subsistait avant tout dans l'entendement divin : il est
la base de l'ordre universel et le lien qui enchaîne les choses.
Le nombre scientifique est la cause génératrice de la multiplicité,
qui procède de l'unité et qui s'y résout.
L'unité est le symbole de l'identité, de l'égalité,
de l'existence, de la conservation, et de l'harmonie générale.
Le ternaire est le premier des impairs.
Le quaternaire est le plus parfait des nombres pairs, la racine des autres.
La sagesse et la philosophie sont donc deux choses fort différentes.
La sagesse est la science réelle. La science réelle est celle
des choses immortelles, éternelles, efficientes par elles-mêmes.
La fin de la philosophie est d'élever l'âme vers le ciel, de connaître
Dieu et de lui ressembler.
Il est difficile d'entretenir le peuple de la Divinité. Il y a du danger:
c'est un composé de préjugés et de superstitions. "
Ainsi, la théosophie
ne tend à rien moins qu'à s'attribuer un droit infaillible d'éclectisme
sur toutes les doctrines, en s'appropriant celles que l'esprit lui désigne
comme révélées. Elle se substitue naïvement à
l'Église. Elle choisit en effet avec le même ton d'autorité
que l'Église affirme ; mais ce choix, mais ce dogmatisme ne produisent
qu'une science décousue et fantasque qui répugne à l'intelligence
; mais cette parole, qui affecte [154] sans cesse le secret, est sans amour
et sans sympathie ; mais cette autorité, qui s'impose ; ne présente
à la raison d'autre titre que son bon plaisir, d'autre moyen que l'anéantissement
même de la raison. Un théosophe ne dit-il pas " que le raisonnement
et le savoir ont causé la chute de l'homme et qu'ils l'y entretiennent
? " Le premier raisonnement, suivant le même écrivain, eut
le diable pour attribut.
Étrange Église qui compte pour ses Pères des hommes dont
elle rassemble les noms au hasard, sans s'inquiéter s'ils s'accordent
être eux par l'idée, mais à la condition qu'ils soient fâcheux
ou étrangers à l'Église catholique, Rosencreuz, Reuchlin
; Agrippa, Schwenckfeld, Bacon, Boehm, Gichtel, Leibniz, Antoinette Bourignon,
Jane Leade, Pierre Poiret, Martinez Pasqualis, Saint-Martin, etc., vrais chrétiens
que l'on glorifie d'avoir écrit contré les abus, rappelé
aux peuples et aux ministres leurs devoirs mutuels, et ramené les esprits
égarés à la pratique des vertus et à la véritable
doctrine du Christ.
En Vérité !... Ces hommes, ces femmes, étonnés,
à coup sûr, du noeud qui les rassemble, c'est à eux que
l'on doit l'accomplissement de cette uvre de conciliation et de paix ?
C'est Reuchlin, c'est Pic de la Mirandole, écrivains mystiques, confondus
avec Bacon, le promoteur de la philosophie expérimentale ; c'est Pordage,
c'est Jane Leade, c'est Antoinette Bourignon, c'est le rêveur Jacob Boehm,
c'est Gichtel, son disciple, c'est Swedenborg ; c'est, en un mot, cette troupe
[155] de visionnaires et de fanatiques auxquels on ose associer un nom qui n'a
rien de commun assurément avec le mysticisme, le nom de Leibniz ! Ces
coeurs passionnés, ces esprits sans mesure, ces âmes qui n'ont
entre elles d'autre point de contact que l'audace du délire et l'entêtement
de l'illusion, voilà ceux que l'on appelle les apôtres et les témoins
de la vérité ! voilà les sages et les vrais chrétiens
auxquels la mission aurait été donnée de rappeler à
l'unité les fidèles trompés par les ministres de l'Église
catholique, quand eux-mêmes, étrangers l'un à l'autre, s'inquiètent
si peu que tout répugne et se combatte dans leurs systèmes et
jusque dans leurs rêves !
Veut-on savoir ; par exemple, ce que Saint-Martin pense de Swedenborg :
" Mille preuves dans ses ouvrages qu'il a été souvent et
grandement favorisé ! mille preuves qu'il a été souvent
et grandement trompé ! mille preuves qu'il n'a vu que le milieu de l'uvre
et qu'il n'en a connu ni le commencement ni la fin... En outre, quels sont les
témoignages de Swedenborg ? Il n'offre pour preuve que ses visions et
l'Écriture sainte. Quel crédit ces deux témoins trouvent-ils
auprès de l'homme qui n'est pas préparé par la raison saine
? "
Ainsi, de l'aveu de Saint-Martin, la mission de Swedenborg dans l'humanité
est à peu près stérile. Les erreurs de ce voyant sont manifestes,
ses enseignements sans preuve, ou du moins ne reposent que sur l'abus de l'Écriture
sainte ou sur des visions purement imaginaires ; et, par une concession théosophique
assez bizarre, Saint-Martin semble exiger la préparation [156] d'une
raison saine pour accepter de telles visions. Toutefois, s'il réduit
à peu près Swedenborg à sa juste valeur, en revanche il
demeure incessamment prosterné devant les lumières et le génie
de Jacob Boehm. Mais tous les théosophes ne partagent pas au même
degré cet enthousiasme, qui, à la vérité, est voisin
de la manie. L'apologiste d'Antoinette Bourignon, Pierre Poiret, a exprimé
sur le voyant de Gorlitz un jugement qui, à certains égards, mérite
d'être connu.
" Plusieurs, dit-il, se prévalent des lumières de Jacob Boehm
sans les bien connaître, et, qui pis est, sans bien s'en servir. Il semble
que, parce que cet auteur a écrit des choses sublimes, hautes, et d'une
intelligence au delà du commun, que quelques-uns prennent sujet de là
d'en mépriser les choses basses et simples, comme sont la doctrine de
l'humilité, de l'amour de Dieu, du renoncement à soi-même,
de la simplicité et bassesse de Jésus-Christ, qui sont la substance
de l'Évangile,... et de la vérité nécessaire et
salutaire. Jacob Boehm a davantage recommandé ceci que ses plus sublimes
découvertes ; mais quelques-uns de ceux qui se veulent prévaloir
de lui, au lieu de l'imiter en cela, n'en veulent qu'aux spéculations
sublimes et mystiques, à la façon des Grecs et des sages, qui
demandent après la science et la subtilité, tenant à mépris
la simple et seule doctrine de Jésus-Christ crucifié, qui suffisait
néanmoins à saint Paul. Les principes de Jacob Boehm, tout divins
qu'ils soient (comme je les crois en effet), ne sont pas des choses que Dieu
exige des hommes pour qu'ils lui deviennent agréables et qu'ils fassent
leur salut. Personne, sans doute, ne [157] dira que pour être sauvé
il soit nécessaire de connaître formellement ces trois principes
et les sept formes de la nature, de la manière qu'il les propose : ce
ne peuvent être tout au plus que des accessoires ou des nouveaux motifs
pour nous animer au salut ; et non pas des choses nécessaires au salut
même, non plus que n'est l'intelligence de l'Apocalypse, que Jacob Boehm
même n'a pas eue. Jésus-Christ ni les apôtres n'ont pas obligé
les hommes à cela, et il ne se trouve pas que, lorsqu'ils étaient
sur la terre, ils aient eu formellement ces connaissances-là. L'auteur
même ne les recommande jamais comme nécessaires ; mais bien la
mortification et le renoncement à soi-même, l'abandon à
Dieu, qui sont les voies seules et uniquement nécessaires à tous
les hommes, aussi bien que proportionnées à la capacité
de tous. Très peu de personnes pourraient se convertir s'il fallait le
faire par la connaissance de Jacob Boehm, que je ne crois pas que personne comprenne
encore solidement et parfaitement, quelque pertinents discours qu'ils puissent
en faire, parce que leur connaissance, comme celle des couleurs, ou des plaisirs,
ou des passions, consiste dans une vive expérience et dans de très
vifs sentiments de ces formes-là, qu'il exprime par les termes d'austère,
d'amer, d'âcre, d'igné, de doux ou de lumineux, de suave ou d'éclatant,
et semblables
Il y était lui-même si peu attaché qu'il
dit d'avoir souvent prié Dieu avec larmes qu'il lui ôtât
ces connaissances-là, parce que la grâce de Dieu lui suffisait.
Il semble que [158] Dieu les lui ait données, tant pour montrer par avance
un échantillon des connaissances et des biens qu'il élargira un
peu avant le renouvellement de la terre à ceux qui auront vaincu la corruption...
que pour montrer aux savants qu'en vain ils cherchent par des efforts hors de
Dieu et de là renaissance les secrets de la nature ; et aussi pour servir
de motifs à faire rechercher les choses célestes à ceux
qui sont accoutumés de s'y prendre par la voie des connaissances et des
spéculations extraordinaires et rares ; car Dieu fournit libéralement
tous les moyens de retourner à lui, à un chacun selon sa disposition.
Ainsi les connaissances particulières de cet auteur
sont des mets
ou des viandes de haut goût, plus pour le plaisir de quelques estomacs
de certaine constitution, ou pour les dégoûtés, que pour
la nécessité absolue et la nourriture ordinaire ; mais ce serait
bien une chose mal prise si quelqu'un de ceux qui seraient affriandés
à des ragoûts particuliers voulait mépriser le lait, le
pain, le vin et les viandes ordinaires et universelles, qui sont l'aliment commun
de toutes sortes d'états, des enfants aussi bien que des adultes. Ce
serait assurément faire mourir de faim plus de la moitié des hommes
que de leur vouloir ôter ces dernières choses pour ne leur recommander
que les premières. Il faut que le monde se nourrisse par cette voie commune,
il n'y en a point d'autre. "
Ces paroles offrent çà et là quelques éclairs de
bon sens ; mais le bon sens dans un théosophe n'est qu'une [159] courte
intermittence de délire. Poiret ne se montre un peu raisonnable dans
son jugement sur Jacob Boehm que pour se réserver le droit d'extravaguer
sur Antoinette Bourignon. Voici quelques-unes des révélations
dont, suivant lui, cette visionnaire aurait été favorisée.
" Elle a eu des lumières principales, dit-il, au delà de
celles de Jacob Boehm, lequel n'a pas connu si particulièrement ni la
venue et le royaume de Jésus-Christ sur la terre, ni la manière
dont Adam était formé avant son péché... Il n'a
pas aussi su que le serpent, au lieu de la forme monstreuse [sic] qu'il a présentement,
avait alors celle du corps de l'homme, mais sans âme divine, justement
comme les cartésiens supposent une machine du corps humain et qui en
ait toutes les fonctions, sans avoir l'âme raisonnable et immortelle ;
ce que Dieu avait fait comme pour servir de poupée au divertissement
de l'homme, qui a encore retenu l'impression de cette sorte de récréation.
Il n'a pas enfin connu que Jésus-Christ subsistât, quant à
sa nature humaine, corps et âme, avant la Vierge Marie, ni qu'il fût
né d'Adam lors de l'état de sa gloire, comme l'Écriture
rend tant de témoignages de ce mystère, qui est demeuré
inconnu jusqu'à maintenant que Dieu l'a révélé à
mademoiselle Bourignon. "
Le même Poiret met encore les révélations de la célèbre
mystique anglaise Jane Leade au même rang que la vision d'Hermas ; mais
l'éditeur de Jacob Boehm, Jean-George Gichtel, prétend que les
ouvrages de Jane Leade ne peuvent convenir qu'à des femmes qui suivent
la même route, et dédaigne ses manifestations comme émanées
d'une source plutôt astrale que divine. [160] Ce vague de doctrines, ce
perpétuel désaccord d'opinions, pour ne pas dire cette unanimité
de dissentiments ; cette instabilité d'estime qui tour à tour
approuve ou répudie ces mobiles témoins de la vérité
; ce contrôle incertain et contradictoire exercé sur l'inspiration
même, qui théosophiquement est tenue d'être infaillible (et
cependant contradictions inévitables, puisque le critérium de
ces jugements n'est autre chose que le caprice du goût sensible sans intervention
sérieuse de la raison), permettent-ils aux théosophes de se faire
un mérite " s'ils ne font point secte, s'ils ne cherchent pas à
se créer des prosélytes ? " Mais cette retenue, qui n'est
que la conviction involontaire de l'impuissance, n'a rien qui nous doive édifier
ou surprendre. Il faut au moins une erreur commune et une foi commune en cette
erreur pour qu'une secte se fonde. Or, il n'y a pas même un seul esprit
d'erreur au nom duquel trois théosophes se puissent réunir. La
théosophie, comme l'imagination ou l'erreur, s'appelle aussi légion,
légion indisciplinée et tumultueuse, où l'on est plusieurs
sans cesser d'être solitaire.
Quelle peut être l'action de la théosophie ? religion sans confession
de foi, science sans méthode ; et ce mot de méthode répugne
même à l'objet de la théosophie. Tantôt elle croit
pouvoir se soustraire aux nécessités laborieuses de la méditation
et décliner la loi du travail à la sueur du front, revendiquant
les jouissances faciles de la vérité, l'intuition ou la notion
vive, sorte de quiétisme intellectuel qui prétend aux béatitudes
de la pensée par l'anéantissement de l'intelligence. Ainsi, selon
Paracelse, l'âme recueillie en elle-même reçoit [161] passivement
la vérité par l'illumination divine ; la prière en concentre
les rayons au foyer d'un cur pur. Tantôt c'est la voie de l'observation
et du raisonnement qui cherche à s'établir sur ce terrain mouvant
de la fantaisie et de l'illusion. Rationaliste mystique, Saint-Martin applique
les procédés rationnels à des arcanes bizarres, à
des dogmes kabbalistiques, aux spéculations abstruses d'une gnose sans
rapport avec la science humaine et complètement étrangère
à l'ordre normal de nos connaissances.
" Ma tâche dans ce monde, dit-il, a été de conduire
l'esprit de l'homme par une voie naturelle aux choses surnaturelles qui lui
appartiennent de droit, mais dont il a perdu totalement l'idée, soit
par sa dégradation, soit par l'instruction si souvent fausse de ses instituteurs.
Cette tâche est neuve, mais elle est remplie de nombreux obstacles, et
elle est si lente que ce ne sera qu'après ma mort qu'elle produira ses
plus beaux fruits. "
Que veut-il dire ? Veut-il dire seulement que les vérités surnaturelles
supérieures à la raison n'impliquent rien qui soit contradictoire
à la raison ? S'il borne sa tâche à énoncer cette
vérité, sa tâche sera plus utile que neuve. Il est toujours
bon de reproduire la vérité, même la plus connue ; mais
il ne faut pas s'imaginer que la voie où l'on s'engage soit si nouvelle
quand on y trouve pour prédécesseurs la plupart des docteurs de
l'Église, tous les théologiens, un grand nombre de philosophes,
et en particulier l'immortel auteur de la Théodicée. Veut-il dire
que la raison peut, par ses propres forces, atteindre à l'ordre surnaturel
et y [162] pénétrer ?- Alors il dément sa foi à
la Divinité et à la Parole de Celui qui à dit : "
Je suis la voie, la vérité et la vie. " Car il est évident
que ; si la raison peut naturellement s'élever à la compréhension
des mystères de Dieu, la parole du Réparateur est vaine et sa
mission inutile. C'est en outre se résigner d'avance à se passer
de résultats que d'essayer une solution rationnelle des mystères
de la déchéance, de l'Incarnation et de la grâce. Tout ce
que la raison peut faire en présence de ces vérités sublimes,
c'est de leur chercher dans l'ordre naturel des analogies infiniment lointaines,
des similitudes infiniment trompeuses, des correspondances infiniment obscures
; et de se borner, si elle est sage, à trouver sa force dans la conscience
même de son infirmité, lumière dans le discernement des
ténèbres : Cum enim infirmor, tunc potens sum.
Dans de fort belles pages sur le Mysticisme , M. Cousin a supérieurement
exposé comment la logique même avait dicté à la théodicée
de l'école d'Alexandrie une psychologie toute particulière. La
raison ni l'amour " ne pouvant atteindre l'absolue unité, l'Être
en soi, l'Être indéterminé, l'Innommable, ce Dieu des alexandrins,
qui, considéré dans la pensée et dans l'être, devient
inférieur à lui-même, " pour correspondre à
un tel objet, il faut constater en nous un état analogue, un état
qui nous affranchisse de cette double détermination, la connaissance
et l'amour ; il faut en un mot que la conscience s'évanouisse dans l'EXTASE.
Cette psychologie peut sembler extraordinaire ; elle est du [163] moins parfaitement
en rapport avec la métaphysique néoplatonicienne. L'Extase est
le lien de ce grand système mystique ; c'est la condition nécessaire
des communications de l'homme avec l'Être infini, absolument un, absolument
indéterminé.
Le mysticisme de Saint-Martin ; mysticisme qui se fonde sur l'observation intérieure
et le raisonnement, est beaucoup moins conséquent que celui de Plotin.
L'âme humaine, profondément interrogée dans sa nature, dans
ses désordres et dans ses souffrances, peut bien découvrir aux
yeux de l'observateur les phénomènes variés de son activité,
et soulever un coin du voile qui couvre son passé et ses destinées
à venir ; mais par quels degrés Saint-Martin l'élève-t-il
jusqu'à recevoir ici-bas les communications supérieures, ou plutôt
par quelle faculté d'intuition naturelle lui donne-t-il accès
vers l'absolu ou l'infini ? Ou je m'abuse entièrement, ou cet état
psychologique qui nous porte naturellement dans la région surnaturelle
n'est signalé nulle part dans les écrits de Saint-Martin. Je lis
cependant dans la notice de M. Gence : " ici, c'est une porte plus élevée
; ce n'est pas seulement la faculté affective, c'est la faculté
intellectuelle qui connaît en elle son principe divin, et par lui le modèle
de cette nature que Malebranche voyait non activement en lui-même ; mais
spéculativement en Dieu, et dont Saint-Martin découvre le type
dans son être intérieur par une opération active et spirituelle
qui est le germe de la connaissance. "
A travers le vague et l'obscurité de cette explication, le seul trait
saisissable, et qui pourrait répondre à la [164] question, au
lieu de l'éclaircir la complique d'une difficulté nouvelle : "
C'est la faculté intellectuelle qui connaît en elle son principe
divin. " Or il ne s'agit pas ici de la notion de Dieu telle que l'âme
peut la puiser naturellement dans le principe de causalité, per ea quæ
conspiciuntur ; il s'agit d'une connaissance directe, familière, intime
; de cette conversation spirituelle où il est permis à l'homme
réconcilié de dire : Mon Père ! et d'entendre dire : Mon
fils. Eh bien ! cette connaissance directe, cette communion mystique de l'âme
avec son principe n'est pas un phénomène psychologique : l'observation
ou l'analyse ne la donne pas à Saint-Martin. Ce fait a une origine plus
haute et plus nouvelle ; il vient de la source même de la pensée
et de la vie qui a épanché sur nous les eaux de sa grâce
: c'est Dieu lui-même qui est venu nous initier à cette connaissance
de Dieu. Mais pour que ce fait surnaturel et divin se produise en nous, il faut
précisément commencer par admettre toutes les vérités
dont Saint-Martin poursuit la recherche à la lueur imaginaire d'un flambeau
qu'elles seules peuvent allumer ; car la conviction de ces vérités
prépare l'intelligence au don de la foi ; la foi seule peut ouvrir l'oreille
intérieure à la parole de vie. Si du moins, à l'exemple
de l'école d'Alexandrie, le philosophe inconnu prenait pour point de
départ une théodicée hardie, on concevrait à la
rigueur que l'âme, emportée et tout à la fois éclairée
par l'audace de la spéculation, pût se créer une faculté
illusoire de communication avec Dieu et se faire une psychologie au désir
de sa métaphysique. Mais la conscience humaine qui ne veut pas sortir
de soi pour [165] explorer les voies de la vérité ne peut découvrir
en soi que soi-même, avec tous les faits de douleur et de corruption qu'elle
renferme, avec ses doutes ses erreurs et ses chancelantes lumières. Le
soleil divin s'est retiré, emmenant la paix de la nature primitive ;
ce n'est donc que par une action surnaturelle qu'il reviendra visiter et recueillir
les ruines de l'âme. La béatitude infinie de Dieu, l'infinie misère
de l'homme, ce double abîme se rit du mysticisme confiant qui prétend
s'élever naturellement à l'ordre surnaturel. " Nul ne connaît
le Père que le Fils, et celui à qui le Fils daigne en révéler
la connaissance. " On ne parvient à la connaissance du principe
que par le Dieu-homme, par le mystère de l'Incarnation et de la Rédemption.
Car c'est une vérité de foi, et non pas un fait de conscience,
que l'infini se soit abaissé jusqu'à nos ténèbres
pour les éclairer, jusqu'à nos blessures pour les guérir,
jusqu'à nos crimes pour les expier. L'immolation perpétuelle consommée
par l'amour infini, qui seule a rétabli le commerce d'amour entre l'homme
et Dieu, est l'unique foyer des lumières surnaturelles. Jésus-Christ
n'attend donc pas que l'on vienne à lui par la science, car ce n'est
pas la science aride qui correspond à l'amour ; ce n'est pas à
la tête que s'adressent les élans du cur. Et il n'est pas
vrai toutefois qu'il se faille " casser la tête, " non plus
qu'il ne se faut " casser le coeur, " [166] pour arriver à
la vérité ; ce n'est pas un coeur aveugle ni intelligence obscurcie
et brisée que l'amour demande. Non ; mais il faut que dans une juste
mesure l'intelligence aime, il faut que le coeur voit, et l'union de ces deux
puissances de l'homme indivisible constitue le fait surnaturel que nous appelons
la foi. La foi est un acte complet car c'est tout ensemble un acte d'amour et
un acte d'intelligence, c'est un acte réparateur, car il rend à
nos facultés de connaître et d'aimer leur antique élan vers
la source de toute béatitude et de toute lumière ; c'est un acte
déterminé, car Dieu fait homme est son objet ; c'est un acte infini,
car Jésus-Christ est la vérité et la vie, Jésus-Christ
est, selon le chant divin de I'Église, " la victime de salut qui
nous ouvre la porte du ciel. " La prétention de correspondre directement
avec Dieu, en s'affranchissant de cet acte éminemment mystique et éminemment
raisonnable, est une conception de l'orgueil, payée d'ordinaire par l'illusion
et l'impuissance. Le mysticisme rationnel ou gnostique répugne à
la raison elle-même en lui demandant des résultats qu'elle ne peut
lui donner ; il l'outrage en voulant, pour ainsi dire, lui arracher sa sanction
à des excès qu'elle ignore et dont elle ne saurait être
complice. Le mysticisme chrétien est le seul vrai ; c'est le mysticisme
de l'affection, c'est l'effusion des trésors du coeurs [sic]. A ce mysticisme-là
tout est permis ; il a l'immense liberté accordée à l'amour.
Il est vrai, parce qu'il est humble ; il est tranquille, parce qu'il se [167]
sait infaillible de toute l'infaillibilité de sa foi ; il est fort, parce
qu'il est tout l'homme intérieurement pacifié, le vivant hommage
de sa volonté et de son intelligence réconciliées. "
Je suis là où est ma pensée, dit admirablement l'auteur
de l'Imitation, et ma pensée est d'ordinaire où est ce que j'aime.
. "
Ce mysticisme, qui, suivant les expressions de Gerson, a pour but suprême
le ravissement, non de l'imagination ou de la raison, mais de l'âme toute
entière sortant d'elle-même pour se reposer en Dieu, unique objet
de son amour, et pour s'unir à lui d'une union si étroite qu'elle
ne fasse plus qu'un esprit avec lui ; ce mysticisme, qui n'est que l'accomplissement
littéral de ces paroles du Sauveur : " Je suis en eux et vous en
moi, afin qu'ils soient consommés dans l'unité
" ce
mysticisme, pratiqué par les saints et par tous les maîtres de
la vie intérieure, ne doit rien et ne ressemble en rien à l'extase
alexandrine et orientale, à laquelle il a été comparé.
Il en est éloigné de toute la distance qui sépare la doctrine
chrétienne du panthéisme indien et de l'hellénisme gnostique.
L'union que la parole de Jésus-Christ nous donne en lieu n'emporte pas,
en effet, l'unification de la substance, mais l'unification de l'amour ; elle
ne demande pas le renoncement extatique de la personne humaine au sein de l'absolu
; elle n'exige pas de l'être intelligent et moral qu'il sacrifie sa conscience
et sa liberté pour s'anéantir dans cette sublime chimère
de l'Être en soi ; elle ne présente pas à l'âme fidèle,
comme terme suprême de [168] la connaissance et de l'amour, l'évanouissement
de toutes ses facultés et de toutes ses puissances dans l'abîme
d'une Divinité impersonnelle, puisqu'au contraire, pour atteindre jusqu'à
ce Dieu en trois personnes, jusqu'à " cette Trinité dont
la communion fait le bonheur des Anges " il faut passer par le Dieu-homme,
unir sa volonté, son cur, son esprit, à la volonté,
au cur, à l'esprit du céleste époux de toutes nos
misères, embrasser cet esclave médiateur qui élève
l'esclave jusqu'à l'infini, humble " voie de la vie qui dans le
ciel est la vie même. " C'est l'humanité de Jésus-Christ
visiblement apparue dans le temps, authentiquement attestée par l'histoire,
c'est la personne même de ce Dieu avec nous qui consacre le dévouement
et la souffrance, c'est ce divin fondement de notre loi, de notre foi et de
nos espérances, qui défend la piété chrétienne
de toute ressemblance avec l'ascétisme brahmanique et l'extase néoplatonicienne.
Chapitre VII. Exposition du système métaphysique de Saint-Martin.
[169]
[169]
1. Du bien et du mal
Il y a une loi
pour tous les êtres : il doit y avoir une loi, et une loi évidente,
pour l'homme. Cette loi assigne un but à son activité, et l'impuissance
de ses efforts pour y atteindre ne prouve rien contre la réalité
de ce but ; elle ne prouve que l'erreur des voies où il s'engage. Le
malheur de l'homme ici-bas n'est donc pas d'ignorer qu'il y a une vérité,
mais de se méprendre sur la nature de cette vérité. Or,
ce qui répand dans son intelligence la confusion et le trouble, c'est
ce mélange de lumière et d'ombre, d'harmonie et de désordre,
de bien et de mal, qu'il aperçoit dans l'univers et dans lui-même.
Ainsi l'observation de la nature et de l'homme suggère l'idée
de deux principes opposés. Toutefois cette notion, juste et vraie, est
devenue une [170] source d'erreurs graves. Les deux principes admis, on n'a
plus su en reconnaître la différence. Tantôt on les a élevés
en un même rang de puissance, de grandeur et de durée ; tantôt
on a placé le bien et le mal dans un seul et même principe ; enfin
quelques-uns se sont efforcés de croire que tout marchait sans ordre
et sans loi, et, ne pouvant expliquer le bien et le mal, ils ont pris le parti
de nier l'un et l'autre. Quand on leur a demandé quelle était
donc l'origine de tous ces préceptes universellement répandus
sur la terre, de cette voix intérieure et uniforme qui force tous les
peuples à les adopter, ces observateurs ont alors traité d'habitudes
les sentiments les plus naturels ; ils ont attribué à l'organisation
et à des lois mécaniques la pensée et toutes les facultés
de l'homme ; ils ont prétendu qu'opprimé [171] par là supériorité
des éléments et des êtres dont il est entouré, il
avait imaginé qu'une certaine puissance indéfinissable gouvernait
et bouleversait à son gré la nature. Et de là ces principes
chimériques de subordination et d'ordre ; de peines et de récompenses,
perpétuées par l'éducation et l'exemple ; sauf des différences
considérables dues aux circonstances et aux climats.
C'est que l'ont a voulu chercher là vérité dans les apparences
de la nature matérielle, au lieu de descendre en soi-même ; c'est
que l'on a voulu expliquer l'homme par les choses, et non les choses par l'homme.
Si, en effet, prenant pour point de départ l'observation intérieure
qui lui découvre en même temps l'existence de deux principes, le
bonheur et la paix avec l'un, le trouble et la fatigue avec l'autre, l'homme
eût étendu cette observation à tous les êtres de l'univers,
il eût pu fixer ses idées sur la nature du bien et du mal, et sur
leur véritable origine.
Or le bien est, pour chaque être, l'accomplissement de sa propre loi,
et le mal ce qui s'y oppose. Chacun [172] des êtres n'ayant qu'une seule
loi, comme tenant tous à une loi première qui est une, le bien
ou l'accomplissement de cette loi doit être unique aussi, quoiqu'il embrasse
l'infinité des êtres. Au contraire, le mal ne peut avoir aucune
convenance avec cette loi, puisqu'il la combat ; dès lors il ne peut
plus être compris dans l'unité, puisqu'il tend à la dégrader
en voulant former une autre unité. Il est faux, puisqu'il ne peut pas
exister seul ; que malgré lui, la loi des êtres existe en même
temps que lui, et qu'il ne peut jamais la détruire, lors même qu'il
en gêne ou qu'il en dérange l'accomplissement.
D'où se conclut cette différence infinie entre les deux principes
: le bien tient de lui-même toute sa puissance et toute sa valeur ; le
mal n'est rien quand le bien règne ; le mal n'a par lui-même aucune
force ni aucuns pouvoirs ; le bien en a d'universels qui sont indépendants
et qui s'étendent jusque sur le mal même : d'où il suit,
en un mot, qu'entre ces deux principes on ne saurait admettre aucune égalité
de puissance et de durée.
Si la puissance et toutes les vertus forment l'essence du bon principe, il est
évident que la sagesse et la justice en sont la règle et la loi
; d'où il suit que, si l'homme souffre, il doit avoir eu le pouvoir de
ne pas souffrir.
Nos peines sont donc un témoignage de notre faute et par conséquent
de notre liberté. Nous nous sommes volontairement écartés
du bon principe pour nous livrer à l'action du mauvais. Mais ce mauvais
principe, s'il s'oppose à l'accomplissement de la loi d'unité
des êtres, [173] il faut qu'il soit lui-même dans une situation
désordonnée. Il souffre les mêmes souffrances qu'il répand
autour de lui. Ses souffrances sont aussi un tribut qu'il paye à la justice
et une preuve du dérèglement de sa volonté qui l'a rendu
mauvais ; car s'il n'eût abusé primitivement de sa liberté,
il ne se serait jamais séparé du bon principe, et le mal serait
encore à naître. Le Mal n'est donc qu'un désordre primitif
de la Volonté.
En descendant en nous-mêmes, nous sentons que c'est une des premières
lois de la justice universelle qu'il y ait toujours un rapport exact entre la
nature de la peine et celle du crime. Il est donc juste que l'auteur du mal
soit abandonné à sa mauvaise volonté, c'est-à-dire
à son impuissante contradiction aux plans de celui qui est à la
fois la vérité et la puissance, en sorte qu'il trouve sa peine
dans l'exercice même de son crime, que ses ténèbres se multiplient
par son obstination, et son obstination par ses ténèbres.
La loi de la justice s'exécute également sur l'homme. La durée
de cette vie corporelle n'est guère qu'un temps de châtiment et
d'expiation, qui implique sa déchéance d'un état antérieur
de gloire et de félicité. Chacune de ses souffrances est un indice
du bonheur qui lui manque ; chacune de ses privations prouve qu'il était
fait pour la jouissance ; chacun de ses assujettissements lui annonce une ancienne
autorité... Mais la justice, qui atteint l'homme dans tout son être,
a été tempérée par la miséricorde. Il peut,
malgré sa condamnation, se réconcilier avec la vérité,
et en goûter de temps en temps les douceurs, comme si, en quelque sorte,
il n'en était pas séparé.
[174] Toutefois, ces secours accordés à l'homme pour sa réhabilitation
tiennent à des conditions très rigoureuses. Assujetti par son
crime à la loi du temps, il ne peut éviter d'en subir les pénibles
effets. Les premiers pas qu'il fait dans la vie annoncent qu'il n'y vient que
pour souffrir, et qu'il est vraiment le fils du crime et de la douleur. Ce corps
matériel dont il est revêtu est l'organe de sa souffrance, l'obstacle
à toutes ses facultés, l'instrument de toutes ses privations.
La jonction de l'homme à cette grossière enveloppe est la pleine
même à laquelle son crime l'a assujetti temporellement ; Et cependant,
malgré les ténèbres qu'elle répand sur notre intelligence,
cette enveloppe est aussi le canal par où arrivent dans l'homme les connaissances
et les lumières de la vérité.
Mais de ce que les sens ont aujourd'hui un rôle si important dans les
relations de l'homme avec la vérité, quelques-uns ont prétendu
qu'il n'y à pour lui d'autres lois que celles de ses sens et qu'il ne
peut avoir d'autres guides. Tel est l'humiliant système des sensations,
qui ravale l'homme au-dessous de la bête, puisque celle-ci, ne recevant
jamais qu'une seule sorte d'impulsion, n'est pas susceptible de s'égarer,
au lieu que l'homme, étant placé au milieu des contradictions,
pourrait, selon cette opinion, se livrer indifféremment à toutes
les impressions dont il serait affecté.
Mais si l'on réduit l'homme à n'être qu'une machine, encore
faudrait-il reconnaître qu'il est une machine active ; c'est-à-dire
ayant en elle-même son principe [175] d'action ; car, si elle était
purement passive, elle recevrait tout et ne rendrait rien. Alors, dès
qu'elle manifeste quelque activité, il faut qu'elle ait au moins en elle
le pouvoir de faire cette manifestation ; et sans ce pouvoir inné dans
l'homme, il lui serait impossible d'acquérir ni de conserver la science
d'aucune chose. Il est donc clair que l'homme porte en lui la semence de la
lumière et des vérités dont il offre si souvent les témoignages.
Il y a des êtres qui ne sont qu'intelligents ; il y en a qui ne sont que
sensibles ; l'homme est à la fois l'un et l'autre. Ces différentes
classes d'êtres ont chacune un principe d'action différent ; l'homme
seul les réunit tous deux.
Si l'homme actuel n'avait que des sens, ainsi que les systèmes humains
le voudraient établir, on verrait toujours le même caractère
dans toutes ses actions et ce serait celui de ses sens. Comme la bête
toutes les fois qu'il serait excité par ses besoins corporels, il tendrait
à les satisfaire, sans jamais résister à aucune de leurs
impulsions. Pourquoi donc l'homme peut-il s'écarter de la loi des sens
? Pourquoi peut-il se refuser à ce qu'ils lui demandent ? Pourquoi y
a-t-il dans l'homme une volonté qu'il peut mettre en opposition avec
ses sens, s'il n'y a pas en lui plus d'un être ?
Or, de même qu'entre l'animal et les êtres inférieurs il
y a une différence considérable dans les Principes, quoiqu'ils
aient les uns et les autres la faculté végétative, de même
l'homme a de commun avec l'animal un Principe actif, susceptible d'affections
corporelles et sensibles, mais il est essentiellement distingué par son
[176] principe intellectuel, qui anéantit toute comparaison entre lui
et la bête.
Car, bien que la loi d'un Principe inné à tous les êtres
soit unique et universelle, il faut se garder de dire que ces Principes soient
égaux et agissent uniformément dans tous les êtres . L'observation
découvre entre eux une différence essentielle, et surtout entre
les Principes innés dans les trois règnes matériels et
le Principe sacré dont l'homme seul est favorisé.
Les auteurs des systèmes injurieux à l'homme n'ont pas su distinguer
la nature de nos affections. D'un côté ils ont attribué
à notre être intellectuel les mouvements de l'être sensible,
et de l'autre ils ont confondu les actes de l'intelligence avec des impulsions
matérielles, bornées dans leurs principes comme dans leurs effets.
Loin d'éclairer l'homme sur le bien et sur le mal, ils le tiennent dans
le doute et dans l'ignorance sur sa propre nature, puisqu'ils suppriment les
seules distinctions qui pourraient l'en instruire.
Le principal objet de l'homme devrait donc être d'observer continuellement
la différence infinie qui se trouve entre ses deux facultés sensible
et intellectuelle, et entre les affections qui leur sont propres. Car, dans
l'union intime de ces deux facultés, si l'homme cesse de veiller un instant,
il ne démêlera plus ses deux natures ; et dès lors il ne
saura où trouver les témoignages de l'ordre et du vrai.
" L'usage continuel, dit Saint-Martin, que je fais des mots facultés,
actions, causes, principes, agents, [177] propriétés, vertus,
réveillera sans doute le mépris et le dédain de mon siècle
pour les qualités occultes. Cependant il serait injuste de donner ce
nom à cette doctrine uniquement parce qu'elle n'offre rien aux sens.
Ce qui est occulte pour les yeux du corps, c'est ce qu'ils ne voient point ;
ce qui est occulte pour l'intelligence, c'est ce qu'elle ne conçoit point
: or, dans ce sens, je demande s'il est quelque chose de plus occulte pour les
yeux et pour l'intelligence que les notions généralement reçues
sur tous les objets que je viens d'annoncer ? Elles expliquent la matière
par la matière, elles expliquent l'homme par les sens ; elles expliquent
l'Auteur des choses par la nature élémentaire. "
II. Chute de l'homme.
L'homme se flatta
de trouver la lumière ailleurs que dans l'Être qui en est le sanctuaire
et le foyer ; il crut pouvoir obtenir la lumière par une autre voie qu'elle-même
; il crut enfin que des facultés réelles, fixes et positives,
pouvaient se rencontrer dans deux êtres à la fois. Il cessa d'attacher
la vue sur celui en qui elles vivaient dans toute leur force et dans tout leur
éclat, pour la porter sur un autre être dont il osa croire qu'il
recevrait les mêmes secours.
Cette erreur, ou plutôt ce crime insensé, au lieu d'assurer à
l'homme le séjour de la paix et de la [178] lumière ; le précipita
dans l'abîme de la confusion et des ténèbres ; et cela sans
qu'il fût nécessaire que le principe éternel de sa vie fit
le moindre usage de sa puissance pour ajouter à ce désastre. Étant
la félicité par essence et l'unique source du bonheur de tous
les êtres, il agirait contre sa propre loi s'il les éloignait d'un
état propre à les rendre heureux.
Cessant donc de lire dans la vérité, l'homme ne pût trouver
autour de lui que l'incertitude et l'erreur. Abandonnant le séjour unique
de ce qui est fixe et réel, il dut entrer dans une région nouvelle,
et, par ses illusions et son néant ; tout opposée à celle
qu'il venait de quitter. Il fallut que cette région nouvelle, par la
multiplicité de ses lois et de ses actions, lui montrât en apparence
une autre unité que celle de l'Être simple et d'autres vérités
que la sienne. Enfin il fallut que le nouvel appui sur lequel il s'était
reposé lui présentât un tableau fictif de toutes les facultés,
de toutes les propriétés de cet être simple ; et cependant
qu'il n'en eût aucune. L'homme ne voit plus rien de simple ; il n'a que
des yeux matériels pour apercevoir des objets matériels, qui représentent
il est vrai, chacun l'unité, mais par des images fausses et défectueuses.
Il est réduit à ne saisir que des unités apparentes ; il
ne peut connaître que des poids, des mesures et des nombres relatifs,
attendu qu'il s'est exilé du séjour de tout ce qui est fixe.
Cependant ces objets sensibles, bien qu'apparents et nuls pour l'esprit de l'homme,
ont une réalité analogue à son être sensible et matériel.
Mais cela n'est vrai que pour les corps. Ici Saint-Martin se rapproche [179]
à son insu du point de vue de Leibniz et de l'harmonie préétablie.
Toutes les actions matérielles, n'opérant rien d'analogue à
la véritable nature de l'homme, sont en quelque sorte ou peuvent être
étrangères pour lui ; car la matière est vraie pour la
matière, et ne le sera jamais pour l'esprit. D'où l'on voit "
comment doit s'apprécier ce que l'on appelle la mort, et quelle impression
elle peut produire sur l'homme sensé qui ne s'est pas identifié
avec les illusions de ces substances corruptibles. En effet, le corps de l'homme,
quoique vrai pour les autres corps, n'a, comme eux, aucune réalité
pour l'intelligence et à peine doit-elle s'apercevoir qu'elle s'en sépare.
Et tout nous annonce qu'elle doit gagner alors au lieu de perdre ; car, avec
un peu d'attention, nous ne pouvons que nous pénétrer de respect
pour ceux que leur loi délivre de ces entraves corporelles, puisque alors
il y a une illusion de moins entre eux et le vrai. A défaut de cette
utile réflexion, les hommes croient que c'est la mort qui les effraye,
tandis que ce n'est point d'elle, mais de la vie, qu'ils ont peur. "
III. Misère de l'homme.
" La douleur, l'ignorance, la crainte, voilà ce que nous rencontrons
à tous les pas dans notre ténébreuse enceinte, voilà
quels sont tous les points du cercle [180] étroit dans lequel une force
que nous ne pouvons vaincre nous tient renfermés... Tous les éléments
sont déchaînés contre nous. A peine ont-ils produit notre
forme corporelle qu'ils travaillent à la dissoudre, en rappelant continuellement
à eux les principes de vie qu'ils nous ont donnés. Nous n'existons
que pour nous défendre contre leurs assauts, et nous sommes comme des
infirmes abandonnés et réduits à panser continuellement
nos blessures. Que sont nos édifices, nos vêtements, nos serviteurs,
nos aliments, sinon autant d'indices de notre faiblesse et de notre impuissance
? Enfin, il n'y a pour nos corps que deux états : le dépérissement
ou la mort ; s'ils ne s'altèrent, ils sont dans le néant. De tous
les hommes qui ont été appelés à la vie corporelle,
les uns errent comme des spectres sur cette surface, pour y être sans
cesse livrés à des besoins, à des infirmités ; les
autres n'y sont déjà plus : ils ont été, comme le
seront leurs descendants, entraînés dans le torrent des siècles
; leurs sédiments amoncelés formant aujourd'hui le sol de presque
toute la terre, l'on n'y peut faire un pas sans fouler aux pieds les humiliants
vestiges de leur destruction. L'homme est donc ici-bas semblable à ces
criminels que, chez quelques nations, la loi faisait attacher vivants à
des cadavres. Portons-nous les yeux sur l'homme invisible : incertain sur les
temps qui ont précédé notre être, sur ceux qui le
doivent suivre et sur notre être lui-même, tant que nous n'en sentons
pas les rapports, nous errons [181] au milieu d'un sombre désert dont
l'entrée et l'issue semblent également fuir devant nous. Si des
éclairs brillants et passagers sillonnent quelquefois dans nos ténèbres,
ils ne font que nous les rendre plus affreuses, ou nous avilir davantage, en
nous laissant apercevoir ce que nous avons perdu ; et encore, s'ils y pénètrent,
ce n'est qu'environnés de vapeurs nébuleuses et incertaines, parce
que nos sens n'en pourraient soutenir l'éclat s'ils se montraient à
découvert. Enfin, l'homme est, par rapport aux impressions de la vie
supérieure, comme le ver, qui ne peut soutenir l'air de notre atmosphère...
Ce lieu serait-il donc en effet le véritable séjour de l'homme,
de cet être qui correspond au centre de toutes les sciences et de toutes
les félicités ? Celui qui, par ses pensées, par ces actes
sublimes qui émanent de lui, et par les proportions de sa force corporelle,
s'annonce comme le représentant du Dieu vivant, serait-il à sa
place dans un lieu qui n'est couvert que de lépreux et de cadavres ;
dans un lieu que l'ignorance et la nuit seules peuvent habiter ; enfin, dans
un lieu où ce malheureux homme ne trouve pas même où reposer
sa tête ? Non. Dans l'état actuel de l'homme, les plus vils insectes
sont au-dessus de lui. Ils tiennent au moins leur rang dans l'harmonie de la
nature, ils s'y trouvent à leur place, et l'homme n'est point à
la sienne. Il est attaché sur la terre comme Prométhée,
pour y être comme lui déchiré par le vautour. Sa paix même
n'est pas une jouissance : ce n'est qu'un intervalle entre des tortures ...
" - " Cependant on a voulu [182] nous persuader que nous étions
heureux, comme si l'on pouvait anéantir cette vérité universelle
: " QU'IL N'Y A DE BONHEUR POUR UN ÊTRE QU'AUTANT QU'IL EST DANS
SA LOI. "
Cette vérité, qui d'ailleurs est toute la tradition et tout le
Christianisme, je la trouve exprimée par saint Augustin avec plus de
force et de profondeur quand il dit : " Vous avez ordonné, et il
est ainsi, que tout esprit qui n'est point dans l'ordre soit sa peine à
lui-même : JUSSISTI ENIM, ET SIC EST, UT POENA SUA SIBI SIT 0AINIS INORDINATUS
ANIAIUS. "
J'ai cité textuellement ces plaintes éloquentes de Saint-Martin
sur la déchéance et la misère de l'homme, parce que le
dogme de la chute est le point de départ de son système théosophique,
et qu'en outre il m'a paru intéressant de reproduire ces aveux partis
de la conscience d'un philosophe et d'un homme du monde au milieu d'un siècle
qui a poussé jusqu'au délire l'orgueil de la vie.
Chapitre VIII. Vue de la Nature ; esprit des Choses. [183]
[183]
Les théosophes,
suivant la déclaration expresse de l'un d'eux, admettent la Trinité,
la chute des anges rebelles, la création après le chaos causé
par leur chute, la création de l'homme dans les trois principes, pour
gouverner, combattre ou ramener à résipiscence les anges déchus.
Les théosophes sont d'accord sur la première tentation de l'homme,
le sommeil qui la suivit, la création de la femme lorsque Dieu eut reconnu
que l'homme ne pouvait plus engendrer spirituellement ; la tentation de la femme,
la suite de sa désobéissance qui occasionna celle de son mari
; la promesse de Dieu que de la femme naîtrait le briseur de la tête
du serpent, la Rédemption, la fin du monde.
C'est, on le voit, l'enchaînement des grands faits de la tradition altéré
par le mélange des idées gnostiques associées aux deux
principales erreurs d'Origène sur la préexistence des âmes
et sur la résipiscence des anges déchus. Les articles de ce symbole
théosophique sont pour la plupart professés par Saint-Martin ;
mais ce qu'il expose surtout avec des développements inépuisables,
c'est la chute de l'homme, sa misère, sa [184] privation, ses ténèbres,
sa séparation des vertus intellectuelles, son asservissement aux vertus
sensibles, tous les désordres de cet univers " écroulé
sur l'être puissant qui devait l'administrer et le soutenir. "
Le point de vue sous lequel il envisage le crime primitif et ses suites, par
rapport à l'homme et par rapport à la nature, est tout à
fait entaché de manichéisme. Ainsi la nature, s'il faut l'en croire,
est faite à regret. Elle semble occupée sans cesse à retirer
à elle les êtres qu'elle a produits. Elle les retire même
avec violence, pour nous apprendre que c'est la violence qui l'a fait naître.
Cette nature n'est-elle pas la hyle, la matière manichéenne, substance
mauvaise, région du mal et de la discorde ? Le manichéisme est
encore tout entier dans cette proposition étrange : La nature a pour
objet de servir d'absorbant et de prison à l'iniquité.
" Observe, dit-il, la nature elle-même, et tu verras, par l'infection,
qui est le résidu final de tous les corps, quel est l'objet de l'existence
de ces mêmes corps, et s'ils ne sont pas destinés à servir
d'enveloppe et de barrière à la putréfaction, puisque cette
putréfaction est leur base fondamentale comme elle est leur terme...
Enfin, ajoute-t-il, observe les propriétés de ton propre corps
relativement à son être moral. Compare l'impétuosité
de tes désirs désordonnés et injustes avec la lenteur des
moyens que ton corps te laisse pour accomplir tes projets de vengeance criminelle,
tes meurtres et tous les plans de ta désastreuse ambition, et tu verras
par là si réellement ton corps n'est pas destiné à
[185] réprimer le mal moral qui est en toi, et à contenir l'iniquité
qui germe et végète en toi. "
A moins d'admettre l'hypothèse des générations spontanées
et de reconnaître à la corruption la puissance créatrice,
il est difficile de prêter à ces paroles un sens vraiment raisonnable.
La logique la plus vulgaire n'est-elle pas intéressée à
savoir comment la corruption ou putréfaction peut être à
la fois la base et le terme de ces corps destinés précisément
à servir d'enveloppe et de barrière à la putréfaction
? Ces corps putréfiables ou corruptibles seront donc à eux-mêmes
leur propre enveloppe et leur propre barrière ? La corruption fait donc
la guerre à la corruption ? Elle se combat donc elle-même ? Ou
bien faut-il distinguer une corruption mauvaise qui s'attache au bien, et une
corruption bonne qui s'attache au mal ? Qu'est-ce à dire ? La corruption
est donc une substance, pour être déterminée, soit au bien,
soit au mal ? C'est là évidemment une conception manichéenne,
et cette conception, appliquée à l'ordre moral, n'est pas moins
irrationnelle et insoutenable ; car s'il est vrai que les désirs coupables,
les dérèglements impétueux de la volonté trouvent
dans la lenteur des organes physiques un heureux obstacle à de funestes
accomplissements, il est également vrai que ces mêmes désirs,
ces instincts violents et grossiers ont une base dans les révoltes de
la chair et du sang : Infelix ego homo ? quis me liberabit de corpore mortis
hujus ? Et si l'homme de péché murmure contre ce corps qui comprime
son activité [186] malfaisante, l'homme renouvelé ne gémit-il
pas de cette chaîne corporelle qui retarde l'élan de son esprit
vers la lumière et la liberté ? Que peut-on conclure de là,
sinon l'indifférence de la matière au bien et au mal moral, et
la légèreté de la preuve dont Saint-Martin prétend
autoriser une opinion assez étrange dans un spiritualiste si raffiné
? Car, enfin, est-ce bien sérieusement qu'on attribue au corps, à
la nature, une force répressive du mal ? Le mal véritable, le
mal de coulpe n'est que le dérèglement d'un esprit, la révolte
ou la défaillance d'une volonté. A moins de faire résider
le mal dans l'acte, et non dans l'intention, la plus imperceptible volonté
triomphe de toutes les forces de la nature. Le non-moi peut faire obstacle à
l'action, mais que peut-il contre un désir ? Si, comme il n'en faut pas
douter, le désordre physique a sa cause dans un désordre moral,
c'est l'âme pacifiée qui rendra la paix à la nature. Qui
sait quelle réparation pourrait réaliser dans le monde sensible
le parfait amendement de l'homme moral ? Et Dieu, qui désire le retour
de sa créature à la justice, l'aurait-il donc enfermée
dans un corps comme dans une prison, semblable aux faibles autorités
humaines qui n'enchaînent l'homme nuisible à l'homme, que parce
que l'homme intérieur leur échappe, n'ignorant pas toutefois ce
que, dans l'hypothèse, eût ignoré le Dieu des âmes
: c'est que l'on [187] n'emprisonne pas une volonté ? Cette hypothèse
mesquine et puérile amène assez logiquement comme conséquence
la définition suivante de la chute. " Elle consiste, dit-il, en
ce qu'elle nous a soumis au règne élémentaire, et par conséquent
au règne astral ou sidérique qui en est le pivot. Elle consiste
en ce que nous sommes tombés au-dessous du firmament, tandis que par
notre nature nous devions être au-dessus. " Je le demande, est-ce
à une chute de coeur, d'intelligence et de volonté, ou bien à
une chute d'espace et de corps, que ces paroles semblent convenir ?
En vingt endroits de ses écrits Saint-Martin présente l'incorporation,
ou plutôt, suivant la langue théosophique, la corporisation de
l'homme, comme une déchéance et comme un châtiment. Renouvelant
l'hérésie condamnée par le concile général
IVe de Latran, il attribue au péché la cessation de l'antique
hermaphrodisme, la création de la femme et le mode actuel de génération.
Dans l'état d'innocence, l'homme eût engendré spirituellement.
Toutes ces opinions, posées avec assurance, mais destituées de
preuves et enveloppées d'une obscurité qui vainement aspire à
la profondeur, [188] renferment en outre une contradiction choquante. Que pourraient-elles
répondre à cette objection :
L'homme était-il déjà coupable antérieurement à
la création de la femme ? Il faut le croire, puisqu'il était uni
à des organes et que cette union est une peine et le témoignage
d'une faute. Le théosophe n'a-t-il pas expressément déclaré
que la matière est la prison et l'absorbant de l'iniquité ? Si
l'homme était déchu, comment pouvait-il exercer cette sublime
fonction d'engendrer spirituellement ? Et que faut-il entendre par cet engendrement
spirituel ? Est-ce une délégation de la toute-puissance, la faculté
de donner la vie par un acte pur de sagesse et de volonté ? Est-ce l'accomplissement
solitaire de l'oeuvre génératrice, dans un parfait détachement
de la chair et des sens ? Comment concilier l'une ou l'autre de ces hypothèses
avec le péché et la déchéance de l'homme ? Quoi
! malgré son péché, l'homme partage encore avec Dieu l'auguste
privilège de créer ? Quoi ! malgré sa chute, il ne connaît
pas la honte de la concupiscence ? Il demeure spirituel dans sa chair, étant
devenu charnel dans son esprit ?
Saint-Martin prétend trouver dans le moi intime de l'homme une image
de cet hermaphrodisme primitif. " Ne voyons-nous pas, dit-il, que notre
esprit porte encore, comme Dieu, son enveloppe ou sa terre avec lui-même
? Si nous nous sondons profondément et jusqu'à notre centre, nous
trouverons encore en nous un terrain capable de recevoir nos propres pensées
et où nous pourrons les faire germer, sans les déposer dans des
matras étrangers, comme nous y sommes obligés pour notre génération
animale. On voit ici pourquoi [189] nous devons tant surveiller la distribution
de nos pensées, pour ne les pas semer hors de nous dans des terrains
qui ne seraient pas analogues, pour ne les placer que dans des matras qui soient
animés du même esprit.... " Tout cela est plein d'erreurs
et de ténèbres. Ces expressions plus bizarres que hardies, plus
fausses que bizarres, telles que l'enveloppe ou la terre de l'esprit, que l'esprit
porte avec soi comme Dieu même, et ce terrain capable de recevoir nos
pensées, etc., ne donnent pas la moindre lumière sur les procédés
générateurs de nos pensées. Nul doute que, pour produire
au dehors ses conceptions mentales, l'homme-esprit n'a pas besoin, comme l'homme-animal,
du concours extérieur d'un autre lui-même ; mais s'ensuit-il que
ces conceptions naissent en lui par une action solitaire, tout à la fois
puissante et féconde, et que leur être ne doive rien à la
vie intellectuelle qui circule partout ? s'ensuit-il qu'une pensée qui
éclôt, au moment où je parle, avec tous les dehors de la
spontanéité la plus vive, n'ait pas dès longtemps pour
auteur une parole inaperçue qui a porté son fruit dans le silence,
une parole qui pour se reproduire a peut-être percé la cendre de
vingt siècles ? Prolem sine matre creatam n'est pas plus applicable au
monde moral qu'au monde physique, et quand, d'ailleurs, Saint-Martin établit
la nécessité d'une surveillance rigoureuse sur la distribution
de nos pensées, ce qui implique évidemment la loi de génération
et de solidarité qui les gouverne, n'infirme-t-il pas lui-même
son opinion de l'hermaphrodisme spirituel de l'homme ?
Ce que l'on ne saurait trop reprocher à Saint-Martin, [190] c'est cette
fâcheuse habitude d'esprit qui le conduit presque toujours à prendre
un aperçu hasardé pour un principe, une simple allégorie
pour une preuve : de l'hypothèse il conclut le fait, et de l'imagination,
la science. J'admire avec quelle confiance, partant de données contestables,
arbitraires ou chimériques, il arrive aux résultats les plus extraordinaires.
Ainsi ses opinions sur la matière, sur la chute et la corporisation de
l'homme, trouvent dans la danse un argument fort singulier, mais dont la valeur
ne lui paraît pas douteuse.
" Si la danse, dit-il, peint les élans que l'homme se donne pour
atteindre à la région de la liberté, le poids qui le fait
retomber vers la terre peint la loi terrible de la région inférieure
et matérielle qui le retient et le force à subir le joug de cette
prison dans laquelle on ne lui permet de respirer l'air libre que par de légers
intervalles. Ainsi, dans ses récréations mêmes, l'homme
trouve à la fois une image de son ancienne gloire et un témoignage
impérieux et irrécusable de sa condamnation. C'est cette combinaison
des élans de notre être avec le poids de notre condamnation qui
forme la mesure dans nos danses ainsi que dans nos compositions musicales. "
Que de choses dans un menuet ! Que d'esprit dans les choses ! Mais, en vérité,
elles ont trop d'esprit. Toutefois ces considérations bizarres se terminent
par ce principe admirablement vrai et admirablement énoncé : "LA
LOI ET LA LEÇON DE L'HOMME LE SUIVENT PARTOUT. "
Il dit dans le même ouvrage : " Nous employons journellement et sans
réflexion, lorsque nous nous rencontrons, cette formule vague ; Comment
vous portez-vous ? Mais nous sommes bien loin d'en comprendre le sens. Au moins
nous devrions être bien sûrs qu'il ne peut pas toujours tomber sur
la santé de notre physique actuel... Serait-ce donc une idée exagérée
et contraire à la raison de supposer que cet usage ait eu primitivement
pour objet notre véritable santé ?... Pourquoi ne serions-nous
pas portés naturellement à nous informer auprès de nos
semblables où ils en sont de leur véritable rétablissement
; si leur santé divine et spirituelle fait des progrès salutaires
; si leur corps réel reprend ses forces et ses vertus ; en un mot comment
ils se portent ?
" Il ajoute : " Si nous étions dans
les mesures où nous devrions être sur ce point, nous ne devrions
nous aborder, traiter et conférer ensemble que dans cet esprit... Et
comme nous avons vu que notre être était un fruit divin qui avait
des propriétés attractives, peut-être par ces questions
d'un véritable zèle, par ces entretiens affectueux, réveillerions-nous
mutuellement les uns chez les autres cette saine existence dont nous avons tous
un si grand besoin. "
Il est évident que l'origine de l'emploi de cette formule : Comment vous
portez-vous ? ne saurait être antérieure à la chute de l'homme.
Au temps de son innocence, l'âme se portait bien, et, à cet égard,
le doute même qui interroge, et qui implique le soupçon de la maladie,
n'est pas admissible ; il répugne à l'état de [192] justice
et de bonheur. Si cet usage date de la chute, y découvrir avant la Rédemption
le sens mystique que Saint-Martin lui prête, n'est-ce pas supposer à
l'homme tombé un bien grand souci de sa santé spirituelle, quand
le mal, et la cause qui entretient et perpétue le mal ; c'est l'ignorance
où il vit sur ce point et son repos dans cette ignorance ?
On peut admettre que certaines paroles, ou plutôt qu'un certain enchaînement
de raisons et d'idées, entraînent souvent l'homme au delà
du terme qu'il se propose. Il n'est pas rare que la vérité et
même l'erreur développe des conséquences qui trompent l'attente
de la logique humaine. Mais croire qu'une formule simple, claire, usuelle, portant
avec soi son évidence, va au delà, bien au delà de l'intention
de celui qui l'emploie ; vouloir assigner à une locution, presque aussi
ancienne que le temps, une vertu profonde, une portée inconnue, c'est
tomber dans le fantastique et le puéril.
A force de trouver aux choses l'esprit que souvent elles n'ont pas, il arrive
à Saint-Martin de ne pas leur trouver celui qu'elles ont. Ainsi, Comment
vous portez-vous est à ses yeux plein de révélation et
de lumière ; et il ne se doute pas que ces questions d'un véritable
zèle, que ces entretiens affectueux par lesquels nous réveillerions
les uns chez les autres la vie spirituelle, n'expriment que bien imparfaitement
ce qui se passe chaque jour au tribunal catholique de la Pénitence.
Je lis plus loin cette proposition : Nous ne venons ici bas que pour nous faire
habiller. En qualité d'hommes-esprits, nous devrions avoir des vêtements
plus beaux [193] et plus parfaits que ceux qui ne proviennent que de l'uvre
de notre principe animal. Il ajoute : " C'est parce que nous avons perdu
nos anciennes et éminentes propriétés que nous y suppléons
par nos habits artificiels ; mais le principe et la loi nous suivent dans cette
dégradation. Si ces habits artificiels ne sont pas le fruit de l'uvre
vive de notre esprit..., ils sont au moins, quant à leur forme, le fruit
de notre industrie. Ainsi, dans le soin que nous prenons de nous habiller, nous
montrons toujours que tous les êtres quelconques ne peuvent être
vêtus que de leurs propres uvres. " Les animaux n'ont pas besoin
de vêtements, " parce qu'ils n'ont point d'uvre spirituelle
à faire ; " et " les nations sauvages qui vont nues sont peu
avancées dans leur esprit et encore moins dans l'oeuvre spirituelle.
" Je ne vois encore ici qu'une réminiscence de l'Écriture,
qui affecte vainement l'originalité en se déguisant sous des expressions
ridicules et de mauvais goût.
" Nous soupirons, dit l'apôtre, dans cette tente (la tente de notre
corps), désirant avec ardeur d'être revêtus de la céleste
demeure qui nous est destinée, comme d'un second vêtement, si toutefois
nous sommes trouvés vêtus et non pas nus. "
On lit encore dans l'Apocalypse : " Voici que je viens comme un voleur.
Heureux qui veille et qui garde ses [194] vêtements, afin de ne point
marcher nu, et qu'on ne voie pas sa honte. "
Ainsi, selon saint Paul, le manteau de l'immortalité bienheureuse ne
peut couvrir que le vêtement de nos oeuvres : si vestiti, non nudi inveniarnur
: et dans le langage de saint Jean, garder ses vêtements, c'est se défendre
de la nudité spirituelle, ne nu dus ambulet. Ce dénûment
[sic] d'oeuvres de foi et de charité, cette nudité morale est
notre véritable honte. La nudité corporelle est le symbole et
ne saurait être la conséquence rigoureuse du dénuement intérieur.
La Genèse ne nous dit-elle pas, en parlant de nos premiers auteurs avant
le crime et la chute : " Ils étaient nus et ne rougissaient pas.
" Le vêtement de notre corps est donc indifférent à
celui de notre âme, bien qu'en vertu d'une loi profonde, et qui se rattache
à l'ordre universel, l'oeil de l'homme ne s'ouvre sur la nudité
de son corps que lorsqu'il se sent l'âme nue. Mais c'est là un
de ces faits dont la raison scientifique nous manque, et où il ne nous
est guère permis de voir au delà du demi-jour de l'allégorie
ou du symbole. Prétendre aller plus avant, faire violence à des
rapports qui se dérobent pour les amener à une évidence
qu'ils ne souffrent pas, trouver dans le non-usage de se vêtir la preuve
et comme la conséquence de l'incapacité spirituelle, c'est atteindre
à ces régions vagues où la raison s'égare, c'est
confondre deux ordres de faits dont la distinction est sensible, c'est arriver
à matérialiser les choses de l'esprit [195] bien plutôt
qu'à spiritualiser les choses de la matière.
Cependant, il faut le reconnaître, l'idée est grande et hardie
de rechercher par la voie de la science l'esprit des choses. Si l'erreur, la
confusion et le désordre présupposent l'ordre, l'harmonie, la
vérité, ce qu'il nous reste de rectitude et de lumière
peut en effet nous aider à pénétrer dans les détours
ruineux et obscurs de ce monde que nous sentons et de ce monde que nous sommes.
Dans les altérations, dans les irrégularités ou les catastrophes
de l'ordre élémentaire, qui semblent défier la loi et que
la loi atteint toujours, on peut jusqu'à un certain point suivre la trace
d'un ordre antérieurement stable ; nos traditions et nos usages, qui
souvent n'offrent aux yeux vulgaires qu'une lettre morte, nos institutions faussées
ou perverties, nos arts dégénérés, nos sciences
profondément indifférentes à la recherche de toute cause
finale, peuvent néanmoins, par le caractère même de leurs
développements, de leurs écarts ou de leurs négations,
révéler quelque chose du but réel de l'art, de la science
et de la société humaine ; en d'autres termes, les fragments humiliés
de l'homme déchu trahissent le dessin primitif de l'homme droit et la
réédification future de l'homme justifié. La nature, sous
la loi du temps et du péché, conserve encore le plan de l'Éternelle
Nature, selon l'expression de Jacob Boehm, c'est-à-dire la perpétuité
de l'idéal divin à travers les perturbations du monde et les égarements
de l'âme. Cet essai de restitution des choses, en recueillant à
la trace de leurs débris les indices de leur état antérieur
et de leur destination [196] future, est une tentative téméraire
peut-être, mais que la vérité ne saurait entièrement
désavouer ; car elle s'appuie sur un principe certain, à savoir
que le présent est gros du passé, et par conséquent de
l'avenir. Ce grand principe, posé par Leibniz, trop hardiment développé
par Bonnet, et transporté par Cuvier de la région des hypothèses
dans celle des faits, est loin d'avoir subi tous les genres de vérification
qu'il appelle. L'empire de ce principe est universel : il domine l'étude
sérieuse de la nature et de l'homme, mais les dissentiments des philosophes
sur les questions qui nous importent le plus et l'aversion des savants spéciaux
pour la recherche des causes finales ont éliminé de la science
humaine ce puissant élément de coordination, d'unité et
de vie. Les théologiens mystiques et les maîtres de la vie intérieure,
en méditant sur les analogies de la nature et de la grâce, éclairent
souvent d'un jour vif et nouveau le secret des correspondances de l'homme au
monde visible et au monde invisible. Mais la règle de la foi qui, en
donnant l'essor à leur pensée, la contient et l'assure, ne leur
permet pas de chercher à systématiser scientifiquement des spéculations
qui, d'ordinaire, n'ont d'autres bases que des similitudes et des allégories
heureuses, des rapprochements ingénieux, ces richesses souvent un peu
imaginaires de l'interprétation anagogique où la vérité,
spécieuse et subtile, se sent elle-même trop voisine de l'hypothèse
pour revêtir la forme déterminée et [191] rigoureuse de
l'évidence scientifique. Vraie à la condition de demeurer demi
voilée, elle dégénère en illusion et en erreur aussitôt
qu'elle veut appuyer sur des rapports qui appartiennent au pressentiment plutôt
qu'à la connaissance. C'est cet ordre de conception, intermédiaire
entre l'intuition et la science, que Saint-Martin a tenté d'amener à
un état de précision ou plutôt de détermination impossible.
L'entreprise devait séduire cet esprit original et glorieux ; mais évidemment
la gloire d'entreprendre ne pouvait compenser le danger de l'inévitable
écueil où il devait échouer. La bizarrerie et la légèreté
des assertions, ce dogmatisme tranchant qui se dispense de démontrer,
ou qui ne démontre qu'en vertu d'une hypothèse gratuitement érigée
en principe, cette affectation de s'envelopper de nuages et de mystères,
comme si l'on craignait de communiquer à l'homme trop de lumière
et trop de vérité, cette spiritualité abusive qui se flatte
de lire couramment chaque lettre de l'alphabet universel, et qui ne déchiffre
guère en définitive que des caractères de son invention,
tels sont peut-être les moindres défauts de la gnose moderne. La
foi et la philosophie répugnent à cette théologie et à
cette métaphysique illuminées ; les sciences positives réservent-elles
un meilleur accueil à ces hypothèses cosmologiques et cosmogoniques
?
Qu'est-ce qu'un monde et l'univers est-il un monde ? demande Saint-Martin. Suivant
lui, un monde est une société ou famille d'êtres placés
sous une sorte de gouvernement, soumis à " un principe ou faculté
première qui puisse vouloir et appuyer ses volontés par des motifs
justes et sages, " en sorte que " toutes les [198] autres facultés
soient coordonnées à celle-ci, mais qu'elles soient en même
temps susceptibles de la comprendre, de la goûter, d'y adhérer
par inclination autant que pour leur propre utilité. "
Dieu est un monde, et il est, à proprement parler, le seul et véritable
monde. " L'éternel désir ou l'éternelle volonté
divine est cette faculté centrale qui, dans Dieu, s'unit à l'infinité
de toutes ses facultés et puissances, et qui leur sert éternellement
et sans interruption de point de mire et de foyer.
" Dans l'ordre spirituel, si cette harmonie n'est pas toujours aussi parfaite,
elle pourrait l'être si l'esprit ne perdait point de vue le centre universel
ou ce désir qui fait à la fois la base et la vie du monde divin
; ainsi l'esprit et Dieu pourraient nous offrir un monde spirituel très
régulier ; " et en effet, " pour peu que nous nous approchions
do ce centre supérieur, nous devenons l'instant un monde tout entier
par l'universalité des aperçus et des renouvellements que nous
recevons. "
Mais, sans nous élever à cet état si rare d'union avec
notre principe, ne sentons-nous pas en nous " une volonté ou un
désir qui est comme le centre, le chef et le dominateur de toutes nos
autres facultés, puisque la pensée même lui est subordonnée
en ce qu'il est le maître de l'adopter comme de la rejeter quand elle
se présente ? Ne sentons-nous pas que cette faculté centrale a
en même temps de l'analogie avec toutes nos autres facultés, qui
sont comme autant de citoyens d'un même empire ayant le pouvoir de comprendre
cette [199] faculté maîtresse et dominatrice, et de s'harmoniser
avec elle. "
Image de Dieu, l'homme offre cependant " une défectuosité
que n'a pas le modèle. Quoique notre être spirituel puisse être
un monde complet et régulier, il peut aussi être un monde divisé
et en discordance. Mais, dans sa désharmonie même, ce qui se révolte
en lui conserve encore dans un sens inverse la forme et le titre de monde, puisqu'on
y voit une volonté qui réunit, domine et entraîne les facultés
égarées ou rebelles. "
Il suit de cette définition que le nom de monde ne saurait convenir au
monde physique, parce que la faculté centrale, la volonté lui
manque ; car l'instinct des animaux, centre de toutes les choses physiques,
n'a pas la propriété nécessaire pour former un monde ;
" et la volonté supérieure qui est au-dessus de ce même
centre se trouve, par le moyen de cet intermède, trop distante des choses
pour avoir de l'analogie avec elles, en sorte que l'harmonie qui règne
dans l'ensemble des êtres physiques n'est pas une harmonie éclairée,
une harmonie où la justice et l'intelligence puissent s'exercer par le
concours d'un assentiment sympathique entre le centre et ses rayons. "
De cette définition du monde, obscure, contestable, arbitraire, Saint-Martin
se croit en droit de conclure que, n'ayant ni la volonté fixe du monde
divin, ni la volonté mobile du monde spirituel régulier, ni la
volonté corrompue du monde spirituel irrégulier, le [200] monde
physique ne peut avoir puisé la naissance dans la même source que
les trois autres mondes ; que ce monde ; n'étant que l'ombre des autres,
et une pure apparence pour notre pensée, ne peut avoir été
produit par une cause directe, mais par " une cause extralignée,
par une cause courbe ou indirecte, cause occasionnelle et de circonstance, qui
ne tient point immédiatement à la racine de la vérité.
" Ce monde enfin " paraît plutôt un secours, une ressource,
un remède pour rappeler à la vie, qu'il ne paraît être
la vie même. " Cette conclusion est assurément fort inattendue,
fort irrationnelle, et les précédentes propositions, qui n'ont
pas l'air de soupçonner les difficultés métaphysiques qu'elles
soulèvent, décident de la valeur des prémisses et de la
définition.
Saint-Martin rejette l'hypothèse de la pluralité des mondes en
tant qu'habités par d'autres hommes, et cette idée vient, suivant
lui, de ce que notre corporisation matérielle nous fait tenir, "
selon nos essences élémentaires, à toutes les régions
physiques et à toutes les puissances de l'univers qui ont concouru à
notre formation corporelle ; " en sorte que " nous nous sentons vivre
dans tous ces mondes, quoique notre corps ou le produit de toutes ces puissances
n'existe réellement que sur la terre. " Cette cosmogonie fantastique
introduit assez logiquement les rêveries de l'astrologie judiciaire ;
le théosophe amène l'astrologue. " L'astral, dit-il, domine
sur notre terrestre, puisqu'il l'entretient ; l'astral lui-même est dominé
par l'esprit de l'univers qui le gouverne ; la source d'iniquité s'insinue
au travers de toutes ces régions pour parvenir [201] jusqu'à nous.
" Le manichéisme a infecté toutes ces pensées.
Saint-Martin trouve que mal à propos ceux-là sont accusés
d'orgueil qui croient que la terre est la seule habitée, quoique étant
une si petite planète ; car, si l'homme se glorifiait d'une telle demeure,
ce serait un prisonnier qui se vanterait de son cachot. Si, d'autre part, "
la terre se glorifiait de posséder seule la race coupable et abâtardie
de l'homme, ce serait comme si les cachots de Bicêtre se glorifiaient
d'être le repaire de tous les bandits de la société. "
Bon comme saillie, mais détestable comme doctrine.
A quel ordre de science peut se rapporter cette étrange proposition :
" Il faut se souvenir que l'axe de l'écliptique est incliné
; que la terre est descendue, et que la femme elle-même l'est aussi, quoique
cette notion soit aujourd'hui si peu répandue ; car la source génératrice
était autrefois dans le cur de l'homme, dont la poitrine était
alors le siége de la douceur. "
Il réduit le problème de l'univers à la composition de
deux forces : la force impulsive et la force compressive ; en d'autres termes,
la force et la résistance. S'il n'y avait que de la résistance,
il n'y aurait point de mouvement, et s'il n'y avait que de la force sans résistance,
il n'y aurait point de corps.
La nature est comme la résultante douloureuse de ces deux forces ; il
n'est aucune de ces productions qui, dans son développement successif,
n'atteste la constance et l'universalité de cette lutte. " Dans
le noyau d'un fruit, la résistance l'emporte sur la force ; aussi reste-t-il
dans l'inaction. Lorsqu'on l'a planté et que la [202] végétation
s'établit, la force combat la résistance et se met en équilibre
avec elle. Lorsque le fruit paraît, c'est la force qui l'a emporté...
" Aussi la nature est-elle dans un état d'angoisse et de souffrance.
L'univers est sur un lit de douleur, s'écrie Saint-Martin dans le Ministère
de l'homme-esprit. Car " n'est-ce pas une plaie que ces suspensions auxquelles
nous voyons que cette nature actuelle est condamnée ?... N'est pas une
plaie que ces incommensurables lenteurs auxquelles est assujettie la croissance
des êtres et qui semble tenir la vie comme suspendue en eux ? N'est-ce
pas surtout une plaie que ces énormes amas de substances pierreuses et
cristallisées où non seulement la résistance l'emporte
sur la force, mais où elle l'emporte à un tel degré qu'elle
semble avoir totalement absorbé la vie de ces corps et les avoir condamnés
à la mort absolue ? " Autant vaudrait dire : N'est-ce pas une plaie
que la nature entière ?
La végétation ne s'accomplit que par de laborieux mariages ; les
semences confiées à la terre brisent péniblement leur enveloppe
pour unir leurs propriétés captives aux propriétés
analogues dispersées dans le sein de la terre, et l'effort de ces propriétés
divisées, qui tendent à l'union, triomphe enfin de la résistance.
" Tous les détails de ce combat sont écrits sur la production
qui en résulte, ainsi que les indices des propriétés diverses
qui ont eu part à l'action, et l'étude de ces détails serait
pour nous un livre très instructif, si nous avions les moyens et le bonheur
d'y pouvoir lire. " Cette vue originale amène ce grand et beau principe,
qui demanderait toutefois d'autres modes de [203] vérification : IL N'Y
A AUCUN ÊTRE QUI NE SOIT L'HISTOIRE VIVANTE DE SA PROPRE NAISSANCE ET
DE SA PROPRE GENÉRATION. "
Ses idées sur la lutte des deux forces vont aux applications les plus
imprévues. Il en trouve la confirmation dans les propriétés
et la forme du chêne, par exemple, dans les propriétés du
café et de la vigne ; enfin, dans le règne animal. Ainsi, suivant
lui, " la force a été si concentrée dans le chien
par la compression de la résistance qu'en même temps il peut supporter
des marches si longues et si étonnantes, et que ses forces digestives
sont si remarquables... Dans le lion, cette force est plus grande encore...
et la compression ayant été comme universelle en lui, elle a fait
jaillir la force dans tous les organes de son être. Voilà pourquoi
tout en lui est si imposant et si redoutable... Dans le buf et le mouton,
il semble que la force et la résistance se soient maintenues en harmonie
; ils paraissent être du petit nombre qui a, en quelque sorte, résisté
au grand choc. On en peut juger par les nombreux secours qu'ils nous apportent...
Les poissons, en général, ont éprouvé dans le grand
choc un double degré de résistance ; voilà pourquoi leur
forme est véritablement informe... Les insectes sont le fruit d'une victoire
usurpée de la force sur la résistance. Ils sont, sous le rapport
d'une troisième nature, la démonstration la plus sensible du péché
de l'homme. " Je m'arrête ; il est impossible de discuter des opinions
de cette nature. Ce dogmatisme à vol d'oiseau frappe la raison de vertige
: le sol lui manque ; elle chancelle comme un homme ivre, ne sachant où
se prendre. Saint-Martin [204] parle une langue dont le sens, sous des expressions
connues, sous des formes grammaticales régulières et des procédés
de raisonnement usuels, se dérobe à l'intelligence. Il parle la
langue de tous, et cependant il parle la langue la plus étrangère
à tous ; idiome singulier qui prétend ne relever ni de la tradition
religieuse, ni de la tradition scientifique, ni du sens commun. " Tout
parle dans la nature, dit Saint-Martin, et tout n'y parle que pour se faire
entendre et exercer notre intelligence. " Cela est vrai : mais il n'est
pas moins vrai que l'on interroge la nature de manière à en obtenir
les réponses que l'on désire ; on lui impute même celles
que l'on fait pour elle. Or, ces réponses, où la voix de l'imagination
se substitue à celle des faits, réunissent ces deux caractères,
moins incompatibles qu'on ne pense, la hardiesse et la stérilité
: notre orgueil est si grand et notre imagination si pauvre ! Aussi, la moindre
observation due à la patience et au désintéressement de
l'esprit scientifique est-elle infiniment plus féconde en révélations
que ces aperçus particuliers et ces idées aventureuses qui ne
correspondent qu'à la fantaisie qui les a fait naître. Les vues
ou les idées qui reposent sur l'étude sérieuse et modeste
des choses s'enchaînent, se combinent et se perpétuent, comme les
faits qu'elles énoncent : la nature leur communique de sa fécondité.
Peut-être même trouvent-elles l'espérance de survivre à
l'ordre mobile des faits et de la nature, dans ce lien vivant qui les rattache
à la vérité, à la raison infinie, à l'idée-Mère
par excellence. Quant à la pensée qui ne représente qu'elle-même,
qui ne donne rien de plus que ce fruit capricieux et mensonger [205] qu'elle
porte, pensée impuissante et orgueilleuse, sans auteurs légitimes
et sans postérité viable, elle ne peut que retourner à
ce presque néant dont elle est sortie.
Chapitre IX. L'Homme de Désir. - Le Nouvel homme. - Le Ministère
de l'Homme-Esprit. - uvres posthumes. [206]
[206
L'homme de désir, le plus célèbre des ouvrages de Saint-Martin,
écrit pendant ses voyages à Strasbourg et à Londres, à
la prière du philosophe Thieman, parut à Lyon en 1790 et depuis
a été plusieurs fois réimprimé. Ce livre, comme
la plupart des compositions du théosophe, n'est guère susceptible
d'analyse. Mais ici, c'est moins l'obscurité des pensées, que
l'élan passionné du sentiment mystique qui défie tout essai
d'exposition. L'homme de désir est une effusion de prières et
de mouvements affectifs, distribués par versets, comme le psalmiste et
les livres saints. Ces pages, où l'on sent parfois courir une vive flamme
de spiritualité, présentent de grandes beautés, des vérités
profondes et intérieures ; des plaintes touchantes sur l'ignorance, l'incrédulité
et l'ingratitude des hommes détournés de Dieu. Il y a un sincère
accent de tristesse dans ces paroles : " Insectes de la terre, rosée,
glaces, [207] esprit des tempêtes, parlez-moi du Seigneur, puisque l'homme
ne m'en parle point. Il était le témoignage du Seigneur, il ne
vient plus en témoignage, et notre Dieu n'a plus de témoins dans
l'univers "
Il dit ailleurs :
" Ce n'est plus le temps de dire comme David : Seigneur, j'ai crié
vers vous le jour et la nuit, et vous ne m'avez point écouté.
Les portes du temple n'étaient point encore ouvertes ; les peuples se
tenaient assis sur les marches du parvis.
Ils attendaient, les mains enveloppées dans leurs vêtements, que
l'aurore parût...
Le jour est venu, nous pouvons nous avancer jusqu'à l'autel. Nous n'avons
plus besoin, ô prophètes, de crier comme vous, jusqu'à nous
rompre les reins, pour être entendus.
Nous sommes près du grand prêtre ; d'un coup d'il il juge
si notre foi est sincère, et si notre offrande est pure.
L'amour anime-t-il vos yeux et les remplit-il de douces larmes ? Voilà
votre demande, voilà votre prière.
Vous êtes exaucés, le grand sacrificateur est d'intelligence avec
vous. Retournez dans vos maisons comblés de biens.
Chaque jour renouvelez les mêmes demandes avec la même sincérité,
et vous recevrez les mêmes bénédictions.
[208] Les patriarches ont défriché le champ de la vie ; les prophètes
ont semé ; le Sauveur a donné la maturité ; nous pouvons
à tout moment recueillir la moisson la plus abondante. "
Il dit encore :
Pourquoi nous lasser de prier ? Est-ce que le mal cesse d'agir et de chercher
à étendre sa puissance ? Les eaux d'un fleuve cessent-elles de
menacer la nacelle si elle ne se tient pas constamment en équilibre ?
La prière du juste est cette lime doublement trempée, et destinée
à ronger la rouille que l'iniquité a mise sur l'homme et sur l'univers
; cette rouille qui peut devenir active et vivante, comme les vers qui s'engendrent
dans nos chairs et qui les dévorent !
Ils seront rayés, tous les moments que l'homme aura passés hors
de la demeure sainte ; on ne lui comptera que ceux qu'il aura employés
à l'oeuvre du Seigneur.
Tous les hommes justes, tous les élus, seront les cautions du monde,
et il faudra qu'ils remplissent sa tâche, puisqu'il ne la remplit pas
lui-même.
Il faudra, comme dans les anciennes cérémonies funéraires,
qu'ils remplissent de leurs larmes, jusqu'aux bords, l'urne des pleurs, qui
a été présentée à l'humanité pour
qu'elle y déposât la rançon du péché de l'homme.
Quand cette urne sera remplie, le grand sacrificateur la prendra dans ses mains
; il la présentera à [209] son père en holocauste ; puis
il la répandra sur le royaume de l'homme, et la vie nous sera rendue.
Le père ne rejettera point cet holocauste, parce que les larmes du Réparateur
se trouveront aussi dans l'urne sacrée ; ce sont les larmes de son amour
qui auront vivifié celles que les prophètes ont versées,
et qui vivifieront celles qui se verseront en son nom jusqu'à la consommation.
Hélas ! il ne sera point versé de larmes sur le royaume de l'iniquité
! Elles en seraient repoussées, ou elles se dessécheraient avant
de l'atteindre, tant il est loin du royaume de l'amour !"
Plus loin
Le Seigneur a incliné ses regards sur la postérité de l'homme
et il a vu ceux qui le cherchent.
Quel est cet homme brisé de douleur et gémissant sur ses iniquités
? Quel est cet homme humble et dans l'indigence de la sagesse, et demandant
à tous les êtres puissants de soulager sa pauvreté ?
Je l'ai vu du haut de mon trône, je l'ai vu dans la tristesse et dans
l'abattement. Mon cur s'est ému ; j'ai enveloppé ma gloire,
et je suis descendu vers lui.
J'ai imposé mes mains sur sa tête et sur son cur. Il est
sorti de son état de mort ; la chaleur a circulé dans ses membres.
Il s'est levé : sois bénie à jamais, sois bénie
Sagesse bienfaisante, qui viens de me rendre la vie ! Laisse-moi te saisir,
laisse-moi coller mes lèvres sur tes mains, [210] et qu'elles ne s'en
séparent plus. Où irai-je ? N'as-tu pas les paroles de la vie
éternelle ? "
Il dit encore sur
la prière :
Où prendrai-je une idée juste de la prière et des effets
qu'elle peut produire ? Elle est ma seule ressource, mon seul devoir, ma seule
oeuvre, dans cette région ténébreuse et sur ce misérable
théâtre d'expiation.
Elle peut purifier et sanctifier mes vêtements, mes aliments, mes possessions,
les matières de mes sacrifices, tous les actes et toutes les sujétions
de mon être.
Je peux, par ma prière, atteindre jusqu'à ces sphères supérieures,
dont les sphères visibles ne sont que d'imparfaites images.
Bien plus, s'il paraît devant moi un homme dont les discours ou les défauts
m'affligent, je peux, par la prière, recouvrer de l'intérêt
pour lui, au lieu de l'éloignement qu'il m'aurait causé.
Je peux faire, par ma prière, que l'impie devienne religieux, que l'homme
colère devienne doux, que l'homme insensible se remplisse de charité.
Je peux, par ma prière, ressusciter partout la vertu.
Je peux, par ma prière, descendre jusque dans les lieux de ténèbres
et de douleur, et y porter quelques soulagements. N'est-ce pas la prière
qui autrefois a redressé le boiteux, fait voir l'aveugle et entendre
le sourd ? N'est-ce pas elle qui a ressuscité des morts ?
Je dois tout attendre de Dieu, sans doute ; mais attendre tout de Dieu, ce n'est
pas rester dans [211] l'apathie et dans la quiétude. C'est l'implorer
par mon activité et par les douleurs secrètes de mon âme,
jusqu'à ce que ma langue étant déliée, je puisse
l'implorer par des sons harmonieux et par des cantiques.
Par la force et la persévérance dans ma prière, j'obtiendrai
ou la conviction extérieure qui est le témoignage, ou la conviction
intérieure qui est la foi. C'est pourquoi les sages ont dit que la prière
était une récompense.
Le secret de l'avancement de l'homme consiste dans sa prière ; le secret
de sa prière, dans la préparation ; le secret de la préparation,
dans une conduite pure.
Le secret d'une conduite pure, dans la crainte de Dieu ; le secret de la crainte
de Dieu, dans son amour, parce que l'amour est le principe et le foyer de tous
les secrets, de toutes les prières et de toutes les vertus.
N'est-ce pas l'amour qui a proféré les deux plus superbes prières
qui aient été communiqués aux hommes ? Celle que Moïse
a entendue sur la montagne, et celle que le Christ a prononcée devant
ses disciples et devant le peuple assemblé . "
Quelles que soient les beautés que ces passages recèlent, et beaucoup
d'autres qu'il est inutile de citer, je crois devoir reproduire la remarque
exprimée plus haut dans l'examen des principes métaphysiques du
théosophe. Si l'orgueil de l'esprit scientifique l'a précipité
dans des vues chimériques et arbitraires, ici l'orgueil caché
dans les replis du cur, égare sa foi et fausse [212] l'accent de
sa piété. En ce qu'elles ont de juste et de vrai, ces pensées
ne sont après tout que de présomptueuses paraphrases des prières,
plus profondes dans leur simplicité, que l'Église met sur les
lèvres du dernier de ses enfants.
Le théosophe confesse souvent la vérité à voix haute,
il ne rougit pas du Sauveur des hommes, quoiqu'il n'ose guère l'appeler
par son nom ; il adore et il prie, mais il prie, mais il adore dans un esprit
particulier ; la première des grâces manque à sa prière,
parce que la première des vertus manque à son âme, l'humilité.
Je ne sache pas de meilleure preuve à l'appui de ce reproche, que les
lignes suivantes tirées d'une feuille allemande rédigée
par des théologiens protestants : " La mystique de Saint-Martin
diffère essentiellement de celle d'Angelus Silesius et de Suso, et se
rapproche surtout de Jacob Boehm. Voici surtout en quoi consiste la différence
entre Saint-Martin et Jacob Boehm, d'une part, et Suso, Angelus Silesius et
la plupart des mystiques, de l'autre ; c'est que ceux-ci, comme les mystiques
de l'Orient, sont invariablement fixés dans un petit nombre de principes
et d'aperçus fondamentaux, lesquels ensuite, à la façon
d'une fugue, parcourent tous les tons. De là une certaine uniformité,
malgré l'énergie des sentiments et l'abondance des images. Pour
Saint-Martin et Jacob Boehm, ces principes et aperçus servent seulement
de clef pour expliquer les secrets du tout universel et de ses rapports. Donc
dans ce but, à la profondeur devait se joindre l'étendue ; l'exposition
isolée des rapports de l'univers était nécessaire pour
en connaître les fondements. C'est [213] pourquoi Saint-Martin et Jacob
Boehm entrent dans le domaine de la science, semblables en cela aux néo-platoniciens
qui rangent les connaissances positives et la dialectique d'Aristote parmi les
petits mystères, et le platonisme parmi les grands. Pour Saint-Martin
et Jacob Boehm, tout savoir humain est le vestibule du Sanctuaire. De là,
l'attrait qu'ont les écrits de Saint-Martin pour l'homme éclairé
qui désire respirer à l'aise dans la religion. Ces écrits
serviront de pont, pour arriver au salut en Christ, aux hommes distingués
de notre époque, en qui le besoin de la religion s'est réveillé,
mais qu'épouvante le costume de mendiant des vérités du
catéchisme. "
Il n'y a sans doute pas beaucoup d'hommes éclairés qui se laissent
prendre à la croyance que l'ambitieux programme de la théosophie
puisse être rempli par Saint-Martin, par Jacob Boehm, par aucun homme
que ce soit, si grand de science et d'intelligence ou d'inspiration qu'on le
suppose. Mais je sais beaucoup d'hommes éclairés, qui veulent
respirer à l'aise dans la religion, et qui ont un grand dédain
pour le costume de mendiant des vérités du catéchisme.
C'est que le Rationalisme transcendental [sic], dans la sublimité vague
et obscure de ses doctrines, laisse chacun libre de puiser à son heure
et à son caprice, tandis que la foi, avec ses vérités si
mal vêtues, est néanmoins claire, formelle, impérative,
quant à tout ce qu'il faut croire et faire, comme doit être tout
enseignement qui pour [214] opérer le salut de tous s'adresse nécessairement
à tous. Or ces prédicateurs du Néo-Gnosticisme qui dédaignent
la foi simple, qui cherchent à montrer " combien la prière
de l'homme intérieur est au-dessus des prières de formule, "
qui, à la vérité, accordent aux temples d'être "
pleins du magisme de la prière et du sacrifice, " mais en affirmant
aussitôt que " les forts se passent de ces secours ; " ces sages
si jaloux de ne plus prier en commun avec les autres hommes, et de substituer
aux expressions consacrées dans la langue de l'Église des mots
nouveaux marqués du sceau de la rébellion pédantesque et
puérile, " pâtiment " au lieu de souffrance, " prévarication
" au lieu de péché, " l'homme-esprit " au lieu
de l'homme spirituel, " le Réparateur " pour dire le Sauveur
; ces voyants, si accoutumés à se poser en époptes et en
hiérophantes, chose étrange ! font un crime à l'Église
" d'avoir fait du mot MYSTÈRE un rempart à la religion, "
afin d'accaparer les lumières. " L'ombre et le silence, dit Saint-Martin,
sont les asiles que la vérité préfère... mais ne
puis-je leur représenter (aux ministres de la religion) qu'ils auraient
dû craindre aussi de l'empêcher de se répandre , qu'ils sont
préposés pour la faire fructifier... et non pour l'ensevelir...
Ils pouvaient bien étendre des voiles sur les points importants, en annoncer
le développement comme le prix du travail et de la constance... ; mais
ils ne doivent pas rendre ces découvertes si impraticables que l'univers
en fût découragé, ils ne devaient pas rendre inutiles [215]
les plus belles facultés de l'être pensant... En un mot, j'aurais
à leur place annoncé le mystère comme une vérité
voilée et non comme une vérité impénétrable
: " comme si ce n'était pas en définitive une vérité
impénétrable qu'une vérité qui soit restée
à jamais voilée en ce monde ; comme si l'histoire tout entière,
depuis tantôt deux mille ans, n'était pas un perpétuel démenti
à cet odieux reproche d'oppression de l'être pensant ? Qu'est-ce
enfin, que ce procès intenté au clergé, comme s'il était
le maître et non le dépositaire de la doctrine ? Mais par une contradiction
des plus choquantes ; le même écrivain, dès les premières
pages du livre d'où ce passage est tiré, encourant à juste
titre l'accusation qu'il adresse à tort à l'Église, n'écrit-il
pas les lignes suivantes : " Quoique la lumière soit faite pour
tous les yeux, il est encore plus certain que tous les yeux ne sont pas faits
pour la voir dans son éclat. C'est pour cela que le petit nombre des
hommes dépositaires des vérités que j'annonce est voué
à la prudence et à la discrétion par les engagements les
plus formels. Aussi me suis-je promis d'user de beaucoup de réserve dans
cet écrit et de m'y envelopper souvent d'un voile que les yeux les moins
ordinaires ne pourront pas toujours percer, d'autant que j'y parle quelquefois
de toute autre chose que ce dont je parais traiter. " Ne dit-il pas ailleurs
: " Les gens du monde et les ignorants trouvent extraordinaire qu'on ne
leur jette pas à la tête les grandes vérités, prétendant
que les bonnes [216] choses ne doivent pas se cacher ; mais ils ne font pas
attention qu'il y a des enfants pour le spirituel comme pour le temporel, et
qu'aux enfants il n'est pas d'usage de parler comme aux hommes faits. "
Ces paroles sont-elles tolérables ? Et à qui donc, hors le Sauveur
lui-même et son grand apôtre, est-il permis de se regarder comme
un homme fait, quand on veut encore s'attacher aux pas de celui qui nous a donné
les petits enfants pour modèles ? Ainsi le philosophe inconnu ne veut
pas que l'Église ouvre à l'homme la voie simple du repentir, la
voie de l'humilité de coeur et d'esprit, et lui-même tient à
peu près fermée la voie qu'il recommande, la voie de l'intuition
et de la science. Croit-il qu'il avance beaucoup son oeuvre à force de
s'écrier :
" Ouvre l'intelligence de ton coeur ; si Dieu retire son amour, il n'y
a plus de science pour l'homme... Promène tes regards dans toutes les
régions pures... Ressuscitons avec celui qui est ressuscité...
les charmes de l'intelligence nous mèneront à ceux de l'amour...
Lève-toi, homme précieux à ton Dieu... " Et ailleurs
: " Dévore le temps, dissous le temps, glisse-toi au travers des
interstices et des crevasses de cet édifice qui a. été
ébranlé jusque dans ses fondements. Mesure l'espace à la
durée de l'iniquité sur la terre. Rapproche cinq et quatorze de
soixante-dix. Rapproche cinq et neuf de quarante-cinq. C'est là l'origine
des formes, leur fin, et les bornes de la propriété du quinaire...
L'arbre ne se connaît-il pas au fruit ? Étudiez la feuille de la
vigne. " " Quel est le tableau des choses ? D'un [217] côté,
il y a un, quatre, sept, huit et dix., De l'autre ; il y a deux, trois, cinq,
six et neuf tout est là pour, le présent. .. "
L'homme ne s'est-il pas égaré en allant de quatre à neuf,
c'est-à-dire, " qu'il a quitté le centre des vérités
fixes et positives, qui se trouvent dans le nombre quatre... et qu'il s'est
uni au nombre neuf des, choses passagères et sensibles, dont le néant
et le vide sont écrits même sur la forme circulaire ou neuvaire
qui leur est assignée et qui tient l'homme comme dans le prestige. "
Quoi ! c'est avec ces vains mots de régions pures, de ressorts actifs
et secrets qu'on procédera à la réconciliation de l'homme
coupable ? Et le cur malade sera guéri quand il saura qu'il s'est
égaré en allant de quatre à neuf, ou bien qu'il a perdu
sa lance composée de quatre métaux -c'est-à-dire le nom
de Dieu, composé de quatre lettres ? " Quoi ! maître, peut-on
lui dire aussi à lui-même, il faut savoir tout cela pour prier
le bon Dieu ! " Mais, non, tout cet enseignement, qui affecte l'ésotérisme
et le mystère, n'est en réalité que charlatanisme et gnose
ridicule. Ce mysticisme ne va pas tellement au fond et ne cache pas des vérités
tellement profondes. Ce n'est qu'un masque orgueilleux donné à
notre commune ignorance.
Les amis de Saint-Martin eux-mêmes n'avaient pas la clef de ses secrets
; l'insuffisance des notices qu'ils ont laissées sur sa vie et ses écrits
en est une preuve [218] évidente : l'admiration chez eux tenait lieu
de l'intelligence. L'un d'eux, l'homme le plus anti-mystique, ce semble, à
ce double titre d'helléniste et de sceptique, nous a laissé un
curieux dialogue, qui témoigne à quel point deux esprits peuvent
communiquer ensemble sans s'unir. La conversation roulait sur un poète
grec, dont l'ami de Saint-Martin était le traducteur et c'est cet ami
qui rapporte l'entretien suivant. " Je lui demandai s'il ne trouvait pas
comme moi que les comparaisons fussent trop fréquentes chez ce poète.
- Saint-Martin. Mais on aime toujours les comparaisons, parce qu'elles supposent
une réalité. - Moi : En effet, les comparaisons rehaussent et
anoblissent l'expression de la nature. - Saint-Martin. Et la nature qu'exprime-t-elle
? De qui est-elle le type ? - Moi : Je n'aime point à remonter au delà.
La nature comprend tout ce qui existe. - Saint-Martin. Vous ne remontez pas
au delà !... pas même d'un échelon... d'un seul... pour
arriver à l'universalité des êtres ?... - Moi. Ce serait
remonter à l'infini. - Saint-Martin. A l'infini, si vous voulez ; mais
arrêtez-vous à l'unité, nombre principe. - Moi. Alors, l'unité
n'est qu'un nombre abstrait. La nature est la collection des individus. Les
individus seuls existent ; mais leur collection ou l'unité n'existe nulle
part. - Saint-Martin. Au contraire, tout individu est compris dans l'unité.
La vertu, l'énergie ne peut être que dans l'unité. L'Unité
est le centre d'où émanent les autres nombres comme autant de
rayons ; ces nombres sont autant d'êtres qui n'existent que par leur rapport
avec l'unité. Voulez-vous donc qu'il y ait des rayons sans centre. -
Ici Saint-Martin inscrivit un [219] triangle dans un cercle. Vous allez, continua-t-il,
pressentir les vertus des nombres. Puis il simula des lignes tirées du
centre à la circonférence, et prétendit me montrer les
rapports de un à quatre, rapports facultatifs, exprimant une série
d'êtres immatériels ; tenant à l'unité principe...
- Moi. Et vous voyez là les vertus des nombres. - Saint-Martin. Oui,
sans doute. - Moi. Je vous plains. - Saint-Martin. Je vous invite à chercher.
- Moi. Mais j'ai lu là-dessus vos livres, et je plains ceux qui les comprennent.
- Saint-Martin. Ceux qui les comprennent ne sont pas à plaindre ; ils
[sic] ne cherchent plus, ils suivent la voie... - Là, nous fûmes
interrompus ; j'étais humilié d'avoir montré quelque humeur,
tandis que je n'avais pas remarqué en lui la plus légère
émotion ! " C'est qu'en réalité, si le narrateur avait
porté la myopie d'esprit jusqu'à l'impertinence, Saint-Martin
avait conservé toute l'indulgence du dédain.
Les deux autres ouvrages du théosophe, le Nouvel Homme et le Ministère
de l'Homme-Esprit , présentent les mêmes caractères de beautés,
de bizarrerie et de témérité.
L'idée qui peut servir de texte au Nouvel Homme est celle-ci : "
L'âme de l'Homme est une pensée du Dieu des êtres. "
" De cette sublime vérité, suivant l'auteur, il résulte
une vérité qui n'est pas moins sublime : savoir, que nous ne sommes
pas dans notre loi ; si nous pensons par nous-mêmes, puisque pour remplir
l'esprit de notre vraie nature, nous ne devons penser que par Dieu, sans quoi
nous ne pouvons plus [220] dire que nous soyons la pensée du Dieu des
êtres, mais nous nous déclarons être le fruit de notre pensée...
De cette sublime vérité, il résulte une vaste lumière
sur notre loi et notre destination : savoir, que la cause finale de notre existence
ne peut être concentrée dans nous ; mais qu'elle doit être
relative à la source qui nous engendre comme pensée, qui nous
détache d'elle pour opérer au dehors ce que son unité insubdivise
ne lui permet pas d'opérer elle-même ; mais ce,dont elle doit être
cependant le terme et le but, comme nous sommes tous ici-bas le terme et le
but des pensées que, nous enfantons, et qui ne sont qu'autant d'organes
et d'instruments que nous employons pour coopérer à l'accomplissement
de nos plans, dont notre NOUS est perpétuellement l'objet ; c'est pour
cela que cette pensée du Dieu des êtres, ce NOUS doit être
la voie par où doit passer la divinité tout entière, comme
nous nous introduisons journellement tout entiers dans nos pensées pour
leur faire atteindre le but et la fin dont elles sont l'expression, et pour
que ce qui est vide de NOUS, devienne plein de nous ; car tel est le voeu secret
et général de l'homme, et par conséquent tel est celui
de la divinité dont l'homme est l'image.
Si l'homme parvient à être régénéré
dans sa pensée, il l'est bientôt dans sa parole, qui est comme
la chair et le sang de sa pensée, et quand il est régénéré
dans cette parole, il l'est bientôt dans l'opération, qui est la
chair et le sang de la parole...
Le terme de notre uvre doit donc être que nous redevenions ce que
nous étions dans l'origine, une parole et une pensée du Dieu des
êtres... Ne cessons [221] donc de contempler ce but sublime et indispensable
; ne nous reposons point, n'épargnons aucun de nos efforts jusqu'à
ce que nous nous sentions renaître dans cette faculté vive qui
est notre essence, et jusqu'à ce que par sa forte vertu, nous ayons chassé
de nous tous les vendeurs qui sont venus établir le siège de leur
trafic jusque dans le temple... "
L'ouvrage se termine par une paraphrase gnostique des dernières paroles
de notre Seigneur dans l'institution de l'Eucharistie. Le théosophe prétend
enchérir encore sur la spiritualité infinie du discours divin
!
Saint-Martin fit le Nouvel Homme à Strasbourg, en 1790, par le conseil
du chevalier Silverhielm, ancien aumônier du roi de Suède et neveu
de Swedenborg. Il disait plus tard qu'il ne l'aurait pas écrit ou qu'il
l'aurait écrit autrement, s'il avait alors connu les ouvrages de Jacob
Boehm. Je ne vois pas bien en quoi ce livre a pu mériter cette sorte
de désaveu de la part de son auteur. Il n'est ni plus ni moins chrétien
que les précédents, un peu moins obscur que le Tableau naturel
et le Ministère de l'Homme-esprit, et pas moins exempt qu'aucun autre
de l'erreur capitale, qui domine toutes les uvres de Saint-Martin, en
présentant la chute originelle plutôt comme une séduction
de l'intelligence que comme un crime de la volonté, et la création
même de l'homme, comme l'expression d'une pensée de Dieu plutôt
que comme une manifestation de son amour. C'est la sophie (sagesse et science)
incarnée en tant que Christ qui s'est inclinée vers les ténèbres
de [222] l'homme ; au lieu de la foi, c'est la connaissance qui recueille les
facultés et les vertus dispersées par l'antique erreur. Aussi
la sécheresse et la stérilité sont au fond de ces doctrines
; ce n'est pas du cur qu'elles viennent, et ce n'est pas au cur
qu'elles parlent.
Les erreurs, les singularités et les ténèbres remplissent
le dernier ouvrage du théosophe intitulé le Ministère de
l'homme-esprit. Le but de cet écrit, suivant les propres expressions
de l'auteur lui-même, est de traiter du repos de la nature, du repos de
l'âme humaine, du repos de la parole.
" L'homme, dit-il, prend un caractère différent à
chacun des degrés de cette sublime entreprise.
Au premier degré, il peut se regarder, comme maître de la nature,
et il le doit être en effet pour qu'elle puisse recevoir de lui du soulagement.
Au second degré, il n'est plus le frère de ses semblables, et
c'est moins comme maître que comme ami qu'il,se livre à leur soulagement.
Enfin au troisième degré, il n'est plus que comme serviteur et,
comme mercenaire de cette parole à laquelle il doit essayer de porter
du soulagement ; et ce n'est que quand il rentre ainsi au rang le plus subordonné,
qu'il devient spécialement ouvrier du Seigneur. "
Le précepte
de soulager ses frères par l'instruction et par l'aumône est élémentaire
dans la vie chrétienne, et l'accomplissement de ce précepte suffit
à l'âme [223] pour qu'elle trouve le contentement intérieur
et le repos. Mais la Théosophie enseigne une charité qui dépasse
infiniment les bornes de la charité catholique, puisqu'elle embrasse
dans son ambitieuse commisération Dieu lui-même et la nature. Par
nature, en effet, le théosophe n'entend pas ce qui combat en nous contre
la loi de l'esprit et les mouvements de la, grâce ; l'homme de péché,
le vieil homme qui oppose une résistance obstinée à l'homme
renouvelé en Jésus-Christ ; ce qu'il entend, c'est bien l'univers,
l'ordre physique ou le non-moi.
" L'Univers est sur son lit de ; douleur, s'écrie-t-il, et c'est
à nous, hommes, à le consoler. L'Univers est sur son lit de douleurs,
parce que, depuis la chute, une substance étrangère est entrée
dans ses veines, et ne cesse de gêner et de tourmenter le principe de
sa vie ; c'est à nous à lui porter des paroles de consolation
qui puissent l'engager, à supporter ses maux...
C'est un devoir et une justice de notre part, puisque c'est le chef de notre
famille qui est la première cause de la tristesse de l'univers ; nous
pouvons dire à l'Univers que c'est nous qui l'avons rendu veuf ; n'attend-il
pas à chaque instant de, la durée des choses que son épouse
lui soit rendue ? "
Cette épouse, après laquelle le Soleil soupire, céleste
objet de son inquiétude et de son agitation, cette éternelle Sophie,
qu'il redemande aux hommes ; chaque jour, se levant joyeux dans l'espérance
qu'ils vont lui rendre cette épouse chérie, et, chaque soir, se
[224] couchant dans l'affliction et dans les larmes, parce qu'il l'a vainement
cherchée ; cette épouse du Soleil, cette épouse de l'Univers
qui lui manque et qu'il cherche, c'est la parole, la parole divine ; car le
Soleil, car l'Univers est vide et muet. L'Univers n'a point de parole et c'est
là une des principales causes du tourment qu'il éprouve. L'Univers
n'a point de parole, et il ne peut prendre part à la prière. Il
est un obstacle à la prière de l'homme et à certains égards
un ennemi. C'est donc à nous un devoir de le consoler et de le soulager
: Ne nous est-il pas ordonné d'aimer nos ennemis et de leur faire du
bien ?
A travers ces folles prosopopées, qui se drapent avec un orgueil étrange
dans de vieux lambeaux d'hérésies, il faut cependant chercher
et trouver un sens. Qu'est-ce donc que rendre la parole, que rendre le soulagement
et le repos à l'Univers ? Et d'abord, pour soulager et guérir
un être malade, il faut connaître parfaitement la structure et la
composition de cet être. Saint-Martin interroge les sciences humaines,
et elles ne lui répondent que par des formules ou des découvertes
entièrement indifférentes à l'ordre de ses recherches.
Les observations de Kepler, le système de Descartes, l'attraction de
Newton, les hypothèses de Buffon et de Laplace, ou plutôt les connaissances
basées sur les travaux de ces grands hommes ne lui apprennent que les
lois externes de l'Univers : " Elles ne semblent, dit-il, ne nous remplir
complètement,qu'autant que nous étouffons le désir que
nous [225] nourrissons tous d'un aliment plus substantiel... " "...Le
génie de l'homme ne s'est occupé que du cadran de la montre, et
au lieu de nous avoir donné ce que les savants appellent le vrai système
du monde, il ne nous en a réellement donné que l'itinéraire
; et encore dans cet itinéraire a-t-il oublié ce qu'il y aurait
de bien essentiel en fait de voyages, qui serait de nous dire d'où le
voyageur est parti et où il va. " Mécontent des sciences
qui ne lui donnent aucune lumière, pour procurer à la terre en
particulier son repos ou son sabbat, le théosophe consulte l'observation
naturelle et les traditions mythologiques. L'observation, en lui montrant la
différence qui existe entre les fruits sauvages et les fruits cultivés,
le conduit à cette induction, savoir, qu'indépendamment des fruits
terrestres qu'elle nous prodigue, la terre a encore d'autres fruits à
produire. D'autre part, les pommiers d'or placés dans le jardin des Hespérides,
l'agriculture enseignée par une déesse ; la Terre, selon Hésiode,
née immédiatement du Chaos, épouse du Ciel, mère
des dieux et des géants, des biens et des maux, toute la tradition mythologique
lui apprend que la plupart des nations païennes ont rendu un culte religieux
à la Terre. Passant à des traditions d'un autre ordre, il lit
dans la Genèse qu'après le meurtre d'Abel il fut dit à
Caïn : " Désormais tu seras maudit sur la terre qui a ouvert
son sein et qui a reçu de ta main le sang de ton frère. Lorsque
tu la cultiveras, elle ne te rendra point ses fruits ; " or, l'on ne remarque
pas que la terre ne puisse être labourée que [226] par la main
d'un juste sous peine de demeurer stérile, ni que ce soit le sang des
hommes qui s'oppose à sa fécondité. Le sang humain versé
injustement crie vengeance jusqu'au ciel, et cependant tous les homicides, toutes
les guerres qui ensanglantent le globe n'arrêtent ni ne suspendent les
lois terrestres de la végétation. Lors donc qu'il fut dit au premier
homicide que la terre ne rendrait pas de fruits à son travail, il s'agissait
d'autres fruits, d'autre culture, que des fruits et de la culture ordinaires.
Mais toutes ces inductions sont encore vagues et insuffisantes. Pour pénétrer
dans le mystère de l'action réparatrice que l'homme doit exercer
sur la nature, pour concevoir ce repos ou ce sabbat qu'il est appelé
à lui rendre, il faut recourir aux notions des sept formes ou sept puissances
de Jacob Boehm. Ces sept formes ou puissances sont l'astringence, ou principe
de coercition ou de dureté dans tous les êtres organiques ou inorganiques
; elle est encore la dénomination du besoin ou du désir qui est
la base de ; leur action ; (le désir attire et embrasse), le fiel ou
l'amertume, qui, par son activité pénétrante, divise l'astringence
et ouvre la voie de la vie, l'angoisse, ou compression de la vie par la violence
des deux premières puissances ; mais dans le choc l'astringence atténuée
se tourne en eau et livre passage au feu qu'elle recèle ; sorti du froissement
et de la fermentation des trois précédentes formes, la quatrième.
ou le feu traverse l'eau comme un éclair que Boehm nomme éclair
igné, chaleur ; chaque jour, sous nos yeux, le feu traverse en éclairs
l'eau des nuées orageuses ; la lumière, cinquième forme,
qui ne vient [227] qu'après le feu, comme l'attestent tous les faits
d'expérience journalière ; le son, sixième forme, qui ne
vient qu'après la lumière, comme le prouve l'explosion d'une arme
à feu, ou l'émission de la parole après la pensée
; enfin l'être, la chose, la substance, septième forme qui enveloppe
et manifeste toutes les autres : les oeuvres que notre parole fait naître
ne sont-elles pas comme le complément de toutes les puissances qui les
ont précédées ?
La nature primitive, ou l'éternelle Nature, reposait sur ces sept formes
ou puissances, et dans la nature actuelle, détachée violemment
de l'autre nature éphémère, elles résident encore,
mais à la gêne et chargées de puissantes entraves, d'où
elles tendent à se dégager pour vivifier les substances mortes
des éléments et produire tout le sensible de l'univers. Ensevelies
dans la terre comme dans les autres astres, par une suite de la grande catastrophe,
elles y demeurent concentrées et suspendues tant que l'homme préposé
par la sagesse suprême à la culture et à la garde du paradis
de délices n'aura pas ressaisi le mobile de ces sept puissances qui lui
était remis pour procurer à tous les lieux de la création
le développement de leurs diverses propriétés, c'est-à-dire
leur repos ou leur sabbat ; car il n'y a pour un être de repos ou de sabbat
qu'autant qu'il peut déployer librement toutes ses facultés. Or
ce glorieux sabbat que l'homme-esprit est chargé de rendre à la
terre, " c'est de l'aider à célébrer les louanges
de l'éternel principe d'une manière plus expressive qu'elle ne
peut le faire par toutes les productions qu'elle laisse sortir de son sein.
C'est là le terme [228] réel auquel tendent tous les êtres
de la nature. Leurs noms, leurs propriété, leurs sept puissances,
leur langue enfin, tout est enseveli sous les décombres de l'univers
primitif : c'est à nous à les seconder dans leurs efforts pour
qu'ils puissent redevenir des voix harmonieuses et capables de chanter, chacun
dans sa classe, les cantiques de la souveraine sagesse. "
Assurément il vaut mieux laisser les choses dans l'obscur secret de leurs
rapports, de leur origine et de leur fin, que de proposer des solutions mille
fois plus obscures que le problème. Dans cette suite d'assertions étranges,
destituées de toute preuve rationnelle, où l'esprit des traditions
est arbitrairement consulté et interprété par l'imagination
pure, que peut-on voir sinon un enchaînement d'hallucinations logiques
et de chimères systématisées ? Et la vérité
qui s'y mêle, souvent profonde et sublime, ne semble-t-elle pas tout étonnée
de servir de témoin à des conclusions puériles ou vagues
? Qu'en pénétrant plus avant dans la science des forces naturelles,
l'homme obtienne de nouveaux éléments de domination sur la nature,
c'est là une thèse triviale et à laquelle un théosophe
ne prêterait pas un quart d'heure d'attention, car cela ne s'élève
pas au-dessus du sens commun. Mais qu'il soit donné à la créature
d'opérer la réhabilitation mystique de la terre, c'est une idée,
pour sublime qu'elle soit, complètement étrangère à
l'ordre établi des connaissances humaines, qui ne doit rien à
leur concours et qui sans doute se passe de leur assentiment. Des opinions de
ce [229] genre ne peuvent s'adresser qu'à la croyance, et, suivant moi,
il faut avoir une pente à l'extrême crédulité pour
s'imaginer que le soleil, en retrouvant son épouse, l'éternelle
Sophie, retrouvera le repos et que l'univers ne réclamera pas toujours
en vain la parole. Quoi que l'on pense de pareilles utopies, ce que l'on peut
affirmer, c'est que par cette voie l'homme ne saurait avancer d'un pas vers
la paix de Dieu. La gnose n'est pas le chemin tracé par Jésus-Christ.
La seconde partie, toute consacrée à la régénération
de l'homme, s'étend longuement sur les sacrifices, leur antiquité
et leur universalité ; sur la loi mosaïque et les rites juifs, enfin
sur la croyance à la réhabilitation par le sang. Ces considérations
ont sans aucun doute fait naître l'ouvrage de M. de Maistre, qui en a
exprimé ce qu'elles ont de plausible, en les dégageant de cette
lourde et ténébreuse atmosphère qui enveloppe presque tous
les écrits du théosophe. L'erreur du manichéisme, dont
plusieurs veulent absoudre Saint-Martin, est bien expressément contenue
dans cette phrase : Les sacrifices nous montrent " l'homme lié au
sang qui paraît être l'organe et le repaire de tous ses ennemis
ici-bas, qui paraît en un mot être le sépulcre de servitude
où ce roi idolâtre est englouti tout vivant, pour avoir voulu s'opposer
aux décrets de la Providence et pour avoir adoré des dieux étrangers.
"
Le théosophe toutefois rend témoignage, à sa manière,
à la souveraine efficacité du grand sacrifice : " La mort
d'Abel, dit-il, ne fut point volontaire, elle [230] put servir à l'avancement
d'Adam par la transposition que l'effusion de ce sang put faire des actions
irrégulières qui étaient attachées sur ce coupable
père du genre humain ; mais elle ne complète point l'uvre
de notre alliance avec Dieu, puisque Abel n'était qu'un homme conçu
dans le péché.
La révélation de la justice reçue par Noé et exercée
sous ses yeux sur la postérité humaine le plaça sans doute
au rang des premiers élus du Seigneur pour l'exécution des plans
de la sagesse divine, mais il paraît plutôt dans cette grande catastrophe
comme un ange exterminateur que comme le libérateur du genre humain ;
et d'ailleurs il n'offrit en holocauste que des victimes étrangères
à lui et qui ne pouvaient procurer à l'homme que des secours analogues
à leur classe.
Abraham versa son sang par la circoncision pour signe de son alliance avec Dieu
et comme témoignage de son élection ; mais, il ne versa point
le principe même de ce sang où réside la vie animale.
Son fils Isaac approcha du sacrifice et ne le consomma point, parce que l'homme
n'était encore qu'à l'époque des figures, et que la foi
du père produisit son effet pour la consolidation de l'alliance...
Moïse a servi d'organe à la loi de l'élection du peuple hébreu
; il en a été même le ministre comme homme, et comme homme
choisi pour opérer sur l'homme ou sur ses représentants ; mais
comme il n'agissait que sur les représentants de l'homme général,
il ne fut appelé aussi à employer que des sacrifices extérieurs
et des victimes figuratives, par cette constante (231] raison que l'homme n'étant
encore qu'à l'âge des figures et des images, la loi de transposition
ne pouvait opérer sur lui que dans ce rapport...
Les prophètes sont venus donner leur sang et leur parole pour coopérer
à la délivrance de l'homme. S'il avait été nécessaire
que des hommes vinssent pour exercer les vengeances de la justice et retracer
les voies représentatives de la régénération, il
fallait bien plus encore que des hommes vinssent ouvrir les premières
portes des sentiers réels de l'esprit ; aussi les prophètes étaient-ils
comme l'organe, la langue et la prononciation même de l'esprit, tandis
que Moïse ne reçut la loi et ne la transmit qu'écrite sur
des pierres ; enfin Moïse, en présence des magiciens de Pharaon,
n'avait pris le serpent que par la queue ; il fallait un être puissant
qui le prît par la tête, sans quoi la victoire n'aurait pas été
complètement remportée.
Aussi tout nous montre ce qui manquait aux prophètes pour introduire
l'homme dans la révélation de sa propre grandeur, et nous pouvons
ajouter, une raison simple et frappante... C'est que ces hommes privilégiés
n'étaient pas le principe de l'homme...
Il était donc réservé à celui qui était le
principe de l'homme de remplir toutes ces conditions envers l'homme...
Il n'y avait que le principe créateur, vivant et vivifiant, qui pût
en être le véritable libérateur, parce que l'effusion volontaire
de son sang auquel nul sang sur la terre ne saurait se comparer, pouvait seule
opérer l'entière transposition des substances étrangères
qui nageaient dans l'homme...
[232] Aussi c'est le seul sacrifice qui ait été terminé
par ces paroles à la fois consolantes et terribles : CONSUMMATUM EST
; consolantes, par la certitude que l'oeuvre est accomplie et que nos ennemis
seront sous nos pieds toutes les fois que nous voudrons marcher sur les traces
de celui qui les a vaincus ; terribles, en ce que, si nous les rendons vaines
et nulles pour nous par notre ingratitude et notre tiédeur, il ne nous
reste plus de ressources, parce que nous n'avons plus d'autre Dieu à
attendre ni d'autre libérateur à espérer.
Ce n'est plus le temps où nous puissions expier nos fautes et nous laver
de Nos souillures par l'immolation des victimes animales, puisqu'il a chassé
lui-même du temple les moutons, les boeufs et les colombes. Ce n'est plus
le temps où des prophètes doivent venir nous ouvrir les sentiers
de l'esprit, puisqu'ils ont laissé ces sentiers ouverts pour nous, et
que cet esprit veille sans cesse sur nous...
Enfin ce n'est plus le temps où nous devions attendre que le salut des
nations descende près de nous puisqu'il y est descendu une fois, et qu'étant
lui-même le principe et la fin, nous ne pourrions, sans lui faire injure,
nous conduire, comme s'il y avait encore un autre Dieu, et ne pas donner à
celui qui s'est fait connaître à nous une foi sans borne et une
confiance universelle, qui ne peut réellement et physiquement reposer
que sur lui, puisque lui seul est l'universalité : CONSUMMATUM EST. "
Je ne m'arrêterai pas à demander comment celui qui [233] confesse
ainsi la puissante et adorable activité de l'amour divin, ne songe pas
à effacer, quelques lignes plus haut, la page où il dit, que l'un
des privilèges de l'âme humaine, c'est " de pouvoir retirer
Dieu, pour ainsi dire, de la magique contemplation où il est de ses intarissables
merveilles... de l'arracher à l'impérieux et attachant attrait
qui l'entraîne éternellement vers lui-même
, de la réveiller
et de la faire sortir de cet enivrement que lui fait sentir perpétuellement
la vive et mutuelle impression de la douceur de ses propres essences... "
et en même temps de le tirer " de l'angoisse et de la souffrance
" où " son cur " est plongé, parce que des
nuages ténébreux nous cachent tout ce qu'il a semé de merveilles
dans l'homme et dans l'univers ; " devrions-nous, ajoute-t-il, nous donner
un moment de relâche que nous lui eussions procuré le repos ? "
Je ne m'arrêterai pas davantage à demander quelles pratiques, quelles
uvres il recommande pour parvenir à l'appropriation des mérites
du précieux sang versé sur la croix ; car, étrange amalgame
! sa métaphysique est manichéenne ; sa théodicée,
tout à la fois, pélagienne et dualiste ; et sa morale va au quiétisme
; mais, ce que je ne puis assez admirer, c'est qu'un homme d'une telle intelligence,
ajoutant foi au mystère de Jésus, fait homme et mort pour nous,
à ses enseignements et à son sacrifice, puisse admettre que le
Rédempteur ait abandonné ceux qu'il avait rachetés d'un
si grand prix au hasard de leurs passions, [234] de leurs caprices et de leurs
ténèbres, et qu'il n'ait institué aucun tribunal pour définir
la loi et juger en dernier ressort des pensées et des actes de l'homme
par rapport à Dieu et au salut. Ce que je ne puis assez admirer, c'est
à quel point la notion vraie de la religion, l'intelligence du catholicisme
et de l'Église lui échappe ; et à quel point il hait ce
qu'il ne comprend plus, ce qu'il ne veut plus comprendre. TOUT EST CONSOMMÉ,
il le déclare lui-même. Il n'y a plus rien après Jésus-Christ,
plus de nouvelles promesses, plus de vérités salutaires à
espérer ; plus de voie pour convertir et sauver les hommes ; tout aboutit
à Jésus-Christ. Sa croix embrasse le passé et l'avenir.
Par une, seule oblation, dit saint, Paul, Jésus- Christ a justifié
pour toujours ceux qu'il a sanctifiés ; paroles inconciliables avec l'attente
d'une révélation nouvelle, d'une incarnation universelle de Dieu
dans l'homme, d'un mode particulier de renouvellement plus parfait. Jésus-Christ
est un ; sa doctrine est une comme sa personne et son sacrifice. Mais comment
cette unité serait-elle sauve, sans une communion positive de foi, d'amour
et de prières ? Or cette communion existe, elle date des premiers jours
du christianisme, elle remonte à ce banquet adorable où l'Homme-Dieu,
près de retourner à son Père, célèbre la
Paque de son corps et de son sang avec ses disciples. Cette communion, est celle
de l'Eglise catholique et il n'en est point d'autre. Car s'il y a une vérité
aussi éclatante que le soleil, c'est que l'Eglise catholique est la seule
qui depuis dix-huit siècles ait gardé dans une inaltérable
unité, la personne, la parole et le sacrifice de Notre-Seigneur [235]
Jésus-Christ. Hors de cette Église, le sacrifice est aboli, la
parole profane, la personne même anéantie. Où donc trouver
le christianisme, sinon clans la tige même dont le théosophe veut
faire une branche, dans cette Église unique à qui ont été
confiées les paroles de la vie éternelle ? Ce que Jésus
mourant dit de lui-même, il le dit de son Église ; en elle, comme
en lui, TOUT EST CONSOMMÉ.
C'est donc une contradiction manifeste que de séparer le Christianisme
du catholicisme, et cette contradiction, le théosophe s'est bien gardé
de l'éviter. Je ne rapporterai pas ici l'opposition qu'il ; établit
entre le Christianisme et l'Église, alléguant, par exemple, que
" le Christianisme est la région de l'affranchissement et de la
liberté, " que " le catholicisme n'est que le séminaire
du Christianisme, " qu'il " est la région des règles
et de la discipline du néophyte, " et vingt propositions de cette
nature, auxquelles il n'y a rien à répondre que : Non ! Mais je
veux relever une dernière inconséquence. Dans des pensées
extraites d'un manuscrit inédit, je lis ces paroles, qui réfutent
éloquemment tous, les anathèmes qu'il a si souvent portés
contre l'Église et les princes des prêtres : " Quelle douceur
! dit-il ; quelle divine charité dans l'administration des faveurs de
l'Église ! Les organes mortels dont elle se sert, pécheurs comme
nous, sont élevés cependant, par leur caractère, jusqu'au
rang de ces agents privilégiés, dont toute l'occupation est d'intercéder
la miséricorde suprême, de la fléchir par leurs prières,
et d'offrir leurs larmes pour obtenir non seulement le pardon de nos iniquités,
mais surtout l'abolition et la destruction [236] de cette racine de péché
semée en nous depuis le crime, et qui y végète si cruellement
pendant tous les jours de notre vie. J'avoue que j'ai été frappé
de respect et pénétré d'un grand attendrissement, de voir
les confesseurs, après avoir rempli leur ministère auprès
des pénitents, se prosterner aux pieds des autels et supplier le Dieu
des âmes en faveur des malheureux infirmes qu'ils viennent de guérir
et d'absoudre ; enfin, de les voir se mettre à la place du pécheur
lui-même, et l'aider, par leur gémissement, à faire rentrer
la vie dans ses plaies et dans ses blessures. Une pareille religion peut avoir
vu naître des abus dans son sein, et de la part de ses ministres mêmes,
mais, à coup sûr, elle est la véritable, et les égarements
de ses ministres ne feront jamais rien sur un esprit raisonnable... " Quand
on sait si bien ce qu'il faut répondre aux objections tirées des
abus et des égarements', comment peut-on arguer soi-même des abus
et des égarements ? C'est qu'il y a dans le même écrivain
deux hommes, l'homme de bien et le sectaire. Il ne se peut qu'il règne
toujours entre l'un et l'autre un parfait accord. Plus d'une fois le sectaire
a dominé sur la conscience de l'homme de bien ; ici, c'est la conscience
de l'homme de bien qui parle plus haut que les préjugés du sectaire,
plus liant que ces haines puisées dans les tristes mystères des
loges maçonniques. Ces lignes sont tirées des Pensées extraites
d'un manuscrit, inséré dans le tome premier de ses uvres
posthumes, manuscrit où il se trouve beaucoup plus de spiritualité
et de vraie religion que dans aucun [237] autre de ses ouvrages. C'est là
que je trouve encore cette pensée. " Quand nous avons le bonheur
de nous christianiser un instant, nous voyons sur-le-champ se développer
devant nous un tableau de notre vie, plus ou moins étendu, selon que
nous sommes plus ou moins frappés par le principe de toute lumière.
Nous voyons à découvert nos défauts, nos torts et les reproches
que nous avons à nous faire. A mesure que nous nous approchons de ce
miroir vivant, le tableau de nos infirmités s'étend devant nous,
tandis que auparavant nous nous croyions intacts et sains, parce que nous ne
voyions pas nos maux. Comment douter donc que, quand ce flambeau déploiera
toute sa clarté, que, quand à la fin des temps, toutes les âmes,
dégagées des illusions qui les abusent, seront exposées
au foyer de l'universelle lumière, comment douter, dis-je, que le tableau
de la vie de l'homme ne soit pour lui une source effrayante de douleurs et d'amertumes,
Heureux celui qui, instruit par cet avertissement, aura le bon esprit de se
tenir sur ses gardes ! "
Je voudrais me persuader que ces fragments posthumes énoncent la pensée
dernière du philosophe inconnu. Ils ne portent aucune date, et si les
différentes tiges de sa vie avaient marqué de leur empreinte les
pages qu'il a laissées, celles-ci dateraient évidemment des dernières
années. Il y règne un profond désabusement du monde et
de vaines apparences ; les illusions mêmes les plus obstinées,
celles qui naissent de la réflexion et de l'esprit de système,
semblent prêtes à tomber. Elles trahissent les familières
habitudes de la pensée avec la mort, et toute la liberté d'une
âme qui [238] commence à sentir déjà les premières
brises de l'autre vie. Le théosophe parait se dégager des opinons
singulières et du chiffre énigmatique. Il montre dans ses jugements
plus de rectitude et de justice ; on dirait qu'il tend à se rapprocher
de 1'Église. Et cependant, il ne faut encore voir en tout ceci que les
fluctuations involontaires d'une âme droite qui échappe par intervalle
aux préventions de l'esprit. Son dernier ouvrage, si hostile à
la foi catholique , publié un an seulement avant sa mort, et cette mort
même, sans prêtre, sans assistance spirituelle, ne laissent aucun
doute sur ses derniers sentiments. Il n'est que trop vrai : la mort l'a surpris
aliéné de l'Église, et dans cette superbe croyance qu'un
certain degré de perfection et de lumière permettait de se passer
de ses consolations et de ses sacrements.
Je termine ici ces réflexions sur le philosophe inconnu. J'ai cherché
à mettre en évidence ce qu'il a dit de juste et de bon ; j'ai
rappelé les services qu'il a rendus à la vérité
; aussi n'ai-je pas cru devoir dissimuler ou atténuer ses erreurs. Elles
sont d'ailleurs graves et dangereuses. Il est de ces écrivains qui ont
une influence supérieure, et dont l'action, pour s'exercer à distance
et à l'insu du public vulgaire, n'en est pas moins sérieuse et
étendue. Son nom et ses écrits, à peu près inconnus
en France, jouissent d'une renommée presque populaire en Allemagne et
dans le nord de l'Europe. Ses défauts, plus peut-être que ses qualités,
attirent à lui les esprits méditatifs, trop souvent [239] dégoûtés
de la vérité simple, et faciles à se prendre au leurre
d'un enseignement en apparence plus relevé et plus profond. Il éveille
tous les vains désirs de connaître, et, par des solutions illusoires
ou étranges, il amuse et encourage le dérèglement intellectuel.
L'orgueil du lecteur se lie intimement avec l'orgueil de l'écrivain,
et souvent cette liaison ne doit rien à la lumière : ce sont comme
deux abîmes qui s'appellent et se répondent.
Saint-Martin a trouvé même parmi les catholiques des esprits indulgents
qui, touchés de sa foi aux mérites du Rédempteur et de
son zèle à flétrir la philosophie de son temps, détournent
les yeux de ses propres excès, et souffrent avec peine d'être désabusés.
Quelques-uns vont jusqu'à voir en lui un homme doué de l'esprit
de sainteté et de prophétie ; ils lui attribuent une mission divine.
Mais, en vérité, il est difficile qu'une prévention si
extraordinaire puisse résister à un quart d'heure de lecture attentive.
Pour prophète, il ne l'a jamais été que du présent.
Pour saint et pour apôtre, la seule supposition en serait ridicule. Il
n'est peut-être pas une erreur condamnée par l'Église qu'il
n'ait professée. Comme les anciens gnostiques, comme les mystiques issus
des différentes sectes protestantes, il tend à individualiser
l'exercice du sentiment religieux ; en d'autres termes, il dépouille
le christianisme de son action sociale. Par la négation de l'autorité,
par le mépris des sacrements et des institutions catholiques, il rompt
ces puissants liens qui unissent les [240] hommes entre eux et tous ensemble
à Dieu par Jésus-Christ, pour ne plus laisser subsister que les
présomptueuses chimères d'un commerce direct avec l'Éternelle
Sophie . Il arrive, comme Molinos et les partisans du quiétisme, à
reléguer l'homme de désir ou le nouvel homme dans les délices
oisives d'une fausse perfection. Ce n'est point par ces témérités
d'opinions, par ces spiritualités vaines, par cette foi rêveuse
ou fanatique, par ce culte solitaire, que les âmes seront relevées
du matérialisme abject où elles languissent et meurent, que les
violentes convoitises des hommes du torrent seront apaisées... Ce n'est
pas cette petite Église de voyants et de théosophes dont les capricieux
symboles rendront la paix aux sociétés humaines si profondément
troublées. En s'adressant plus en particulier aux intelligences d'élite,
elle ne peut qu'ajouter de nouvelles ténèbres à l'obscurcissement
des esprits et augmenter encore cette enflure de coeur qui tue les nations déchues
de l'amour et de la prière, parce qu'elles sont déchues de l'humilité.
Chapitre X. Un mot sur Jacob Boehm, nommé le Teutonique. [241]
[241]
Jacob Boehm, connu
en Allemagne sous le nom du philosophe Teutonique, naquit en 1575 dans une petite
ville de la Haute-Lusace, le vieux Seidenburg, à un demi mille environ
de Gorlitz. Ses parents, pauvres et de la dernière classe du peuple,
l'occupèrent pendant ses premières années à garder
les bestiaux. Quand il fut un peu plus avancé en âge, ils l'envoyèrent
à l'école, où il apprit à lire et à écrire,
et de là ils le mirent en apprentissage chez un maître cordonnier
à Gorlitz. Il se maria à dix-neuf ans, eut quatre fils, à
l'un desquels il enseigna son métier de cordonnier, et mourut à
Gorlitz en 1624 d'une maladie aiguë, à l'âge de quarante-neuf
ans.
Il était en apprentissage, lorsqu'un jour, en l'absence de son maître
et de sa maîtresse, un étranger vêtu très simplement,
mais beau de figure et d'un aspect vénérable, entra dans la boutique,
et, prenant une paire de souliers, demanda à l'acheter. Le jeune [242]
homme ne se crut pas le droit de taxer ces souliers et refusa de les vendre
; mais l'étranger insistant, il les lui fit un prix excessif, espérant
ainsi se mettre à l'abri de tout reproche de la part de son maître
ou dégoûter l'acheteur. Celui-ci donna le prix demandé,
prit les souliers et sortit. Il s'arrêta à quelques pas de la maison,
et là d'une voix haute et ferme, il dit : - Jacob, Jacob, viens ici.
Le jeune homme fut d'abord surpris et effrayé d'entendre cet étranger,
qui lui était tout à fait inconnu, l'appeler ainsi par son nom
de baptême ; mais s'étant remis, il alla à lui.
L'étranger d'un air sérieux, mais amical, porta les yeux sur les
siens, les fixa avec un regard étincelant de feu ; le prit par la main
droite et lui dit : Jacob, tu es peu de chose ; mais tu seras grand et tu deviendras
un autre homme, tellement que tu seras pour le monde, un objet d'étonnement.
C'est pourquoi sois pieux, crains Dieu et révère sa parole ; surtout
lis soigneusement les Écritures saintes, dans lesquelles tu trouveras
des consolations et des instructions, car tu auras beaucoup à souffrir
; tu auras à supporter la pauvreté et des persécutions
; mais sois courageux et persévérant, car Dieu t'aime et t'est
propice.
Sur cela l'étranger lui serra la main, fixa encore sur lui des yeux perçants
et s'en alla, sans qu'il y ait d'indice qu'ils se soient jamais revus.
Il paraît toutefois qu'il lui vint, à l'égard de la religion,
des doutes dont on ne peut guère attribuer [243] l'origine qu'à
cette perturbation profonde que la parole de Luther avait portée dans
la conscience des peuples. Chaque jour ces doutes assiégèrent
plus vivement son esprit. Pour s'en délivrer, il eut recours à
la prière et demanda l'illumination du ciel. Il tomba, dans une extase
de sept jours, pendant laquelle il jouit de la vue de Dieu. Au commencement
du dix-septième siècle, une semblable extase le ravit pour la
seconde fois à l'aspect inopiné d'un vase d'étain, et suivant
ses propres expressions, son esprit astral fut transporté par une irradiation
joyeuse jusqu'au point central de la nature, en sorte qu'il lui devint possible
de connaître l'essence intime des créatures d'après leurs
figures, leurs traits et leurs couleurs. Cependant il ne fit part de cette illumination
à personne, jusqu'en 1610, époque où ayant été
plongé une troisième fois en extase, les secrets de la nature
et de la divinité lui, furent dévoilés.
Ce fut de ces révélations qu'il composa son premier livre, l'Aurore
naissante ou la racine de la philosophie de l'astrologie et de, la théologie.
Il raconte lui-même dans cet ouvrage par quelles perplexités, par
quelles tristesses, par quels mouvements violents son esprit dut passer, avant
de voir tomber devant lui tous les voiles :
" Avant l'époque de mes connaissances et de la manifestation de
Dieu, j'ai regardé moi-même comme le seul véritable ciel,
ce qui s'étend en une circonférence, d'une lumière bleue
au-dessus des étoiles ; ayant l'opinion que là seulement résidait
l'être particulier de Dieu et qu'il ne régnait dans ce monde que
par la vertu de son esprit saint.
[244] Mais comme ceci m'a attiré plusieurs chocs violents, et cela sans
doute de la part de l'esprit qui avait de l'affection pour moi, à la
fin je suis tombé dans une profonde mélancolie et dans la tristesse,
lorsque j'ai contemplé le grand abîme de ce monde ; en outre, le
soleil et les étoiles, ainsi que les nuages, la pluie et la neige, et
que j'ai considéré dans mon esprit l'universelle création
de ce monde.
Car là j'ai trouvé dans toutes choses du bien et du mal, de l'amour
et de la colère, aussi bien dans les créatures inanimées
telles que le bois, les pierres, la terre et les éléments, que
dans l'homme et les animaux.
De plus j'ai considéré cette petite étincelle, l'homme,
et j'ai cherché de quelle valeur elle pouvait être devant Dieu,
en comparaison de ce grand uvre du Ciel et de la terre.
Mais lorsque j'ai trouvé que le bien et le mal étaient dans toutes
choses, dans les éléments et dans les créatures, en sorte
que dans ce monde les impies prospéraient comme les hommes pieux, que
les peuples barbares avaient en leur possession les meilleures contrées
et que la prospérité les suivait plus encore que les gens vertueux
;
Cela me rendit tout mélancolique et plein de troubles ; et je ne trouvais
point de consolation dans les Écritures qui m'étaient cependant
bien connues ; joint à ce que certainement le démon ne restait
pas oisif et me soufflait souvent des idées païennes, sur lesquelles
je veux ici garder ; le silence.
Mais lorsque dans cette affliction, une ardente et violente impétuosité
entraîna vers Dieu mon esprit, [245] sur lequel j'avais peu ou point du
tout de connaissances, et que mon cur entier, mon affection, toutes mes
pensées et toutes mes volontés se réunirent dans l'intention
de presser sans interruption l'amour et la miséricorde de Dieu et de
ne pas lâcher prise qu'il ne m'eût béni, c'est-à-dire
qu'il ne m'eût éclairé par son esprit saint, en sorte que
je pusse comprendre sa volonté, et me délivrer de mon trouble,
alors l'esprit fit sa brèche.
Mais lorsque dans mon zèle déterminé je combattais si violemment
contre Dieu et contre toutes les portes infernales (comme si j'avais eu en réserve
des forces toujours nouvelles), résolu d'y risquer ma vie, ce qui vraiment
était au-dessus de ma puissance sans l'assistance de l'esprit de Dieu,
alors à la suite de quelques grands assauts, mon esprit a pénétré
au travers des portes infernales jusque dans la génération la
plus intérieure de la divinité, et là il a été
embrassé par l'amour comme un époux embrasse sa chère épouse.
Quant à ce genre de triomphe dans l'esprit, je ne puis l'écrire
ni le prononcer ; cela ne se peut figurer que comme si la vie était engendrée
au milieu de la mort ; et cela se compare à la résurrection des
morts.
Dans cette lumière mon esprit aussitôt a vu au travers de toutes
choses, et a reconnu dans toutes les créations, dans les plantes et dans
l'herbe ce qu'est Dieu, et comment il est, et ce que c'est que sa volonté.
Et aussi à l'instant dans cette lumière, ma volonté s'est
portée, par une grande, impulsion à décrire l'être
de Dieu.
[246] Mais comme je ne pus pas aussitôt pénétrer le profond
engendrement de Dieu dans son essence ni le saisir dans ma raison, il s'est
bien passé douze années avant que la vraie intelligence m'en fût
donnée, et il en a été de moi comme d'un jeune arbre que
l'on plante en terre, qui d'abord est frais et tendre, et d'un agréable
aspect, mais qui ne porte pas aussitôt des fruits ; et quoiqu'il porte
des fleurs, elles tombent cependant, et il est exposé à bien des
vents froids, à la gelée, à la neige, avant de pousser
et de porter des fruits.
C'est ainsi qu'il en a été de mon esprit ; le premier feu n'était
qu'une semence, mais non pas une lumière permanente. Depuis ce temps-là
plusieurs vents froids sont tombés sur lui ; mais la volonté n'a
pas été éteinte
C'est de cette lumière que j'ai reçu mes connaissances ; ma volonté
et mon impulsion ; c'est pourquoi je veux mettre mes connaissances par écrit
selon le don qui m'en est accordé et laisser Dieu agir, quand même
je devrais par là irriter le monde, le démon et les portes de
l'enfer. Je ne cherche point quelles sont en cela les intentions de Dieu. Car
je suis trop faible pour reconnaître son plan : et quoique l'esprit laisse
apercevoir dans cette lumière quelques-unes des choses qui sont à
venir, cependant selon l'homme extérieur, je suis trop faible pour les
saisir...
Je n'ai pas écrit ceci pour ma louange, mais pour conforter le lecteur,
afin qu'au cas qu'il désirât de passer avec moi sur mon pont étroit,
il ne fût pas aussitôt découragé si les portes de
l'enfer et de la [247] colère de Dieu se présentaient à
lui et se heurtaient sous ses yeux.
Quand, en marchant ensemble sur ce pont étroit de la région de
la chair, nous arriverons à cette verte prairie où la colère
de Dieu n'atteint pas ; alors nous nous réjouirons parfaitement des traverses
que nous aurons souffertes. Quand même nous passerions pour des fous aux
yeux du monde, et que le démon dominerait sur nous dans la puissance
de la colère de Dieu, cela ne doit pas nous troubler ; cela nous vaudra
une plus belle décoration dans l'autre monde que si nous avions porté
une couronne royale dans celui-ci. Car le temps de cette vie est bien court,
et il ne mérite pas d'être appelé un temps. "
L'Aurore naissante souleva l'indignation du ministre de Gorlitz qui, non content
de l'interpeller violemment dans un sermon dirigé contre lui, sollicita
du magistrat la saisie de l'ouvrage avec défense à l'auteur de
reprendre la plume à l'avenir. Mais le maréchal de la cour de
Saxe, Plug, ayant reçu par le bourgmestre de Gorlitz communication de
l'écrit, donna permission de l'imprimer, et, en effet, il sortit bientôt
des presses d'Amsterdam. Il parut, mais inachevé : " Car, dit l'auteur
lui-même, le démon s'est proposé d'y mettre obstacle, voyant
que par là le jour allait paraître. En effet, le jour poursuit
déjà l'aurore, de façon qu'il fuit presque clair. Il devrait
y avoir encore environ trente feuilles à cet ouvrage ; mais comme la
tempête a fait son irruption, il n'a pas été terminé.
En [248] attendant, le jour est venu, de façon que l'aurore est passée
; et depuis ce temps-là, le travail s'est fait au jour. L'ouvrage doit
donc rester, tel qu'il est, comme un éternel mémorial ; d'autant
que ce qui y manque est rétabli dans les autres livres. "
Boehm a trouvé en Angleterre, au commencement du dix-septième
siècle, des partisans illustres, entre lesquels on doit citer le théologien
de Cambridge, Henri Morus, et le roi Charles Ier, qui, selon des témoignages
authentiques, avait fait des dispositions pour encourager la publication de
ses ouvrages en anglais, particulièrement du Mysterium magnum.
On rapporte surtout que lorsqu'il lut, en 1646, l'ouvrage intitulé les
Quarante questions sur l'âme, il en témoigna vivement sa surprise
et son admiration, et s'écria : Que Dieu soit loué ! puisqu'il
se trouve encore des hommes qui ont pu donner de sa parole un témoignage
vivant tiré de leur expérience.
Ce dernier écrit détermina le monarque à envoyer un habile
homme à Gorlitz, avec ordre, premièrement, d'y étudier
avec soin les profondeurs de la langue allemande, afin d'être parfaitement
en état de lire Boehm en original et de traduire ses uvres en anglais
; et, secondement, de prendre des notes sur tout ce qu'il serait possible d'apprendre
encore à Gorlitz de la vie et des écrits de cet auteur.
Cette mission fut fidèlement remplie par Jean Sparrow, avocat à
Londres. Il est reconnu pour être le traducteur et l'éditeur de
la totalité des ouvrages de Boehm en anglais, le dernier de ces ouvrages
n'ayant cependant vu le jour qu'après le rétablissement de [249]
Charles II dans les années 1661 et 1662. Il passe aussi pour avoir pénétré
profondément dans le sens de l'auteur. Et cela n'est pas facile ; car,
s'il faut en croire Boehm lui-même, on ne peut le saisir que par le secours
de l'esprit de Dieu. Cependant il ajoute avec une certaine humilité :
" Il ne faut pas se persuader que mon intelligence soit plus grande que
celle des autres hommes vivants. Non, je ne suis qu'un rameau de l'arbre du
Seigneur, qu'une petite étincelle de son feu. Il peut me donner quel
poste il juge à propos ; je ne peux lui contester ce droit. D'ailleurs
il ne dépend pas de ma volonté naturelle d'écrire ainsi
par ma propre puissance ; car lorsque l'esprit se retire de moi, je ne comprends
point mes propres ouvrages. "
Ainsi, pour le comprendre, il faut avoir l'esprit qui l'abandonne souvent lui-même.
Il faut aussi se rendre ce témoignage que l'on a le cur pur et
entièrement régénéré. Mais alors comment
éviter cet anathème porté par l'apôtre, qui atteindrait
à la fois et le lecteur et le Voyant : " Si nous disons que nous
sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes
et la vérité n'est point en nous. "
Le philosophe Teutonique était convaincu néanmoins qu'en récompense
de son entier abandon à la volonté de Dieu, " une si large
fenêtre avait été ouverte devant lui sur l'universalité
des choses, qu'un quart d'heure lui procurait plus de vues et de connaissances
[250], que plusieurs années passées dans une académie.
"
Son Aurore naissante lui attira les visites d'un grand nombre de savants de
tous, les pays, entre lesquels il faut distinguer Balthasar Walter, de Silésie,
médecin et chimiste, qui avait parcouru l'Arabie, la Syrie et l'Égypte,
à la recherche des vieux secrets de la, magie. C'est à lui que
Boehm dédia son livre des Quarante questions sur l'origine, l'essence,
l'être, la nature et la propriété de l'âme. Le commerce
qui s'établit entre eux fournit de nouvelles bases scientifiques aux
spéculations, du théosophe de Gorlitz, déjà initié,
suivant Henri Morus, aux arcanes de la philosophie de Paracelse.
Les grands esprits de l'Allemagne se partagent sur le compté de Jacob
Boehm. Mosheim et Brucker sont bien éloignés de l'enthousiasme
qu'il inspire, en général, aux protestants mystiques. L'historien
de la philosophie, déclare qu'il lui est impossible d'exposer un système
où l'obscurité des opinions ne le dispute qu'aux ténèbres
du langage. Il renvoie donc le lecteur curieux à Boehm lui-même,
à son Aurore, et surtout au livre Des trois principes de l'essence, divine
; mais il ajoute que cet ouvrage, qui doit servir de clef,pour l'intelligence
des autres, est lui-même inintelligible.," Il y règne, dit-il,
une obscurité invincible et des difficultés insurmontables. "
Il lui reproche, et avec raison, d'accumuler principes sur principes, sources
sur sources, et de multiplier à l'infini, comme les éons d'un
nouveau gnosticisme les qualités d'amertume, d'acidité, d'aigreur
et de douceur, et les engendrements et les [251] bouillonnements, et les formes
et les roues et les teintures ; tristes fruits d'un cerveau en délire.
Parmi ses partisans les plus célèbres, il ne faut pas oublier
Arnold, auteur d'une histoire ecclésiastique considérable ; Quirinus
Kuhlmann de Breslau, enthousiaste, qui paya de sa vie son zèle à
propager ces folles doctrines (brûlé à Moscou à l'âge
de trente-huit ans, le 3 octobre 1689), Gichtel de Ratisbonne, éditeur
des uvres de Boehm, l'un des thaumaturges de la petite église théosophique
; enfin,'en Angleterre, John Pordage, le maître et l'ami de Jane Leade.
Je ne connais guère qu'un écrivain français, au XVIIe siècle
qui ait parlé de Jacob Boehm. C'est Pierre Poiret, de Metz, pasteur de
l'Église réformée d'Anweil en Hollande ; sectateur et apologiste
d'Antoinette Bourignon. Suivant lui, le théosophe allemand est si sublime
et si obscur qu'il ne peut être vivement senti et réellement entendu
de personne, pour savant et grand esprit qu'on puisse être, si Dieu ne
réveille et ne touche divinement et d'une manière surnaturelle
les facultés analogues à celles de l'auteur.
Quant à la visionnaire, dont il exalte d'ailleurs les connaissances et
les lumières bien au-dessus de celles de Boehm, elle a rendu d'elle-même,
à propos du Voyant de Gorlitz, ce témoignage infiniment curieux
(252]
" Quant à vous dire ce que je ressens des écrits de Jacques
Boehm, je n'en puis précisément juger pour ne les avoir lus...
Mais j'ai bien entendu beaucoup de choses de ceux qui ont lu ledit Boehm, lesquelles
sont toutes conformes à mes sentiments ; et je crois pieusement qu'il
a écrit par une lumière de Dieu toute particulière, et
même aucuns Allemands m'ont assuré que ledit Boehm a prophétisé
de moi, et qu'il a dit qu'il viendrait UNE LUMIÈRE QUI DIRAIT LES MYSTÈRES
DIVINS ET VÉRITÉS DE DIEU plus clairement que lui, et semblait
vouloir parler d'une vierge, disant même qu'elle était déjà
née et qu'il l'avait vue, avec beaucoup d'autres particularités.
Sur quoi j'ai répondu que je ne savais rien de tout cela, et n'avais
en ma vie connu Jacques Boehm, ni su ce qu'il pouvait avoir écrit et
ne savais point si c'était de moi qu'il avait prophétisé
ou non, que cela m'était inconnu. Et ils me dirent qu'ils le savaient
assurément, et qu'ils ne pouvaient douter que c'était de moi qu'il
avait prophétisé et donné espoir que LORSQUE JE SERAIS
MANIFESTÉE AU MONDE, IL Y AURAIT UN SIÈCLE D'OR, ajoutant que
tant d'âmes cachées et inconnues en Allemagne me désiraient
là, aspirant passé longtemps après cela et me connaissaient
bien. Ce qui m'étonne, ne sachant ce qu'ils voulaient dire, parce que
je n'ai jamais vu en esprit Jacques Boehm, ni pensé d'aller en Allemagne
; mais je sais bien que les choses que l'on me rapporte qu'il a écrites
sont conformes à mes sentiments. Le temps et l'expérience feront
voir ce qui en est. "
[253] Le temps et l'expérience n'ont pas révélé
un siècle d'or à la suite de l'avènement de cette vierge
folle qui, dans son ignorance, se laissait prendre évidemment pour la
vierge Sophie de Boehm. L'oubli pèse de tout son poids sur sa tombe et
sur ses écrits ; mais ce que le temps et l'expérience démontrent,
c'est que par la Réforme, l'âme humaine ne peut plus choisir qu'entre
le scepticisme et ses sanglantes négations, ou le mysticisme et ses dégradantes
folies.
Un habitant de Gorlitz montrait à des étrangers les curiosités
de cette ville, et, passant par la maison du cordonnier-théosophe : "
Voilà, dit-il aux voyageurs, la maison où cet hérétique
Jacob Boehm a vécu. " A peine achevait-il ces paroles, qu'il tomba
frappé de mort. " Tant la mémoire de ce saint homme, dit
Henri Morus, était chère à la divine Providence ! "
Cette prédilection de la Providence aurait besoin d'être prouvée
par un miracle mieux avéré.
Peu d'heures avant de mourir il entendit des accents d'une harmonie inconnue
à la terre : c'étaient les puissances célestes qui venaient
saluer de leurs divins concerts la migration de cette âme prédestinée.
Lui-même annonça l'heure où il devait mourir. Il fit ses
adieux à sa famille et la bénit, et ayant prié son fils
de le retourner sur l'autre côté : " A présent, dit-il,
je m'en vais dans le paradis ; " et il rendit le dernier soupir. Quelques
moments auparavant, il s'était écrié : " Puissant
Dieu des armées, délivrez-moi par votre [254] grâce ! Seigneur
Jésus crucifié, ayez pitié de moi et placez-moi dans votre
royaume ! " Simples paroles, paroles chrétiennes et meilleures que
tous ses écrits.
Si l'on veut se rendre compte de la foi de Jacob Boehm, il faut lire le symbole
suivant qu'il a dressé lui-même dans son ouvrage Des trois principes.
Pour l'ensemble de ses doctrines, le passage que j'emprunterai au Philosophe
inconnu en est un trait fidèle.
Les articles de la ferme foi du chrétien.
Ame chérie, nous n'écrivons pas des bagatelles. Ceci est sérieux
; il y va du corps et de l'âme ; nous devons en rendre compte comme d'un
talent qui nous est confié. Si quelqu'un se scandalise, qu'il regarde
bien ce qu'il fait ; il est vraiment temps de se réveiller du sommeil,
car l'époux vient.
I. Nous Chrétiens croyons et confessons que l'Éternelle Parole
de Dieu le père, Jésus-Christ, est devenu un vrai homme substantiel
avec un corps et une âme dans le sein de la Vierge Marie sans le concours
d'un homme ; car nous croyons qu'il a été conçu de l'Esprit-Saint
et engendré du sein de la Vierge sans altération de sa charité
virginale.
II. De plus, nous croyons qu'il est mort dans son corps humain et qu'il a été
assis dans le tombeau.
[255] III. De plus, qu'il est descendu aux enfers, et qu'il a brisé les
liens dont le démon tient l'homme prisonnier et qu'il a délivré
l'âme de l'homme.
IV. De plus, nous croyons qu'il est mort volontairement pour nos péchés,
qu'il a réconcilié son père et nous a remis en grâce
près de lui.
De plus, nous croyons qu'il est ressuscité de la mort au troisième
jour, qu'il est monté au ciel et est assis h la droite de Dieu le Père
Tout-Puissant.
VI. De plus nous croyons qu'il reviendra au dernier jour pour juger les vivants
et les morts et prendre à soi son épouse et condamner les impies.
VII. De plus, nous croyons qu'il a ici sur la terre une Église chrétienne,
qu'il a engendrée dans son sang et dans sa mort, comme un corps en plusieurs
membres ; qu'il la soigne et la régit par son esprit et sa parole: qu'il
la purifie continuellement par le saint baptême qu'il a ordonné
lui-même et par le sacrement de son corps et de son sang, pour qu'elle
soit en lui-même un seul corps.
VIII. De plus, nous croyons qu'il la protége, la maintient et la conserve
dans une unité de sentiment. "
Résumé de la doctrine de Jacob Boehm.
La nature physique
et élémentaire actuelle n'est qu'un résidu et une altération
d'une nature antérieure ; cette nature actuelle formait autrefois dans
toute sa [256] circonscription l'empire et le trône d'un des princes angéliques
nommé Lucifer ; ce prince ne voulant régner que par le pouvoir
du feu et de la colère et mettre de côté le règne
de l'amour et de la lumière qui aurait dû être son seul flambeau,
enflamma toute la circonscription de son empire ; la sagesse divine opposa à
cet incendie une puissance tempérante et réfrigérante qui
contient cet incendie sans l'éteindre ; ce qui fait le mélange
du bien et du mal que l'on remarque aujourd'hui dans la nature : l'homme formé
à la fois du principe du feu, du principe de la lumière et du
principe quintessentiel de la nature physique ou élémentaire fut
placé dans ce monde pour contenir le roi coupable et détrôné
; cet homme, quoi qu'il eût en soi le principe quintessentiel de la nature
élémentaire, devait le tenir comme absorbé dans l'élément
pur qui composait alors sa forme corporelle, mais se laissant plus attirer par
le principe temporel de la nature que par les deux autres principes, il en a
été dominé au point de tomber dans le sommeil ; et se trouvant
bientôt surmonté par la région matérielle de ce monde,
il a laissé au contraire son élément pur s'engloutir et
s'absorber dans la forme grossière qui nous enveloppe aujourd'hui ; par
là, il est devenu le sujet et la victime de son ennemi. Mais l'amour
divin qui se contemple éternellement dans le miroir de sa sagesse ou
la vierge SOPHIE, a aperçu dans ce miroir dans qui toutes les formes
sont renfermées le modèle et la forme spirituelle de l'homme ;
il s'est revêtu de cette forme spirituelle et ensuite de la forme élémentaire
elle-même, afin de présenter à l'homme l'image de ce qu'il
était [257] devenu et le modèle de ce qu'il aurait dû être.
Ainsi l'objet actuel de l'homme sur la terre est de recouvrer au physique et
au moral sa ressemblance avec son modèle primitif. Mais le plus grand
obstacle qu'il y rencontre est la puissance astrale et élémentaire
qui engendre et constitue le monde et pour lequel l'homme n'était point
fait. L'engendrement actuel de l'homme est un signe parlant de cette vérité,
par les douleurs que dans leur grossesse les femmes éprouvent dans tous
leurs membres, à mesure que le fruit se forme en elles et y attire toutes
ces substances astrales et grossières. Les deux teintures, l'une ignée,
l'autre aquatique, qui devaient être réunies dans l'homme et s'identifier
avec la Sophie, divisées aujourd'hui, se recherchent mutuellement avec
ardeur, mais ne rencontrent que l'astral qui les oppresse et les contrarie.
Cependant nous sommes libres de rendre par nos efforts à notre être
spirituel notre première image divine, comme de lui laisser prendre des
images inférieures, désordonnées, irrégulières,
et ce sont ces diverses images qui feront notre manière d'être,
c'est-à-dire notre gloire ou notre honte dans l'état avenir. "
Tel est le résumé de sa doctrine exposé par Saint-Martin,
qui ajoute avec un accent d'enthousiasme vraiment fanatique :
" Lecteur, si tu te détermines à puiser courageusement dans
les ouvrages de cet homme qui n'est jugé par les savants dans l'ordre
humain que comme un épileptique, tu n'auras sûrement pas besoin
des miens. "
[258] Et qui à besoin de ces écrits ? Qui a besoin des écrits
de Jacob Boehm ? Quel esprit serait redressé dans ses doutes, quel cur
consolé dans ses afflictions, quelle foi, quelle espérance soutiendrait
l'âme humaine, s'il fallait préalablement passer par l'inextricable
dédale de ces rêveries, qui n'offrent en définitive sous
le travestissement d'une grossière mysticité que les vérités
les plus communes, ou des erreurs âgées de quinze siècles,
aussi nouvelles que la Sophie de Valentin et la cosmogonie de Manichée
?
Il faut reconnaître toutefois avec un illustre historien, M. Ranke de
Berlin, que malgré ses rebutantes obscurités, le philosophe Teutonique
s'empare fortement de l'esprit du lecteur. Cette rude et puissante imagination,
remuée par l'inspiration fanatique, parle souvent un langage d'autant
plus frappant qu'il ne doit rien aux raffinements de la composition et du style.
Les deux passages que je vais transcrire donneront une idée de la manière
de cet écrivain étrange. Une éloquente âpreté
règne dans le premier ; le second présente des détails
pleins de grâce.
La porte sainte.
" La Raison
qui est sortie du paradis avec Adam, demande : Où le paradis se trouve-t-il
? Est-il loin ou près ? Ou bien : Où vont les âmes quand
elles vont dans le paradis ? Est-ce dans le monde, ou hors du lieu de [259]
ce monde ? au-dessus des étoiles ? Où demeure donc Dieu avec les
anges ? et où est la chère patrie où il n'y a point de
mort ? Puisqu'il n'y a ni soleil, ni étoiles dans cette région,
ce ne doit pas être dans ce monde, autrement on l'aurait trouvée
depuis longtemps.
Chère raison, personne ne peut prêter à un autre une clef
pour ceci. S'il arrive que quelqu'un ait une clef, cependant il n'ouvre point
à l'autre, comme il y en a qui se sont vantés d'avoir la clef
du ciel et de l'enfer... Chacun doit ouvrir avec sa propre clef, autrement il
n'entre point : car la clef est l'esprit saint ; s'il a cette clef, il peut
entrer et sortir.
Il n'y a rien de plus près que le ciel, le paradis et l'enfer. Celui
de ces royaumes vers qui tu penches et vers qui tu te tournes, est celui dont
tu es le plus près dans ce monde : tu es entre le paradis et l'enfer,
et entre chacun il y a une génération ; tu es dans ce monde entre
ces deux portes, et tu as en toi les deux engendrements. Dieu te guette à
une porte et t'appelle ; le démon te guette à l'autre porte et
t'appelle aussi : quel que soit celui avec qui tu marches, tu entres avec lui.
Le démon a dans sa main la puissance, la gloire, le plaisir et la joie,
et la racine dans lui est la mort et le feu. Au contraire, Dieu a dans sa main
la croix, la persécution, la misère, la pauvreté, le mépris
et les souffrances, et la racine dans ceci est aussi un feu, et dans le feu
il y a une lumière ; dans la lumière, la puissance ; dans la puissance,
le paradis ; dans le paradis, les anges ; et avec les anges, les délices.
Ceux qui n'ont que des yeux de taupe ne peuvent voir ceci, parce qu'ils sont
du troisième principe, et ne voient [260] que par le reflet du soleil.
Mais lorsque l'esprit saint vient dans l'âme, alors il l'engendre de nouveau
; elle devient un enfant du paradis, elle obtient la clef du paradis, et elle
peut en contempler l'intérieur. "
De la joyeuse vie céleste des saints anges.
" A quoi comparerai-je
les anges ?
Je les comparerai avec raison à des petits enfants, qui, au printemps,
lorsque la superbe rose fleurit, vont ensemble dans de charmants parterre, y
cueillent des fleurs, en forment des couronnes, les portent dans leurs mains,
se réjouissent et parlent sans interruption des diverses formes de ces
magnifiques fleurs, se prennent par la main en allant et en revenant de ces
beaux parterres, et montrent avec gaîté leur récolte à
leurs parents, qui, à leur tour, prennent part à la joie de leurs
enfants, et se réjouissent avec eux.
C'est ainsi que se conduisent les saints anges dans le ciel ; ils se prennent
les uns et les autres par la main, se promènent dans les belles contrées
fleuries des cieux, s'entretiennent de la magnificence de ces agréables
et riches productions, mangent de ces divins fruits bénis, emploient
à leurs jeux ces superbes fleurs célestes, en composent de magnifiques
couronnes, et goûtent des joies enchanteresses dans les régions
divines.
Il n'y a là que de douces affections, qu'un amour cordial, que des entretiens
fraternels, qu'une société [261] sainte, où l'un voit toujours
son bonheur dans les autres et les honore. Ils ne connaissent ni méchanceté,
ni cupidité, ni tromperie ; une bienveillante cordialité les anime
; les fruits divins sont en commun parmi eux. Ils en peuvent user les uns comme
les autres ; il n'y a entre eux ni jalousie, ni envie, ni esprit de contradiction
; mais leurs curs sont liés dans l'amour.
Les parents trouvent leur joie dans le bonheur de leurs enfants. Aussi ce qui
fait la plus grande joie de la divinité, c'est que, dans le ciel, les
enfants chéris de cette divinité se communiquent ainsi les délices
de leur mutuelle affection ; car l'action radicale de la divinité elle-même
n'est pas autre chose. Une source-esprit y bouillonne dans l'autre.
C'est pour cela aussi que les anges ne peuvent pas avoir dans leur action un
autre mode que celui de l'action de leur père, ainsi que notre angélique
roi Jésus-Christ l'a témoigné, lorsqu'il était avec
nous sur la terre, comme cela se voit dans l'Évangile, où il dit:
En vérité, en vérité, le fils ne peut rien faire
de lui-même ; mais ce qu'il voit faire au père le fils le fait
aussi. En outre, si vous ne vous convertissez point, et que vous ne deveniez
pas comme des enfants, vous ne pouvez pas parvenir au royaume des cieux.
Par là il entend que nos curs doivent être liés dans
l'amour, comme les saints anges de Dieu, et que nous devons nous conduire les
uns envers les autres amicalement et avec affection ; nous chérir les
uns et les autres, et nous prévenir par des témoignages honorables,
comme les anges de Dieu.
En sorte que nous ne devons point nous abuser, [262] ni nous tromper les uns
les autres, ni enlever le pain du prochain par notre cupidité. Nous ne
devons pas non plus nous prévaloir de nos avantages, ni dans nôtre
fol orgueil couvrir de nos dédains et de nos mépris celui qui
ne veut pas participer à nos industrieuses et démoniaques méchancetés.
"
0 non ! les anges n'en agissent pas ainsi dans le ciel, mais ils se chérissent
mutuellement ; aucun ne se croit plus beau que l'autre ; chacun d'eux met sa
joie dans les autres et se réjouit de la belle forme et de l'amabilité
des autres : car par là s'accroît leur amour envers eux : en sorte
qu'ils vivent dans la plus grande union. "
Appendice. Extraits de la Correspondance inédite de Saint-Martin et Kirchberger.-
Pensée sur la Mort.- Voltaire jugé par Saint-Martin. [263]
Extraits d'une correspondance inédite entre Saint-Martin et Kirchberger
(Baron de Liebisdorf) du 22 mai 1792 au 7 février 1799.
Cette correspondance ne roule que sur des questions de théosophie et des explications du texte de Boehm. Il est inutile d'ajouter que les rêveries, les erreurs et les obscurités y abondent. Il y a néanmoins certains détails historiques et biographiques curieux et peu connus.
Réponse de Saint-Martin à Kirchberger. Paris, 3 [8] juin 1792.
" Vous paraissez
trop instruit pour ignorer que l'âme de l'homme est la terre où-ce
germe (des [264] connaissances) se sème, et où, par conséquent,
tous les fruits doivent se manifester. Suivez la comparaison de saint Paul,
(I aux Corinthiens, ch. 15) sur la végétation spirituelle et corporelle,
et vous verrez clairement la vérité de cette parole du Sauveur
: " Personne ne peut voir le royaume de Dieu s'il ne naît de nouveau.
" (Jean., 33 [III, 3]). Ajoutez-y seulement que cette renaissance dont
parle le Sauveur se peut faire de notre vivant
Indépendamment du
grand jardinier qui sème en nous, il y en a nombre d'autres qui arrosent,
qui taillent l'arbre et qui en facilitent l'accroissement, toujours sous les
yeux de cette divine sagesse qui ne tend qu'à orner ses jardins, comme
tous les autres cultivateurs, mais qui ne peut les orner que de nous parce que
nous sommes ses plus belles fleurs.
Vous désirez savoir, monsieur, quels sont les ouvrages qui sortent
de la même plume que celui des Erreurs et de la Vérité ;
ce sont jusqu'à présent le Tableau naturel, imprimé en
1782, et L'Homme de désir, imprimé il y a deux ans. [..] En outre,
il y a actuellement sous presse deux ouvrages de la même plume, l'un intitulé
Ecce Homo, et ayant pour but de prémunir contre les merveilles et les
prophéties du jour
; l'autre intitulé Le Nouvel Homme, beaucoup
plus considérable, et ayant pour but de peindre ce que nous devrions
attendre de notre régénération... Ce Nouvel Homme est écrit
il y a bientôt deux ans. Je ne l'aurais pas écrit, ou je l'aurais
écrit autrement, si alors j'avais eu la connaissance que j'ai faite depuis
des ouvrages de Jacob Boehme
Je ne suis plus jeune, étant tout
près de ma cinquantième année ; et c'est à cet âge
[265] avancé que j'ai commencé à apprendre le peu d'allemand
que je possède, uniquement pour lire cet incomparable auteur.
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, 30 juin 1792.
(Deux observations)
serviront (du moins) à vous exposer les idées que je me fais de
la régénération de l'homme. [
] Lorsqu'on veut unir
deux substances qui par leur nature sont trop distantes pour s'unir, il faut
leur en joindre une troisième qui ait une affinité, une analogie
avec l'une et l'autre. Ainsi, si l'ont veut unir l'huile et l'eau, il faut y
joindre un alcali fixe, alors l'huile et l'eau se mêlent intimement. Cela
me paraît être le type des agents intermédiaires. Il faut
que ces agents participent et soient assimilés à la nature des
êtres qu'ils doivent unir. Le principal, le plus sublime, et dans un sens
l'unique agent intermédiaire, est la cause active et intelligente. (1
Timot, 2,5.).
Outre cela, je crois et je fonde ma croyance non seulement sur l'analogie de
la nature, mais sur la sainte Écriture même, que la sagesse divine
se sert encore d'agents ou de vertus pour faire entendre les paroles du Verbe
dans notre intérieur. Un des passages les plus remarquables sur cette
matière, est le 20e verset du 103e psaume, qui, à ce que je crois,
est le 104e dans la version de l'Église romaine. Cette doctrine des agents
intermédiaires est, suivant moi, supérieurement traitée
dans le Tableau naturel, et encore
[266] dans les ouvrages d'une dame
française, etc. Cette femme extraordinaire (madame Guyon) dit des choses
admirables sur les vertus dans le 8e volume de son Explication du Nouveau Testament,
p. 114.
Combien d'actions des agents ou des vertus est nécessaire pour préparer
notre âme à l'union totale avec le Verbe, se prouve, suivant moi,
encore très bien par un passage du prophète Malachie, chap. 31
[3. 1], item, par l'Épître aux Hébreux, I, 14, et le 12e
verset du psaume 90, suivant votre version. Mais je crois que c'est principalement
sur nos corps qu'ils exercent leurs pouvoirs ; car s'ils agissent sur nos esprits,
c'est à cause de l'union de l'âme et du corps qu'ils peuvent produire,
dans ces âmes qui leur sont unies, des effets qui sont propres à
favoriser l'efficace de la grâce ; les unes en nous fournissant des pensées,
les autres en faisant apercevoir leur présence dans notre cur,
pris au sens physique, par une sensation agréable, une chaleur douce
qui porte le calme et la tranquillité dans notre âme. Il y a des
personnes qui appellent cette sensation le sentiment de la présence de
Dieu ; on pourrait l'appeler, à ce que je crois, le sentiment de la présence
des agents intermédiaires qui font la volonté de Dieu. Je crois
que nous nous apercevons que cette réaction des vertus toutes les fois
que nous cherchons le Verbe, non pas hors de nous, mais dans nous-mêmes,
et que nous jetons un regard intellectuel sur le temple qu'il habite ( Joh.,
XIV, 20 ; I Cor., VI, 19). Je crois qu'avec le temps, en continuant cette adhérence
au Verbe, nous pouvons, à l'aide de ces mêmes vertus, outrepasser
la sensation de la présence [267] aperçue, et nous unir au Verbe
même (I Cor., VI, 17). Je crois aussi que pendant les moments de la présence
aperçue, nous ne serions pas capables de faire quelque chose qui puisse
déplaire à la cause active et intelligente, et que cet exercice
nous procure la nourriture de l'âme, qui nous vient par le canal des vertus.
Pour nous faciliter autant que possible notre union avec les agents intermédiaires
qui sont nos amis, nos aides et nos conducteurs, je crois qu'il faut une grande
pureté du corps et de l'imagination, un éloignement de tout ce
qui peut dégrader notre organisation, ainsi qu'une grande sobriété
physique et morale
Un usage prudent des objets de la nature augmente peut-être
nos facultés de l'âme au lieu de les détériorer ;
par exemple, la respiration de l'air pur, vital et déphlogistiqué
qui sort des feuilles d'un arbre éclairé par le soleil du matin,
ranime notre être ; outre qu'il m'a toujours paru que la lumière
naturelle élémentaire pouvait peut-être devenir l'enveloppe
des agents bienfaisants, dans quelques-unes de leurs manifestations
êtres
bienfaisants qui, depuis la chute de l'homme, sont devenus si nécessaires
à sa réhabilitation.
Votre image des jardiniers, de celui
qui plante et de ceux qui arrosent, est consolante et sublime
, etc.
Réponse de Saint-Martin à Kirchberger, 12 juillet 1792
Je suis charmé que vous vous soyez occupé des sciences naturelles : c'est une excellente introduction aux [268] grandes vérités ; c'est par là qu'elles transpirent Votre loi de l'affinité chimique est une loi universelle La nature, l'esprit, le réparateur, voilà les différents alcalis fixes qui nous sont donnés pour notre réunion avec Dieu (Il borne l'action des agents à la préservation extérieure et au maintien de la forme en bon état). Mais gardons-nous de nous trop reposer sur eux ; ils ont des voisins qui agissent aussi sur cette même région, et qui ne demandent pas mieux que de s'emparer de notre confiance Je ne regarde donc tout ce qui tient à ces voies extérieures que comme des préludes de notre uvre, car notre être, étant central, doit trouver dans le centre où il est né tous les secours nécessaires à son existence. Je ne vous cache pas que j'ai marché autrefois par cette voie féconde et extérieure qui est celle par où l'on m'a ouvert la porte de la carrière ; celui qui m'y conduisait avait des vertus très actives, et la plupart de ceux qui le suivaient avec moi ont retiré des confirmations qui pouvaient être très utiles à notre instruction et à notre développement ; malgré cela, je me suis senti de tout temps un si grand penchant pour la voie intime et secrète, que cette voie extérieure ne m'a pas autrement séduit, même dans ma plus grande jeunesse ; car c'est à l'âge de 23 ans que l'on m'avait tout ouvert sur cela ; aussi, au milieu de choses si attrayantes pour d'autres, au milieu des moyens, des formules et des préparatifs de tout genre auxquels on nous livrait, il m'est arrivé plusieurs fois de dire à notre maître : " Comment maître, il faut tout cela pour le bon Dieu ? " Et la preuve de tout cela n'était que du remplacement, c'est que le [269] maître répondait : il faut bien se contenter de ce que l'on a.
Saint-Martin à Kirchberger, 25 août 1792
Lors de mon dernier
billet (daté du 11 août), monsieur, il ne m'était guère
possible de vous en écrire plus long ; les rues qui bordent l'hôtel
où je loge étaient un champ de bataille ; l'hôtel lui-même
était un hôpital où l'on apportait les blessés, et,
en outre, il était menacé à tout moment d'invasion et de
pillage. Au milieu de tout cela, il me fallait, au péril de ma vie, aller
voir et soigner ma sur à une demi-lieue de chez moi. Heureusement
la Providence m'a soutenu d'une manière marquée dans tout ce chaos.
J'en suis sorti, il y a quelques jours, pour revenir à la campagne, etc.
Je suis dans une maison où madame G. est très en vogue. On vient
de m'en faire lire quelque chose. J'ai éprouvé à cette
lecture combien l'inspiration féminine est faible et vague en comparaison
de l'inspiration masculine. Dans (Boehme) je trouve un aplomb d'une solidité
inébranlable, j'y trouve une profondeur, une élévation,
une nourriture si pleine et si soutenue que je vous avoue que je croirais perdre
mon temps que de chercher ailleurs : aussi, j'ai laissé là les
autres lectures.
Quant à la persuasion de l'existence de toutes ces choses, elle repose
sur la persuasion de notre nature spirituelle, et de tous les droits et de toutes
les relations que ce titre d'esprits établit en nous et autour [270]
de nous. Quand nous avons une fois senti notre âme, nous ne pouvons avoir
aucun doute sur toutes ces possibilités, et c'est dans les preuves de
ce divin caractère de notre être que l'École par où
j'ai passé était précieuse, parce qu'elle nous en offrait
les démonstrations les plus convaincantes. Mais comme vous êtes
rendu sur ces difficultés qui arrêtent tant de monde, suivez le
mouvement de votre foi ; dirigez comme vous le faites, votre âme et votre
culte vers la source et vers le grand principe lui-même ; il ne vous donnera
pas de serpents lorsque vous lui demanderez du pain, et vous pourrez manger
en paix et avec confiance la nourriture qu'il vous donnera. Tous les faits,
toutes les merveilles vous paraîtront simples, parce que cela ne sera
pour vous qu'une suite de la nature de notre être dont nous sommes extra-lignés,
et que la main divine pouvait seule rétablir par l'organe du Réparateur.
Supprimez dorénavant le titre et le nom même de mon hôtesse
sur vos adresses, et ne m'écrivez plus à Paris jusqu'à
nouvel avis. Voici mon adresse pour le moment : Au château de Petit-Bourg,
près Ris, à Ris, route de Fontainebleau.
Saint-Martin à Kirchberger, 28 septembre 1792
Encore une nouvelle adresse, monsieur. Depuis ma lettre des premiers jours de septembre, j'ai été rappelé par mon père dans mon pays natal. Je ne sais combien de temps j'y resterai. Je suis dans un dénuement spirituel à peu [ 271] près absolu ; mais l'ami B. et nos Écritures saintes font ma consolation et mon soutien. L'âge de mon père ne me permettra plus guère de me séparer de lui ; nos trains politiques ne donnent pas grande envie de retourner d'ici à quelques temps dans la capitale. Aussi, monsieur, adressez désormais vos lettres à Amboise, département d'Indre-et-Loire, en ayant soin d'ajouter à mon nom le mot de fils, pour que vos lettres ne tombent point entre les mains de mon père. C'est une grâce de la Providence de m'avoir fait connaître B. avant d'être confiné dans l'exil où je me trouve aujourd'hui ; sans cela, je ne verrais pour moi qu'une ruine spirituelle à attendre dans un petit endroit comme celui-ci, où les esprits sont à mille lieues de ce qui nous occupe. Extraits de la Correspondance inédite de Saint-Martin et Kirchberger.- Pensée sur la Mort.- Voltaire jugé par Saint-Martin. [263]
Extraits d'une correspondance inédite entre Saint-Martin et Kirchberger
(Baron de Liebisdorf) du 22 mai 1792 au 7 février 1799.
Cette correspondance ne roule que sur des questions de théosophie et des explications du texte de Boehm. Il est inutile d'ajouter que les rêveries, les erreurs et les obscurités y abondent. Il y a néanmoins Appendice. Extraits de la Correspondance inédite de Saint-Martin et Kirchberger.- Pensée sur la Mort.- Voltaire jugé par Saint-Martin. [263]
Extraits d'une correspondance inédite entre Saint-Martin et Kirchberger
(Baron de Liebisdorf) du 22 mai 1792 au 7 février 1799.
Cette correspondance ne roule que sur des questions de théosophie et des explications du texte de Boehm. Il est inutile d'ajouter que les rêveries, les erreurs et les obscurités y abondent. Il y a néanmoins certains détails historiques et biographiques curieux et peu connus.
Réponse de Saint-Martin à Kirchberger. Paris, 3 [8] juin 1792.
" Vous paraissez
trop instruit pour ignorer que l'âme de l'homme est la terre où-ce
germe (des [264] connaissances) se sème, et où, par conséquent,
tous les fruits doivent se manifester. Suivez la comparaison de saint Paul,
(I aux Corinthiens, ch. 15) sur la végétation spirituelle et corporelle,
et vous verrez clairement la vérité de cette parole du Sauveur
: " Personne ne peut voir le royaume de Dieu s'il ne naît de nouveau.
" (Jean., 33 [III, 3]). Ajoutez-y seulement que cette renaissance dont
parle le Sauveur se peut faire de notre vivant
Indépendamment du
grand jardinier qui sème en nous, il y en a nombre d'autres qui arrosent,
qui taillent l'arbre et qui en facilitent l'accroissement, toujours sous les
yeux de cette divine sagesse qui ne tend qu'à orner ses jardins, comme
tous les autres cultivateurs, mais qui ne peut les orner que de nous parce que
nous sommes ses plus belles fleurs.
Vous désirez savoir, monsieur, quels sont les ouvrages qui sortent
de la même plume que celui des Erreurs et de la Vérité ;
ce sont jusqu'à présent le Tableau naturel, imprimé en
1782, et L'Homme de désir, imprimé il y a deux ans. [..] En outre,
il y a actuellement sous presse deux ouvrages de la même plume, l'un intitulé
Ecce Homo, et ayant pour but de prémunir contre les merveilles et les
prophéties du jour
; l'autre intitulé Le Nouvel Homme, beaucoup
plus considérable, et ayant pour but de peindre ce que nous devrions
attendre de notre régénération... Ce Nouvel Homme est écrit
il y a bientôt deux ans. Je ne l'aurais pas écrit, ou je l'aurais
écrit autrement, si alors j'avais eu la connaissance que j'ai faite depuis
des ouvrages de Jacob Boehme
Je ne suis plus jeune, étant tout
près de ma cinquantième année ; et c'est à cet âge
[265] avancé que j'ai commencé à apprendre le peu d'allemand
que je possède, uniquement pour lire cet incomparable auteur.
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, 30 juin 1792.
(Deux observations)
serviront (du moins) à vous exposer les idées que je me fais de
la régénération de l'homme. [
] Lorsqu'on veut unir
deux substances qui par leur nature sont trop distantes pour s'unir, il faut
leur en joindre une troisième qui ait une affinité, une analogie
avec l'une et l'autre. Ainsi, si l'ont veut unir l'huile et l'eau, il faut y
joindre un alcali fixe, alors l'huile et l'eau se mêlent intimement. Cela
me paraît être le type des agents intermédiaires. Il faut
que ces agents participent et soient assimilés à la nature des
êtres qu'ils doivent unir. Le principal, le plus sublime, et dans un sens
l'unique agent intermédiaire, est la cause active et intelligente. (1
Timot, 2,5.).
Outre cela, je crois et je fonde ma croyance non seulement sur l'analogie de
la nature, mais sur la sainte Écriture même, que la sagesse divine
se sert encore d'agents ou de vertus pour faire entendre les paroles du Verbe
dans notre intérieur. Un des passages les plus remarquables sur cette
matière, est le 20e verset du 103e psaume, qui, à ce que je crois,
est le 104e dans la version de l'Église romaine. Cette doctrine des agents
intermédiaires est, suivant moi, supérieurement traitée
dans le Tableau naturel, et encore
[266] dans les ouvrages d'une dame
française, etc. Cette femme extraordinaire (madame Guyon) dit des choses
admirables sur les vertus dans le 8e volume de son Explication du Nouveau Testament,
p. 114.
Combien d'actions des agents ou des vertus est nécessaire pour préparer
notre âme à l'union totale avec le Verbe, se prouve, suivant moi,
encore très bien par un passage du prophète Malachie, chap. 31
[3. 1], item, par l'Épître aux Hébreux, I, 14, et le 12e
verset du psaume 90, suivant votre version. Mais je crois que c'est principalement
sur nos corps qu'ils exercent leurs pouvoirs ; car s'ils agissent sur nos esprits,
c'est à cause de l'union de l'âme et du corps qu'ils peuvent produire,
dans ces âmes qui leur sont unies, des effets qui sont propres à
favoriser l'efficace de la grâce ; les unes en nous fournissant des pensées,
les autres en faisant apercevoir leur présence dans notre cur,
pris au sens physique, par une sensation agréable, une chaleur douce
qui porte le calme et la tranquillité dans notre âme. Il y a des
personnes qui appellent cette sensation le sentiment de la présence de
Dieu ; on pourrait l'appeler, à ce que je crois, le sentiment de la présence
des agents intermédiaires qui font la volonté de Dieu. Je crois
que nous nous apercevons que cette réaction des vertus toutes les fois
que nous cherchons le Verbe, non pas hors de nous, mais dans nous-mêmes,
et que nous jetons un regard intellectuel sur le temple qu'il habite ( Joh.,
XIV, 20 ; I Cor., VI, 19). Je crois qu'avec le temps, en continuant cette adhérence
au Verbe, nous pouvons, à l'aide de ces mêmes vertus, outrepasser
la sensation de la présence [267] aperçue, et nous unir au Verbe
même (I Cor., VI, 17). Je crois aussi que pendant les moments de la présence
aperçue, nous ne serions pas capables de faire quelque chose qui puisse
déplaire à la cause active et intelligente, et que cet exercice
nous procure la nourriture de l'âme, qui nous vient par le canal des vertus.
Pour nous faciliter autant que possible notre union avec les agents intermédiaires
qui sont nos amis, nos aides et nos conducteurs, je crois qu'il faut une grande
pureté du corps et de l'imagination, un éloignement de tout ce
qui peut dégrader notre organisation, ainsi qu'une grande sobriété
physique et morale
Un usage prudent des objets de la nature augmente peut-être
nos facultés de l'âme au lieu de les détériorer ;
par exemple, la respiration de l'air pur, vital et déphlogistiqué
qui sort des feuilles d'un arbre éclairé par le soleil du matin,
ranime notre être ; outre qu'il m'a toujours paru que la lumière
naturelle élémentaire pouvait peut-être devenir l'enveloppe
des agents bienfaisants, dans quelques-unes de leurs manifestations
êtres
bienfaisants qui, depuis la chute de l'homme, sont devenus si nécessaires
à sa réhabilitation.
Votre image des jardiniers, de celui
qui plante et de ceux qui arrosent, est consolante et sublime
, etc.
Réponse de Saint-Martin à Kirchberger, 12 juillet 1792
Je suis charmé que vous vous soyez occupé des sciences naturelles : c'est une excellente introduction aux [268] grandes vérités ; c'est par là qu'elles transpirent Votre loi de l'affinité chimique est une loi universelle La nature, l'esprit, le réparateur, voilà les différents alcalis fixes qui nous sont donnés pour notre réunion avec Dieu (Il borne l'action des agents à la préservation extérieure et au maintien de la forme en bon état). Mais gardons-nous de nous trop reposer sur eux ; ils ont des voisins qui agissent aussi sur cette même région, et qui ne demandent pas mieux que de s'emparer de notre confiance Je ne regarde donc tout ce qui tient à ces voies extérieures que comme des préludes de notre uvre, car notre être, étant central, doit trouver dans le centre où il est né tous les secours nécessaires à son existence. Je ne vous cache pas que j'ai marché autrefois par cette voie féconde et extérieure qui est celle par où l'on m'a ouvert la porte de la carrière ; celui qui m'y conduisait avait des vertus très actives, et la plupart de ceux qui le suivaient avec moi ont retiré des confirmations qui pouvaient être très utiles à notre instruction et à notre développement ; malgré cela, je me suis senti de tout temps un si grand penchant pour la voie intime et secrète, que cette voie extérieure ne m'a pas autrement séduit, même dans ma plus grande jeunesse ; car c'est à l'âge de 23 ans que l'on m'avait tout ouvert sur cela ; aussi, au milieu de choses si attrayantes pour d'autres, au milieu des moyens, des formules et des préparatifs de tout genre auxquels on nous livrait, il m'est arrivé plusieurs fois de dire à notre maître : " Comment maître, il faut tout cela pour le bon Dieu ? " Et la preuve de tout cela n'était que du remplacement, c'est que le [269] maître répondait : il faut bien se contenter de ce que l'on a.
Saint-Martin à Kirchberger, 25 août 1792
Lors de mon dernier
billet (daté du 11 août), monsieur, il ne m'était guère
possible de vous en écrire plus long ; les rues qui bordent l'hôtel
où je loge étaient un champ de bataille ; l'hôtel lui-même
était un hôpital où l'on apportait les blessés, et,
en outre, il était menacé à tout moment d'invasion et de
pillage. Au milieu de tout cela, il me fallait, au péril de ma vie, aller
voir et soigner ma sur à une demi-lieue de chez moi. Heureusement
la Providence m'a soutenu d'une manière marquée dans tout ce chaos.
J'en suis sorti, il y a quelques jours, pour revenir à la campagne, etc.
Je suis dans une maison où madame G. est très en vogue. On vient
de m'en faire lire quelque chose. J'ai éprouvé à cette
lecture combien l'inspiration féminine est faible et vague en comparaison
de l'inspiration masculine. Dans (Boehme) je trouve un aplomb d'une solidité
inébranlable, j'y trouve une profondeur, une élévation,
une nourriture si pleine et si soutenue que je vous avoue que je croirais perdre
mon temps que de chercher ailleurs : aussi, j'ai laissé là les
autres lectures.
Quant à la persuasion de l'existence de toutes ces choses, elle repose
sur la persuasion de notre nature spirituelle, et de tous les droits et de toutes
les relations que ce titre d'esprits établit en nous et autour [270]
de nous. Quand nous avons une fois senti notre âme, nous ne pouvons avoir
aucun doute sur toutes ces possibilités, et c'est dans les preuves de
ce divin caractère de notre être que l'École par où
j'ai passé était précieuse, parce qu'elle nous en offrait
les démonstrations les plus convaincantes. Mais comme vous êtes
rendu sur ces difficultés qui arrêtent tant de monde, suivez le
mouvement de votre foi ; dirigez comme vous le faites, votre âme et votre
culte vers la source et vers le grand principe lui-même ; il ne vous donnera
pas de serpents lorsque vous lui demanderez du pain, et vous pourrez manger
en paix et avec confiance la nourriture qu'il vous donnera. Tous les faits,
toutes les merveilles vous paraîtront simples, parce que cela ne sera
pour vous qu'une suite de la nature de notre être dont nous sommes extra-lignés,
et que la main divine pouvait seule rétablir par l'organe du Réparateur.
Supprimez dorénavant le titre et le nom même de mon hôtesse
sur vos adresses, et ne m'écrivez plus à Paris jusqu'à
nouvel avis. Voici mon adresse pour le moment : Au château de Petit-Bourg,
près Ris, à Ris, route de Fontainebleau.
Saint-Martin à Kirchberger, 28 septembre 1792
Encore une nouvelle adresse, monsieur. Depuis ma lettre des premiers jours de septembre, j'ai été rappelé par mon père dans mon pays natal. Je ne sais combien de temps j'y resterai. Je suis dans un dénuement spirituel à peu [ 271] près absolu ; mais l'ami B. et nos Écritures saintes font ma consolation et mon soutien. L'âge de mon père ne me permettra plus guère de me séparer de lui ; nos trains politiques ne donnent pas grande envie de retourner d'ici à quelques temps dans la capitale. Aussi, monsieur, adressez désormais vos lettres à Amboise, département d'Indre-et-Loire, en ayant soin d'ajouter à mon nom le mot de fils, pour que vos lettres ne tombent point entre les mains de mon père. C'est une grâce de la Providence de m'avoir fait connaître B. avant d'être confiné dans l'exil où je me trouve aujourd'hui ; sans cela, je ne verrais pour moi qu'une ruine spirituelle à attendre dans un petit endroit comme celui-ci, où les esprits sont à mille lieues de ce qui nous occupe. Extraits de la Correspondance inédite de Saint-Martin et Kirchberger.- Pensée sur la Mort.- Voltaire jugé par Saint-Martin. [263]
certains détails historiques et biographiques curieux et peu connus.
Réponse de Saint-Martin à Kirchberger. Paris, 3 [8] juin 1792.
" Vous paraissez
trop instruit pour ignorer que l'âme de l'homme est la terre où-ce
germe (des [264] connaissances) se sème, et où, par conséquent,
tous les fruits doivent se manifester. Suivez la comparaison de saint Paul,
(I aux Corinthiens, ch. 15) sur la végétation spirituelle et corporelle,
et vous verrez clairement la vérité de cette parole du Sauveur
: " Personne ne peut voir le royaume de Dieu s'il ne naît de nouveau.
" (Jean., 33 [III, 3]). Ajoutez-y seulement que cette renaissance dont
parle le Sauveur se peut faire de notre vivant
Indépendamment du
grand jardinier qui sème en nous, il y en a nombre d'autres qui arrosent,
qui taillent l'arbre et qui en facilitent l'accroissement, toujours sous les
yeux de cette divine sagesse qui ne tend qu'à orner ses jardins, comme
tous les autres cultivateurs, mais qui ne peut les orner que de nous parce que
nous sommes ses plus belles fleurs.
Vous désirez savoir, monsieur, quels sont les ouvrages qui sortent
de la même plume que celui des Erreurs et de la Vérité ;
ce sont jusqu'à présent le Tableau naturel, imprimé en
1782, et L'Homme de désir, imprimé il y a deux ans. [..] En outre,
il y a actuellement sous presse deux ouvrages de la même plume, l'un intitulé
Ecce Homo, et ayant pour but de prémunir contre les merveilles et les
prophéties du jour
; l'autre intitulé Le Nouvel Homme, beaucoup
plus considérable, et ayant pour but de peindre ce que nous devrions
attendre de notre régénération... Ce Nouvel Homme est écrit
il y a bientôt deux ans. Je ne l'aurais pas écrit, ou je l'aurais
écrit autrement, si alors j'avais eu la connaissance que j'ai faite depuis
des ouvrages de Jacob Boehme
Je ne suis plus jeune, étant tout
près de ma cinquantième année ; et c'est à cet âge
[265] avancé que j'ai commencé à apprendre le peu d'allemand
que je possède, uniquement pour lire cet incomparable auteur.
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, 30 juin 1792.
(Deux observations)
serviront (du moins) à vous exposer les idées que je me fais de
la régénération de l'homme. [
] Lorsqu'on veut unir
deux substances qui par leur nature sont trop distantes pour s'unir, il faut
leur en joindre une troisième qui ait une affinité, une analogie
avec l'une et l'autre. Ainsi, si l'ont veut unir l'huile et l'eau, il faut y
joindre un alcali fixe, alors l'huile et l'eau se mêlent intimement. Cela
me paraît être le type des agents intermédiaires. Il faut
que ces agents participent et soient assimilés à la nature des
êtres qu'ils doivent unir. Le principal, le plus sublime, et dans un sens
l'unique agent intermédiaire, est la cause active et intelligente. (1
Timot, 2,5.).
Outre cela, je crois et je fonde ma croyance non seulement sur l'analogie de
la nature, mais sur la sainte Écriture même, que la sagesse divine
se sert encore d'agents ou de vertus pour faire entendre les paroles du Verbe
dans notre intérieur. Un des passages les plus remarquables sur cette
matière, est le 20e verset du 103e psaume, qui, à ce que je crois,
est le 104e dans la version de l'Église romaine. Cette doctrine des agents
intermédiaires est, suivant moi, supérieurement traitée
dans le Tableau naturel, et encore
[266] dans les ouvrages d'une dame
française, etc. Cette femme extraordinaire (madame Guyon) dit des choses
admirables sur les vertus dans le 8e volume de son Explication du Nouveau Testament,
p. 114.
Combien d'actions des agents ou des vertus est nécessaire pour préparer
notre âme à l'union totale avec le Verbe, se prouve, suivant moi,
encore très bien par un passage du prophète Malachie, chap. 31
[3. 1], item, par l'Épître aux Hébreux, I, 14, et le 12e
verset du psaume 90, suivant votre version. Mais je crois que c'est principalement
sur nos corps qu'ils exercent leurs pouvoirs ; car s'ils agissent sur nos esprits,
c'est à cause de l'union de l'âme et du corps qu'ils peuvent produire,
dans ces âmes qui leur sont unies, des effets qui sont propres à
favoriser l'efficace de la grâce ; les unes en nous fournissant des pensées,
les autres en faisant apercevoir leur présence dans notre cur,
pris au sens physique, par une sensation agréable, une chaleur douce
qui porte le calme et la tranquillité dans notre âme. Il y a des
personnes qui appellent cette sensation le sentiment de la présence de
Dieu ; on pourrait l'appeler, à ce que je crois, le sentiment de la présence
des agents intermédiaires qui font la volonté de Dieu. Je crois
que nous nous apercevons que cette réaction des vertus toutes les fois
que nous cherchons le Verbe, non pas hors de nous, mais dans nous-mêmes,
et que nous jetons un regard intellectuel sur le temple qu'il habite ( Joh.,
XIV, 20 ; I Cor., VI, 19). Je crois qu'avec le temps, en continuant cette adhérence
au Verbe, nous pouvons, à l'aide de ces mêmes vertus, outrepasser
la sensation de la présence [267] aperçue, et nous unir au Verbe
même (I Cor., VI, 17). Je crois aussi que pendant les moments de la présence
aperçue, nous ne serions pas capables de faire quelque chose qui puisse
déplaire à la cause active et intelligente, et que cet exercice
nous procure la nourriture de l'âme, qui nous vient par le canal des vertus.
Pour nous faciliter autant que possible notre union avec les agents intermédiaires
qui sont nos amis, nos aides et nos conducteurs, je crois qu'il faut une grande
pureté du corps et de l'imagination, un éloignement de tout ce
qui peut dégrader notre organisation, ainsi qu'une grande sobriété
physique et morale
Un usage prudent des objets de la nature augmente peut-être
nos facultés de l'âme au lieu de les détériorer ;
par exemple, la respiration de l'air pur, vital et déphlogistiqué
qui sort des feuilles d'un arbre éclairé par le soleil du matin,
ranime notre être ; outre qu'il m'a toujours paru que la lumière
naturelle élémentaire pouvait peut-être devenir l'enveloppe
des agents bienfaisants, dans quelques-unes de leurs manifestations
êtres
bienfaisants qui, depuis la chute de l'homme, sont devenus si nécessaires
à sa réhabilitation.
Votre image des jardiniers, de celui
qui plante et de ceux qui arrosent, est consolante et sublime
, etc.
Réponse de Saint-Martin à Kirchberger, 12 juillet 1792
Je suis charmé que vous vous soyez occupé des sciences naturelles : c'est une excellente introduction aux [268] grandes vérités ; c'est par là qu'elles transpirent Votre loi de l'affinité chimique est une loi universelle La nature, l'esprit, le réparateur, voilà les différents alcalis fixes qui nous sont donnés pour notre réunion avec Dieu (Il borne l'action des agents à la préservation extérieure et au maintien de la forme en bon état). Mais gardons-nous de nous trop reposer sur eux ; ils ont des voisins qui agissent aussi sur cette même région, et qui ne demandent pas mieux que de s'emparer de notre confiance Je ne regarde donc tout ce qui tient à ces voies extérieures que comme des préludes de notre uvre, car notre être, étant central, doit trouver dans le centre où il est né tous les secours nécessaires à son existence. Je ne vous cache pas que j'ai marché autrefois par cette voie féconde et extérieure qui est celle par où l'on m'a ouvert la porte de la carrière ; celui qui m'y conduisait avait des vertus très actives, et la plupart de ceux qui le suivaient avec moi ont retiré des confirmations qui pouvaient être très utiles à notre instruction et à notre développement ; malgré cela, je me suis senti de tout temps un si grand penchant pour la voie intime et secrète, que cette voie extérieure ne m'a pas autrement séduit, même dans ma plus grande jeunesse ; car c'est à l'âge de 23 ans que l'on m'avait tout ouvert sur cela ; aussi, au milieu de choses si attrayantes pour d'autres, au milieu des moyens, des formules et des préparatifs de tout genre auxquels on nous livrait, il m'est arrivé plusieurs fois de dire à notre maître : " Comment maître, il faut tout cela pour le bon Dieu ? " Et la preuve de tout cela n'était que du remplacement, c'est que le [269] maître répondait : il faut bien se contenter de ce que l'on a.
Saint-Martin à Kirchberger, 25 août 1792
Lors de mon dernier
billet (daté du 11 août), monsieur, il ne m'était guère
possible de vous en écrire plus long ; les rues qui bordent l'hôtel
où je loge étaient un champ de bataille ; l'hôtel lui-même
était un hôpital où l'on apportait les blessés, et,
en outre, il était menacé à tout moment d'invasion et de
pillage. Au milieu de tout cela, il me fallait, au péril de ma vie, aller
voir et soigner ma sur à une demi-lieue de chez moi. Heureusement
la Providence m'a soutenu d'une manière marquée dans tout ce chaos.
J'en suis sorti, il y a quelques jours, pour revenir à la campagne, etc.
Je suis dans une maison où madame G. est très en vogue. On vient
de m'en faire lire quelque chose. J'ai éprouvé à cette
lecture combien l'inspiration féminine est faible et vague en comparaison
de l'inspiration masculine. Dans (Boehme) je trouve un aplomb d'une solidité
inébranlable, j'y trouve une profondeur, une élévation,
une nourriture si pleine et si soutenue que je vous avoue que je croirais perdre
mon temps que de chercher ailleurs : aussi, j'ai laissé là les
autres lectures.
Quant à la persuasion de l'existence de toutes ces choses, elle repose
sur la persuasion de notre nature spirituelle, et de tous les droits et de toutes
les relations que ce titre d'esprits établit en nous et autour [270]
de nous. Quand nous avons une fois senti notre âme, nous ne pouvons avoir
aucun doute sur toutes ces possibilités, et c'est dans les preuves de
ce divin caractère de notre être que l'École par où
j'ai passé était précieuse, parce qu'elle nous en offrait
les démonstrations les plus convaincantes. Mais comme vous êtes
rendu sur ces difficultés qui arrêtent tant de monde, suivez le
mouvement de votre foi ; dirigez comme vous le faites, votre âme et votre
culte vers la source et vers le grand principe lui-même ; il ne vous donnera
pas de serpents lorsque vous lui demanderez du pain, et vous pourrez manger
en paix et avec confiance la nourriture qu'il vous donnera. Tous les faits,
toutes les merveilles vous paraîtront simples, parce que cela ne sera
pour vous qu'une suite de la nature de notre être dont nous sommes extra-lignés,
et que la main divine pouvait seule rétablir par l'organe du Réparateur.
Supprimez dorénavant le titre et le nom même de mon hôtesse
sur vos adresses, et ne m'écrivez plus à Paris jusqu'à
nouvel avis. Voici mon adresse pour le moment : Au château de Petit-Bourg,
près Ris, à Ris, route de Fontainebleau.
Saint-Martin à Kirchberger, 28 septembre 1792
Encore une nouvelle
adresse, monsieur. Depuis ma lettre des premiers jours de septembre, j'ai été
rappelé par mon père dans mon pays natal. Je ne sais combien de
temps j'y resterai. Je suis dans un dénuement spirituel à peu
[ 271] près absolu ; mais l'ami B. et nos Écritures saintes font
ma consolation et mon soutien. L'âge de mon père ne me permettra
plus guère de me séparer de lui ; nos trains politiques ne donnent
pas grande envie de retourner d'ici à quelques temps dans la capitale.
Aussi, monsieur, adressez désormais vos lettres à Amboise, département
d'Indre-et-Loire, en ayant soin d'ajouter à mon nom le mot de fils, pour
que vos lettres ne tombent point entre les mains de mon père.
La découverte dont je vous ai parlé sur les nombres demanderait
des explications verbales préliminaires, et des lettres rempliraient
difficilement notre objet. Jugez-en par les éléments sur lesquels
repose cette découverte. Ce sont : 1° notre doctrine particulière
sur les causes finales de l'existence des êtres ; 2° cette même
doctrine démontrée par la science des nombres ; 3° la connaissance
au moins des premiers principes de la géométrie élémentaire
; 4° la connaissance plus ample et plus approfondie de la géométrie
spirituelle... Vous savez que Pythagore a fait immoler cent bufs pour
sa découverte de l'hypoténuse ; je vous assure qu'il en aurait
fait immoler plus de mille s'il avait retiré de cette hypoténuse
tout ce qu'elle m'a rendu. Mais remettons cela à d'autre temps. Les montagnes
ne se rencontrent pas ; mais les hommes ne sont point des [272] montagnes, et
peut-être, un jour, l'étoile de la paix et de la liberté
s'élèvera sur ma patrie et sur mon existence ; alors je ne vous
dis point ce que je ferai, mais mon cur le sait, et vous pouvez vous reposer
sur lui
Vous avez raison, monsieur, d'avoir pris bonne opinion de l'hôtesse que
je viens de quitter ; on ne peut pas porter plus loin les vertus de la piété
et du désir de tout ce qui est bien. C'est vraiment un modèle,
surtout pour une personne de son rang. Malgré cela, j'ai cru notre ami
B. une nourriture trop forte pour son esprit, surtout pour le penchant qu'elle
a pour tout le merveilleux de l'ordre inférieur ; tels que les somnambules
et les prophètes du jour. Aussi, je l'ai laissée dans sa mesure
après avoir fait tout ce que j'ai cru de mon devoir pour l'avertir. Car
l'Ecce Homo l'a eue un peu en vue, ainsi que quelques autres personnes livrées
au même entraînement.
Kirchberger à Saint-Martin, 16 octobre 1972
Vous me demandez l'historique de notre correspondance ; ce sont les sentiments de bienveillance répandus dans vos ouvrages, auxquels on ne peut pas se méconnaître quand on a des cordes dans son âme qui sont montées à l'unisson, qui m'ont attiré à vous. Votre nom n'était pas un mystère pour moi, car vous jouissez de la réputation la plus méritée auprès de penseurs en toute l'Allemagne. Votre ouvrage des Erreurs et de la Vérité est non seulement connu [273] et estimé, mais encore commenté par un savant anonyme avec le Tableau naturel
La lance
composée de quatre métaux n'est autre chose que le grand nom de
Dieu composé de quatre lettres. C'est l'extrait de ce nom qui constitue
l'essence de l'homme ; voilà pourquoi nous sommes formés à
l'image et à la ressemblance de Dieu et ce quaternaire que nous portons
et qui nous distingue si clairement de tous les êtres de la nature, est
l'organe et l'empreinte de cette fameuse croix dans laquelle l'ami B... nous
peint si magnifiquement l'éternelle génération divine,
et la génération naturelle de tout ce qui reçoit la vie,
soit dans ce monde, soit dans l'autre.
... Je vous en prie, sachez de votre ecclésiastique s'il est assez plein
du système de Boehm sur la génération de l'âme des
hommes, pour n'avoir aucun doute sur cet article. Je vois bien Boehm distinguer
l'âme animale de l'âme divine dans leur nature, mais je ne les lui
vois pas distinguer clairement dans leur génération...
(Cet ecclésiastique occupé depuis quarante-trois ans à
la lecture de Boehm " avait depuis longtemps quitté son état,
dit K..., parce que ses confrères l'avaient chagriné. ")
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, 27 novembre 1792
"... Dans un moment de silence et de méditation, je trouve que le nombre pourrait bien être attaché à tout ce qui sort immédiatement de cette source (de la [274] nature). J'applique mon hypothèse, et je trouve le Réparateur qui paraît sur la terre, après quatre fois mille ans, quatre évangélistes ; et, ce que personne ne parait avoir observé, vingt-deux épîtres des apôtres, y compris l'Apocalypse ; deux et deux font quatre prophètes, vingt-deux lions [livres] dans l'Ancien Testament. J'applique mon hypothèse aux inventions les plus ingénieuses, je trouve vingt-deux lettres dans l'alphabet, et les dix nombres se réduisent au quaternaire 1,2,3,4.
Le même,
14 décembre 1792
Explication sur la Génération de l'âme humaine
Il existait avant
l'origine du monde trois hiérarchies. La première, celle de Michael,
formée d'après les propriétés du Père, remplie
de désirs, pleine de feu, et dévorée par la faim de Dieu,
cherchant sans cesse de s'approcher de lui de plus en plus.
La seconde, celle de Lucifer, formée d'après les propriétés
du fils. Le caractère de toute cette hiérarchie était un
penchant impérieux d'approfondir tous les mystères de la divinité,
une soif inextinguible de connaissances et de lumières.
La troisième, celle d'Uriel, d'après les propriétés
du Saint-Esprit. Son caractère est un désir insatiable de jouir
de Dieu et de se délecter en lui. Lucifer tomba parce qu'il voulait savoir
par expérience et d'une manière empirique ce que c'était
que le feu et les Ténèbres. Toute sa hiérarchie ne tomba
pas entièrement [275] avec lui ; mais tout fut expulsé et c'est
de la partie restante et non aussi coupable et aussi dégradée
que fut formé le souffle divin qui anima notre premier père. L'état
d'incarnation devait servir d'épreuve à cette classe d'êtres,
et si Adam par son obéissance, avait soutenu l'épreuve, alors
il serait remonté à toute la splendeur dont jouissait Lucifer
auparavant. Après la chute de Lucifer, il fut crée un nouvel univers,
et c'est de cet univers qu'Adam reçut son âme animale ; il perdit
par sa chute la lumière divine, et eut en sa place l'esprit astral ou
la raison pour guide.
Saint-Martin à Kirchberger, Amboise, 1er janvier 1793
Affaissement et
mort prochaine de son père. Il ne résiste encore que par la riche
constitution que la nature lui a donnée ; ce en quoi, dit-il, lui et
moi nous ne nous ressemblons en rien ; car mon physique quoique sain est aussi
frêle que le sien a été soigné par notre mère
commune.
" Il n'admet pas toutes les découvertes de K. sur le quaternaire...
Il trouve que l'abbé a résumé littéralement la doctrine
de Boehm sur les trois Trônes, mais il ne répond pas à la
question de St.-M. Et puis St-M. n'a vu nulle part dans B... que " c'est
de la partie restante et moins coupable de la hiérarchie tombée
que fut formé le souffle divin qui anima notre premier père....
" Je demandais seulement si l'auteur [276] (B.) donnait des preuves convaincantes
de ce qu'il avance sur la génération successive des âmes
humaines qu'il fait dériver et engendrer les unes des autres comme cela
se passe pour l'ordre physique ; car ma question tombe sur les âmes spirituelles
et non point sur les âmes animales
Kirchberger à Saint-Martin, B., 23 janvier 1793
Je me représente qu'il y a dans notre âme, dans le plus secret de notre raison, un sanctuaire, un miroir qui seul reçoit les rayons de la lumière céleste ; ce soleil luit toujours sans interruption. C'est le verbe, logos, qui, dans son temps, s'est incarné même pour se manifester d'une manière plus frappante encore aux pauvres mortels, dans le miroir qui reçoit ses rayons ; nous voyons toute chose, même les objets extérieurs qui dans l'éclat éveillé nous sont transmis par les sens. Ce n'est pas que nous ayons besoin des sens pour voir les objets extérieurs dans ce miroir ; l'expérience prouve le contraire, mais dans l'état ordinaire et éveillé de l'homme, les sens affaiblis ou détruits empêchent que les impressions extérieures arrivent jusqu'au miroir. Aussi longtemps que nous ne faisons que voir les images des choses extérieures dans cette glace et que nous réglons la conservation de notre corps et de notre vie temporelle sur cette vue, les choses vont bien, et le miroir reste pur ; mais dés que notre volonté saisit les images qui se présentent dans [277] le miroir, qu'elle les désire, qu'elle veut s'y unir et qu'elle les regarde comme son souverain bien ou qu'elle s'en effraye, alors notre imagination les fixe, les corporifie, pour ainsi dire, parce qu'elle est de la même trempe que le miroir. Cette corporation couvre la glace de nuages tout comme si une haleine impure y avait passé, et quoique le Soleil luise toujours dessus, le miroir, obscurci et entaché, ne rends plus que les objets les plus grossiers des sens. Ce n'est qu'en nous détournant de ces images et en fixant notre attention sur les parties du miroir qui ne sont pas salies, en désirant avec ardeur de nous unir au Verbe qui y luit, que les traces de l'haleine impure disparaissent peu à peu
Saint-Martin à Kirchberger, Amboise, 6 mars 1793
Le calcul arabe
va plus loin (que le calcul romain), aussi est-il un meilleur guide. Il nous
peint en nature le passage : Mille ans sont comme un jour, par les trois zéros
qui suivent l'unité, et qui ne sont que l'image de ce monde passager
et apparent qui est comme nul devant cette vivante et éternelle unité.
Il nous peint par là le développement de l'ouvrage de six jours,
ce qui a induit plusieurs sages à ne donner que 6,000 ans de durée
à ce transitoire phénomène, et nous amène à
la septième opération qui, lors de la création du monde
ne fut que le sabbat de l'esprit, tandis qu'à la fin elle sera le sabbat
de Dieu
(Quant aux trois couronnes) il faut monter plus [278] haut que le calcul romain,
et même plus haut que le calcul arabe. Il faut porter ses regards jusque
dans la marche de l'esprit de vie qui, depuis le commencement des choses, cherche
à rentrer dans tous les royaumes que nous avons laissés perdre,
et qui n'y peut rentrer que progressivement. Ces trois royaumes, on les peignait
dans ma première école, sous les noms de naturel, spirituel et
divin, et dans l'homme sous ceux de pensée, volonté et action.
Boehm nous les peint par ceux du feu, de la lumière et de la nature,
par nos trois principes, notre triple vie. C'est donc là seulement où
nous pouvons trouver le sens des trois couronnes. Le royaume naturel et figuratif
a duré jusqu'à Jésus-Christ, et l'esprit qui a traversé
ce royaume prend là sa première couronne. Depuis Jésus-Christ
jusqu'au septième millénaire, c'est l'époque du royaume
spirituel ou de la lumière, suivant Boehm, et c'est dans cet intervalle
que s'obtient la seconde couronne. La troisième ne peut se montrer que
par la conquête du royaume divin ou du feu : et toutes les notions nous
annoncent que cette troisième ou triple couronne ne peut paraître
que dans le sabbat de Dieu..
Kirchberger à Saint-Martin, B., 18 avril 1793
Questions sur les
communications extérieures, sur le moyen de pénétrer jusqu'au
centre. Saint-Martin a demandé à Kirchberger les ouvrages de Jeanne
Leade. Kirchberger lui cite un passage de Jeanne Leade [279] (frag. du discours
qui se trouve dans Arnold, part. III, 23).
" Nous avons besoin (dit Jeanne) de veiller à l'ouverture de chaque
centre, car le serpent a toujours une astuce prête pour s'introduire lui-même
où cela lui est possible. " Ceci est général ; mais
Jeanne Leade ajoute une observation particulière qui se réfère
à la grande question insérée dans ma lettre du 29 mars.
De toutes les manifestations, la plus sûre est la manifestation intellectuelle
et divine qui s'ouvre dans les profondeurs du centre. Cependant, cela ne doit
pas être interprété de manière à faire croire
que nous devons toujours rester et adhérer à ce point sans avancer
davantage, puisqu'il y a un autre centre plus profond encore, dans lequel la
Divinité, dénuée de toute figure et de toute image, peut
être connue et vue dans son propre être et dans toute sa simplicité.
Cette voie de manifestation est la plus pure, et, sans exception, la moins sujette
aux erreurs, dans laquelle nos esprits peuvent, comme dans leur centre, reposer
éternellement, et jouir de toutes les délices dont se nourrissent
les Anges, même devant le trône de l'Éternel.
Saint-Martin à Kirchberger, Amboise, 24 avril 1793.
Nécessite de la naissance du Verbe en nous J'ajouterai mon opinion personnelle ; c'est que ce centre profond ne produit lui-même aucune forme physique ; ce qui m'a fait dire, dans L'Homme de désir que [280] l'amour intime n'avait point de forme, et qu'ainsi nul homme n'avait jamais vu Dieu.
Le même, Amboise, 21 mai 1793
Ceux qui, comme
les théurgistes ordinaires et les cabalistes mécaniques, croient
aux vertus des noms dénués de ce feu générateur
(ce feu d'amour que Dieu daigne allumer dans nos âmes), sont dans de périlleuses
erreurs soit pour eux, soit pour ceux qu'ils gouvernent ; car ces noms sont
des formes qui ne peuvent pas rester vides ; et si nous les employons avant
de les remplir de leur substance naturelle et pure, il y a d'autres substances
qui peuvent s'y introduire, et occasionner de grands ravages. Aussi, l'impie
et le juste peuvent prononcer le nom de Dieu ; mais dans l'un, c'est pour sa
perte, et dans l'autre pour son salut. À ce sujet, je vous fais passer
quelques petits vers que je fis à Strasbourg pour une personne qui me
demandait la clef de L'Homme de désir
Avant qu'Adam mangeât la pomme,
Sans effort nous pouvions ouvrir.
Depuis, l'uvre ne se consomme
Qu'au feu pur d'un ardent soupir ;
La clef de l'homme de désir
Doit naître du désir de l'homme.
Il demande à
K
s'il n'y aurait pas moyen d'obtenir par l'intervention de M. Barthélemy,
ambassadeur en Suisse, qui transmettrait au ministre des affaires étrangères,
à Paris, le désir de K
d'attirer Saint-Martin [281] auprès
de lui pour cultiver ensemble pour un temps des études communes. "
Je ne veux pas, dit Saint-Martin, voyager comme émigré, et je
resterai fidèle à ma patrie, quel que soit le sort que le Destin
me réserve ". Les passeports ne sont plus accordés. "
À tout hasard, ajoute-t-il, je vous envoie mes noms et ma résidence,
afin que, si M. Barthélemy ne vous refusait pas tout à fait, il
put mettre le ministre à même de prendre toutes les informations
qu'il voudrait : Louis-Claude de Saint-Martin, né à Amboise en
1743, et y demeurant depuis le mois de septembre dernier ; voué à
l'étude des sciences depuis sa jeunesse ; inscrit sur la liste des candidats,
faite par l'Assemblée nationale, en 1791, pour choisir un gouverneur
du fils de Louis Capet. "
" Celle de vos lettres qui a été accidentellement retardée,
est du 5 avril. Votre dernière du 14 mai a été aussi retenue
au comité de surveillance générale, à Paris, d'où
elle m'a été renvoyée avec un cachet rouge par-dessus votre
cachet noir. Vous voyez combien il est important de ne nous occuper que des
choses qui ne sont pas de ce monde. "
Kirchberger à
Saint-Martin, Moral, 18 septembre 1793
Traduction d'un passage de Pordage, l'ami et le directeur de Jeanne Leade
Heureux ceux qui
ont une faim et une soif ardente de posséder la Sophie, puisque l'on
verra par le traité [282] suivant, qu'elle promet de descendre en eux
avec son divin principe et son monde lumineux. Cependant, il peut se passer
un temps considérable, quelquefois vingt années et plus, avant
que la sagesse éternelle se communique réellement et se révèle
pour répandre la tranquillité et le repos dans l'âme de
celui qui la désire, car, après avoir cherché vainement
différents chemins pour se rapprocher d'elle, l'âme, déchue
de ses espérances, tombe à la fin dans une déprédation
de forces, dans la lassitude et dans le découragement. Si, alors, ni
l'oraison la plus fervente ni les méditations religieuses ne peuvent
rien effectuer d'efficace, et qu'aucune instance, aucune prière ne produise
le moindre effet sur elle pour l'engager à descendre et à demeurer
dans notre âme ; nous sommes convaincus, par notre expérience,
que, par nos efforts, par nos actes de foi et d'espérance, par l'activité
de notre esprit, il nous est complètement impossible de percer le mur
de séparation qui se trouve entre nous et le principe divin, toutes ces
clefs étant trop faibles pour ouvrir la porte de ce principe. Et comme
notre âme trouve alors que jusqu'ici, en suivant la voie de l'ascension,
elle a toujours manqué son but, elle conclut que ce n'est pas là
le véritable chemin (quand même elle aurait été gratifiée
sur cette route de communications et de révélations célestes),
mais que le seul sentier pour arriver à la sagesse divine et à
son principe est de descendre, de s'enfoncer intérieurement dans son
propre fond et de ne plus regarder hors de là.
Dès que l'âme suit ce chemin mais qu'elle s'enfonce en elle-même,
alors les portes dans les profondeurs de [283] la sagesse s'ouvrent, et elle
est introduite dans le sacré et éternel principe du monde lumineux,
dans la nouvelle terre magique, dans laquelle la vierge Sophie ou la sagesse
divine se manifeste à elle et lui découvre ses beautés.
Mais, si l'âme, arrivée à ce point n'est pas assez vigilante
et pas assez ferme pour se replier continuellement dans son centre de la nature
(centrum naturæ), et que, par cette tranquillité passive, elle
ne s'enfonce pas tellement dans cet abîme et dans ce chaos duquel le nouveau
Paradis se forme, qu'elle ne remonte et ne s'envole pas en haut, alors elle
est dans le plus grand danger d'être entourée et tentée
cruellement par une foule innombrable d'esprits, soit du monde ténébreux,
soit du principe élémentaire et astral. Mais, dans le besoin extrême,
la protectrice céleste reparaît, la fortifie et lui répète
et confirme sa première leçon, etc.
Eh bien ! que dites-vous du docteur Pordage ? c'est suivant moi, le théosophe
expérimental par excellence. Il était chef d'une petite école
d'élus dans le nombre desquels se trouvaient Jeanne Leade et Thomas Browley
: tous jouissaient des manifestations supérieures les plus marquantes.
Saint-Martin à Kirchberger, Amboise, 3 prairial (23 mai) 1793 [1794]
Je ne serai point étonné que le grand Newton s'occupât de la lecture de Boehm, mais je crois qu'il n'a pas puisé son système de l'attraction, d'autant [284] que ce système est tout physique et ne passe pas l'écorce tandis que celui de Boehm va au centre .
Saint-Martin à Kirchberger, Amboise, 5 messidor (23 janvier) [23 juin]
1794
"
Quant
à la maçonnerie dont vous me parlez, je ne la connais point et
ne peux vous en rendre aucun compte. Vous savez mon goût pour les choses
simples, et combien ce goût se fortifie tous les jours en moi par mes
lectures favorites. Ainsi, tout ce qui tient encore à ce que je dois
appeler la chapelle s'éloigne chaque jour de ma pensée..
Quant aux ouvrages de Swedenborg, mon opinion est imprimée dans L'Homme
de désir, n° 184
Je vous avoue, monsieur, qu'après de semblables magnificences qui vous
sont ouvertes (Jacob Boehm, etc.), et dont vous pouvez jouir à votre
aise, à cause de votre langue et de tous les avantages que la paix politique
vous procure, je souffre quelquefois de vous voir me consulter sur des loges
et sur d'autres bagatelles de ce genre. Moi qui, dans les situations pénibles
où je me trouve, aurais besoin qu'on me portât moi-même,
sans cesse, vers ce pays natal où tous mes désirs et mes besoins
me rappellent, mais où mes forces rassemblées tout entières
sont à peine suffisantes pour me fixer par intervalle, vu l'isolement
absolu où je vis ici, sur ces objets, je me regarde ici comme le Robinson
Crusoé de la spiritualité ; et quand je vous vois me faire des
questions dans ces circonstances, il [285] me semble voir un fermier général
de notre ancien régime, bien gros et bien gras, allant consulter l'autre
Robinson sur le chapitre des subsistances. Je dois vous dire ce qu'il lui répondrait
: Monsieur, vous êtes dans l'abondance et moi dans la misère ;
faites-moi plutôt part de votre opulence
Une autre considération sur laquelle j'appuie, c'est que, dans ce moment-ci,
il est peu prudent de s'étendre sur ces matières. Les papiers
publics auront pu vous instruire des extravagances spirituelles que des fous
et des imbéciles viennent d'exposer aux yeux de notre justice révolutionnaire.
Ces imprudentes ignorances gâtent le métier, et les hommes les
plus posés dans cette affaire-ci doivent eux-mêmes s'attendre à
tout : c'est ce que je fais, parce que je ne doute pas que tout n'ait la même
couleur pour ceux qui sont préposés pour juger de ces choses,
et qui n'ont point les notions essentielles pour en faire le départ.
Mais en même temps, que je prévois tout, je suis bien loin de me
plaindre de rien : le cercle de ma vie a été tellement rempli,
et d'une manière si délicieuse, que s'il plaisait à la
Providence de le fermer dans ce moment, de quelque façon que ce fût,
je n'aurais encore qu'à la remercier. Néanmoins, comme on est
comptable de ses imprudences, faisons-en le moins que nous pourrons, et ne parlons
de tout ceci dans nos lettres que succinctement. Je vous félicite du
fond de mon cur, monsieur, de vivre en paix dans vos champs et au milieu
de votre famille. J'irai aussi vivre dans les miens, à la porte de la
ville, lorsque la besogne dont le gouvernement m'a chargé [286] sera
terminée. Mais j'y serai sans famille, avec une simple servante, et toujours
l'il au guet pour tous les événements qui peuvent arriver
à chaque minute. Eh bien ! j'y serai encore heureux, car je dois l'être
partout, attendu que mon royaume n'est pas de ce monde. "
Saint-Martin à Kirchberger, 25 fructidor (septembre) 1794
"
Je
crois voir l'Évangile se prêcher aujourd'hui par la force et l'autorité
de l'Esprit, puisque les hommes ne l'ont pas voulu écouter, lorsqu'il
le leur a prêché dans la douceur, et que les prêtres ne nous
l'avaient prêché que dans leur hypocrisie.
Or, si l'esprit prêche, il le fait dans la vérité, et ramènera
sans doute l'homme à ce terme évangélique, où nous
ne sommes plus absolument rien, et où Dieu est tout. Mais le passage
de nos ignorances, de nos souillures et de nos impunités à ce
terme ne peut être doux. Aussi, je tâche de me tenir prêt
à tout. C'est ce que nous devrions faire, même quand les hommes
nous laisseraient la paix, à plus forte raison quand ils joignent leurs
mouvements à ceux qui agitent naturellement tout l'univers depuis le
crime de l'homme. Notre royaume n'est pas de ce monde ; voilà tout ce
que nous devrions nous dire à tous les moments, exclusivement à
toute autre chose sans exception ; et voilà cependant ce que nous ne
disons jamais, excepté du bout des lèvres. Or la vérité
qui a annoncé cette parole, ne peut permettre que ce soit une parole
[287] vaine, et elle rompt elle-même les entraves qui nous lient de toutes
parts à cette illusion apparente, afin de nous rendre à la liberté
et au sentiment de notre vie réelle. Notre révolution actuelle,
que je considère sous ce rapport, me paraît un des sermons les
plus expressifs qui aient été prêchés en ce monde.
Prions pour que les hommes en profitent. Je ne prie point pour n'être
pas compris au nombre de ceux qui doivent y servir de signe de justice ; je
prie pour ne jamais oublier l'Évangile tel que l'Esprit veut le faire
concevoir à nos curs, et quelque part où je sois, je serai
heureux, puisque j'y suis avec l'esprit de vérité
"
Kirchberger à
Saint-Martin, Morat, 25 octobre 1794
Notice sur Gichtel (Jean-George), né à Ratisbonne en 1638, éditeur
de Jacob Boehm, chassé de Ratisbonne pour un écrit contre le clergé,
et réfugié en Hollande.
Il est à
remarquer qu'il a eu connaissance de Sophie et qu'il a joui de plusieurs manifestations
d'un genre sublime, avant que les écrits de notre ami B
lui fussent
connus.
Gichtel, quoique très savant, perdit le goût de toutes les lectures,
excepté celle des Écritures Saintes et des ouvrages de notre ami
B
Il les estimait autant que le Vieux et le Nouveau Testament
Il
ne pouvait se lasser surtout de lire la 47e épître de notre ami.
Gichtel appelait l'oraison le manger spirituel, et la lecture le boire de l'âme.
[288] Plusieurs partis fort riches lui furent proposés, mais il demeura
dans le célibat
Une veuve énormément riche lui proposa
son désir de s'unir à lui d'une manière indissoluble. Gichtel
qui se sentait de l'inclination pour elle, se retira chez lui, sans sortir pendant
quatre semaines, où il proposa la chose à Dieu.
Un jour qu'il se promenait dans sa chambre, il vit en plein midi descendre une
main du ciel qui joignit la sienne dans celle de la veuve. Il entendit en même
temps une voix forte et claire qui disait : " Il faut que tu l'aies. "
Quelqu'un d'autre, en sa place, aurait pris cette manifestation pour une direction
divine, mais il vit bientôt que ce n'était que l'esprit de la veuve
qui dans la ferveur de ses prières, avait percé jusqu'au ciel
extérieur et pénétré l'esprit astral. Il se donna
dès lors entièrement à Sophie qui ne voulait pas un cur
partagé ; il vit que sa vocation était la prêtrise dans
le sens le plus relevé.
En 1672, lorsque Louis XIV vint jusqu'aux portes d'Amsterdam, notre général
se servit de ses propres armes et chassa les troupes étrangères.
Il trouvait par après, dans les papiers publics, nommément les
régiments d'infanterie et les escadrons qu'il avait vus face à
face en les poursuivant hors du territoire de la République.
Sophie, sa chère, sa divine Sophie, qu'il aimait tant et qu'il n'avait
jamais vue, vint le jour de Noël 1673 lui faire sa première visite
: il vit et entendit dans le troisième principe cette vierge qui était
éblouissante et céleste. Dans cette entrevue, elle [289] l'accepta
pour époux, et les noces furent consommées avec des délices
ineffables. Elle lui promit, en paroles distinctes, la fidélité
conjugale ; de ne jamais l'abandonner ni dans ses croix, ni dans sa pauvreté,
ni dans sa maladie, ni dans sa mort, et qu'elle habiterait toujours avec lui
dans le fond lumineux intérieur.
Elle lui fit espérer une progéniture spirituelle, et pour
dot, elle porta dans son cur la foi, l'espérance et la charité
essentielle et substantielle. Les noces durèrent jusqu'au commencement
de l'année 1674. Il prit dès lors un logement plus commode
une maison spacieuse à Amsterdam, quoiqu'il n'avait pas un sou vaillant
où ses amis venaient l'y voir, il y exerça l'hospitalité.
Sophie avait aussi un langage central, sans mots extérieurs et sans vibration
de l'air et qui ne ressemblait à aucun langage humain ; cependant, il
le comprit aussi bien que sa langue maternelle ; c'est ce qui l'assura qu'il
n'était point séduit par l'astre extérieur, et il s'y fia
de tout son cur
.
Sophie lui insinua que s'il désirait jouir de ses faveurs sans interruption,
il devait s'abstenir de toute jouissance et de tout désir terrestre :
c'est ce qu'il observa religieusement au commencement de son union avec Sophie,
il crut s'y reposer, et voulut simplement jouir : elle lui fit observer que
cela ne se pouvait pas, qu'il fallait combattre aussi pour ses frères
et ses surs ; qu'il devait pendant qu'il se trouvait dans l'enveloppe
terrestre employer ce temps pour la délivrance de ceux qui n'avaient
pas encore atteint leur héritage et le repos [290] intérieur.
Alors son désir d'avoir des associés dans cette guerre spirituelle
augmenta. Il ne chercha cependant jamais à faire de nouvelles connaissances
: tous ses moyens se concentraient dans un seul, dans la prière.
Plusieurs personnes vinrent successivement demander ses conseils et ses secours
; entre autre, un docteur savant nommé Raadt qui se trouvait temporellement
et spirituellement dans un état déplorable. Notre combattant lui
indiqua la prière, et lui promit d'y joindre la sienne. Dès lors,
le cur de Raadt fut ouvert à la grâce ; et comme il se plaignait
douloureusement qu'une dette pressante de 2,400 livres lui ôtait la tranquillité
nécessaire, Gichtel, quoiqu'il n'avait rien lui-même, lui fit toucher
d'une manière miraculeuse les 2,400 livres.
Comme Raadt avait pénétré que son état d'homme marié
était un obstacle à son avancement, il s'imposa, de concert avec
sa femme, la circoncision spirituelle. Sophie reçut Raadt et tous ceux
qui vinrent voir son époux dans les bonnes intentions, parfaitement bien,
(c'est-à-dire, comme je comprends la chose, qu'elle laissa tomber quelques
rayons de son image dans les qualités terrestres de leurs âmes,
que notre ami appelle tinctura solis. V. ses trois princip. 13,9). L'exemple
de Raadt amena à Gichtel une trentaine d'adhérents
Chacun
voulut s'imposer la circoncision spirituelle. Gichtel entreprit alors une nouvelle
édition des uvres de Boehm, avec la coopération de quelques-uns
de ses nouveaux amis : entreprise qui fit écumer de rage le prince des
Ténèbres. Et il tourna tous ses efforts [291] contre l'union des
trente qui menaçaient son empire. Il détacha Raadt de Gichtel
; d'autres aussi l'abandonnèrent. Cependant, malgré tous les obstacles,
l'édition de 1682 fut achevée. Gichtel trouva plus tard un coopérateur
solide et fidèle dans la personne d'un jeune négociant de Francfort,
nommé Weberfeld, qui avait pris un dépôt de 200 exemplaires
de la nouvelle édition de Boehm pour les distribue. C'est à lui
que l'on doit les 6 volumes des Lettres de Gichtel, etc
Sophie se manifesta dans le troisième principe aux deux amis réunis,
de la manière la plus glorieuse, et renouvela ses nuds avec eux
qui durèrent jusqu'en 1685.
En 1690, ils eurent la manifestation du Réparateur, avec tous
les signes indicatifs. Ils furent confirmés dans l'état avancé
où ils se trouvaient alors. Ils passèrent peu après par
bien des croix ; mais ils les surmontèrent toutes par leur foi et leur
patience. Ils ont combattu aussi pour ceux qui marcheraient dans les traces
de la vérité après eux. Ils eurent un pressentiment de
la révolution des empires dans les temps à venir. Ils prièrent
instamment pour que Dieu voulût réveiller beaucoup de combattants
spirituels et capables de porter le fardeau des pauvres et des faibles dans
leur foi en J. C.
Gichtel mourut en 1710, Sophie se manifesta à lui et à
son frère Weberfeld, peu de temps avant sa mort. En 1716, Weberfeld eut
la même vision, qui lui fut renouvelée depuis chaque année.
[292]
Saint-Martin à Kirchberger, 29 brumaire an III
Il lui annonce
la possibilité de son prochain départ pour Paris. " Voici
pourquoi : Tous les districts de la République ont ordre d'envoyer à
l'école normale, à Paris, des citoyens de confiance, pour s'y
mettre au fait de l'instruction qu'on veut rendre générale ; et
quand ils seront instruits, ils reviendront dans leur district pour y former
des instituteurs. On m'a fait l'honneur de me choisir pour cette mission ; et
il n'y a plus que quelques formalités à remplir pour ma propre
sûreté, vu ma tâche nobiliaire, qui m'interdit le séjour
de Paris jusqu'à la paix
Cette mission peut me contrarier sous certains rapports ; elle va me courber
l'esprit sur les simples instructions du premier âge ; elle va aussi me
jeter un peu plus dans la parole externe, moi qui ne voudrais plus en entendre
ni proférer d'autre que la parole interne. Mais elle me présente
aussi un aspect moins repoussant : c'est celui de croire que tout est lié
dans notre grande révolution où je suis payé pour y voir
la main de la Providence. Alors il n'y a rien de petit pour moi. Et ne fussé-je
qu'un grain de sable dans le vaste édifice que Dieu prépare aux
nations, je ne dois pas résister quand on m'appelle, car je ne suis que
passif dans tout cela ; on ne m'a choisi qu'en craignant que je n'acceptasse
pas ; et j'ai eu le doux bonheur de voir [293] le président du district
verser des larmes de joie, quand j'ai déclaré que j'acceptais.
Cela seul m'allége beaucoup le fardeau. Mais le principal motif de mon
acceptation, est de penser qu'avec l'aide de Dieu je puisse espérer par
ma présence et mes prières d'arrêter une partie des obstacles
que l'ennemi de tout bien ne manquera pas de semer dans cette grande carrière
qui va s'ouvrir, et d'où peut dépendre le bonheur des générations
Et quand je ne détournerais qu'une goutte du poison que cet ennemi cherchera
à jeter sur la racine même de cet arbre qui doit couvrir de son
ombre tout mon pays, je me croirais coupable de reculer
"
Il répond aux détails sur Gichtel : " J'ai aussi de nombreux
témoignages de la production divine à mon égard, surtout
pendant notre révolution
Mais, dans tout cela, on a toujours tout
fait pour moi comme on fait pour les enfants ; au lieu que l'ami Gichtel savait
attaquer l'ennemi de front, ce dont je ne saurais pas m'acquitter comme lui.
Enfin la paix passe par moi, et je la trouve partout à côté
de moi.
Saint-Martin à Kirchberger, Paris, 15 nivôse an III ( 4 janvier 1795)
Me voici rendu
à ma destination, mais non pas encore à l'uvre, car nos
entreprises studieuses ne [294] commenceront que dans quinze jours
Le projet
n'est pas mûr ; il s'éloigne déjà du but simple de
son institution qui faisait son attrait
En attendant, je gèle ici,
faute de bois, au lieu que dans ma petite campagne je ne manquais de rien ;
mais il ne faut pas regarder à ces choses-là : faisons-nous esprits,
il ne nous manquera rien, car il n'y a pas d'esprit sans parole et point de
parole sans puissance.
Je crois bien avoir connu l'épouse du Général Sophie
..
Voici ce qui m'arriva, lors du mariage dont je vous ai dit un mot
Je priai
un peu de suite pour cet objet, et il me fut dit intellectuellement, mais très
clairement : " Depuis que le Verbe s'est fait chair, nulle chair ne doit
disposer d'elle-même sans qu'il en donne la permission. " Ces paroles
me pénétrèrent profondément, et quoiqu'elles ne
fussent pas une défense formelle, je me refusai à toute négociation
extérieure.
Le petit ouvrage dont je vous ai parlé a été retardé
par mon départ, et même les circonstances actuelles me forcent
à différer encore, vu les difficultés des imprimeurs et
la nécessité de se nommer.
[295]
Saint-Martin à Kirchberger, Paris, 5 ventôse (25 février
1795.
Quant à
nos écoles normales, ce n'est que le spiritus mundi tout pur, et je vois
bien qui est celui qui se cache sous ce manteau. Je ferai tout ce que les circonstances
me permettent pour remplir le seul objet que j'ai eu en acceptant. Mais ces
circonstances sont rares et peu favorables. C'est beaucoup si dans un mois,
je puis parler cinq ou six minutes, et cela devant deux mille personnes, à
qui il faudrait auparavant refaire les oreilles.
Avançons, avançons dans l'intérieur ; j'éprouve
de plus en plus, chaque jour, que c'est là le seul bon pays à
habiter.
Kirchberger à Saint-Martin, Berne, le 10 mars 1795
Il s'occupe d'une
sorte de dictionnaire théosophique ; " car pour jouir de la lecture
de notre ami B
et du général G., il faut se familiariser
avec leur langue et surtout avec leurs synonymes ; ils ont voilé leur
terminologie, vraisemblablement pour que les profanes en soient écartés.
"
Il parle des écrits de Gichtel : " A côté des vérités
[296] essentielles, il y en a plusieurs desquelles je n'ai vu aucune trace dans
les écrits de B., comme par exemple les faits d'une teinture spirituelle
que G. estimait dans la médecine d'un degré plus élevé
que le grand problème physique. Il dit que cette teinture faisait sur
la partie malade le même effet que si on y passait la main. En y regardant
de près, il m'a paru que ce remède était notre magnétisme
moderne, sous un nom différent et d'une qualité bien supérieure
à celui de Mesmer. Mais je n'ai vu aucune trace de somnambulisme. D'après
ces conjectures, notre magnétisme aurait été connu, il
y a passé un siècle ; j'ai même quelque soupçon que
Jeanne Leade a trouvé moyen de se somnambuliser elle-même, et que
par là elle a joui de ces manifestations astrales desquelles notre général
faisait assez peu de cas. Il dit, quelque part " que les ouvrages de Jeanne
Leade ne pouvaient convenir qu'à des femmes qui suivaient la même
route. " Tout cela n'empêche pas que le magnétisme supérieur,
celui qui émane de la simple volonté ne puisse tenir à
de très grandes choses. "
Saint-Martin à Kirchberger, Paris, 29 ventôse (19 mars 1795).
J'ai jeté
une pierre dans le front d'un des goliaths de notre école normale, en
pleine assemblée, et les rieurs n'ont pas été pour lui,
tout professeur qu'il est. C'est un devoir que j'ai rempli pour défendre
le règne de la vérité ; je n'attends pas d'autre récompense
que [297] celle de ma conscience. Mais je vois que nos écoles normales
ne se soutiendront pas autant que je l'espérais. Il faut que toutes les
voies humaines soient visitées, et puis détruites.
La teinture dont vous parle Gichtel me paraît un corollaire de ce que
dit B. dans la Triple vie, ch. IV, n° 18. Il n'y a qu'une loi : quand on
la connaît dans sa racine, on peut la suivre dans toutes ses branches,
en se tenant compte des réductions qu'elle doit subir dans son cours.
C'est là ce qui fait le charme des sciences spirituelles et divines ;
car, avec le fil qu'elles nous présentent, il est impossible de s'égarer
quelque compliqués que soient les détours du labyrinthe. Sûrement,
la teinture dont parle Gichtel est au-dessus du grand problème physique
; mais elle est au-dessous du grand théorème divin, puisqu'elle
agit dans le temps.
Saint-Martin à Kirchberger, Paris, 9 floréal.
Nos écoles normales sont à l'extrémité ; on les enterre le 30 de ce mois. Probablement, je m'en retournerai chez moi, à moins que je ne me gîte dans les environs de Paris ; ce qui a été de tout temps mon envie. Mais dans les secousses où nous sommes encore, peut-on former aucun projet ?
[298]
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, le juin 1795
L'incrédulité
s'est formé actuellement un club très bien organisé : c'est
un grand arbre qui ombrage une partie considérable de l'Allemagne, qui
porte de bien mauvais fruits, et qui pousse ses racines jusque en Suisse. Les
adversaires de la religion chrétienne ont leurs affiliations, leurs observateurs
et leur correspondance très bien montée. Pour chaque département,
ils ont un provincial qui dirige les agents subalternes ; ils tiennent les principaux
journaux allemands dans leurs manches. Ces journaux sont la lecture favorite
du clergé qui n'aime plus à étudier ; dans ces journaux,
ils prônent les écrits qui donnent dans leur sens et maltraitent
tous les autres. Si un écrivain veut s'élever contre ce despotisme,
il a de la peine à trouver un libraire
voilà les moyens
pour la partie littéraire. Mais ils en ont encore bien d'autres pour
affermir leur puissance et abaisser ceux qui soutiennent la bonne cause. S'il
y a une place vacante d'instruction publique quelconque, ou s'il y a un seigneur
qui ait besoin d'un instituteur pour ses enfants, ils ont trois ou quatre personnages
tout prêts qu'ils font présenter à la fois par des voies
différentes, moyennant quoi, ils sont presque toujours sûrs de
réussir. Voilà comme est composé l'Université de
Gttingue, qui est la plus célèbre et la plus fréquentée
de l'Allemagne et où nous envoyons nos jeunes gens pour étudier.
Ils intriguent aussi pour placer de leurs affiliés dans les bureaux des
ministres, aux cours d'Allemagne ; ils en [299] ont même dans les dicastères
et dans les conseils des princes.
Un second grand moyen qu'ils emploient, c'est celui de Basile, la calomnie.
Ce moyen leur devient d'autant plus aisé, que la majeure partie des ecclésiastiques
protestants sont malheureusement leurs agents les plus zélés ;
et comme cette classe a mille moyens de s'immiscer partout, ils peuvent à
leur gré faire courir des bruits qui portent coup avant qu'on ait eu
connaissance de la chose et le temps de se défendre.
Cette coalition monstrueuse a coûté trente-cinq ans de travail
à son chef, qui est un vieil homme de lettres de Berlin, et en même
temps un des libraires les plus célèbres de l'Allemagne. Il rédige,
depuis 1765, le premier journal de ce pays (la Bibliothèque germanique).
Il s'appelle Frédéric Nicolaï. Cette Bibliothèque
germanique s'est aussi emparée par ses agents de l'esprit de la gazette
littéraire d'Iéna... Nicolaï influence outre cela le journal
de Berlin et le Muséum allemand, deux ouvrages très accrédités.
L'organisation politique et les sociétés affiliées furent
établies, lorsque les journaux eurent suffisamment déployé
leur venin. Rien n'égale la constance avec laquelle ces gens ont suivi
leur plan. Ils ont marché lentement, mais d'un pas sûr, et à
l'heure qu'il est, leurs progrès sont si effrayants et leur influence
si énorme qu'il n'y a plus aucun effort qui puisse y résister
: il n'y a que la Providence qui ait le pouvoir de nous délivrer de cette
peste.
Au commencement, la marche des Nicolaïtes était très circonspecte
: ils associaient les meilleures têtes [300] de l'Allemagne à leur
Bibliothèque universelle. Les articles des sciences étaient admirables
et les rapports des ouvrages théologiques occupaient toujours une partie
considérable de chaque volume. Ces rapports étaient composés
avec tant de sagesse que nos professeurs en Suisse les recommandaient dans leurs
discours publics à nos jeunes ecclésiastiques. Mais petit à
petit ils glissaient du venin, quoique avec beaucoup de ménagement. Ce
venin fut renforcé avec adresse. Mais à la fin, ils jetèrent
le masque, et en deux de leurs journaux affiliés, ces scélérats
osèrent comparer notre divin Maître au célèbre imposteur
tartare Dalaï Lama. Ces horreurs circulaient chez nous, sans que personne,
dans toute la Suisse donnât, le moindre signe de mécontentement.
Alors, en 1790, je pris la plume, et, dans une gazette politique, à laquelle
était jointe une feuille de mélange, je réveillai l'indignation
publique contre ces illuminants, Aufklärer, ou éclaireurs, comme
ils s'appelaient. J'appuyais sur l'atrocité et la profonde bêtise
de ce blasphème.
Les désordres ecclésiastiques dans les États du roi de
Prusse, quant à l'irréligion, étaient devenus si grands,
que le roi d'à présent fut obligé de casser le consistoire
de Berlin, et de remettre le choix des candidats au ministère, à
un de ses favoris, M. de Wöllner, et à deux hommes sûrs, MM.
Hillmer et Woltersdorf. En 1788, le roi avait publié un édit,
par lequel aucun ecclésiastique n'osait prêcher ou enseigner une
autre religion que celle qui était tolérée ; mais cet édit
fut traîné dans la boue par tous les journalistes affiliés,
et persiflé dans une pièce de théâtre publiée
ad hoc. Un [301] des auteur de cette pièce, le docteur Bahrt, fut arrêté,
et pendant qu'on lui fit son procès, M. de Wöllner, qui était
le plus maltraité dans cette satire, lui envoya de l'argent pour nourrir
sa famille. Le roi se contenta de la faire enfermer quelque temps à Magdebourg.
Il est mort actuellement. C'était un auteur fécond, et un des
plus enragés promulgateurs de la doctrine des Nicolaïtes.
Comme alors, j'avais un peu plus de loisir qu'à présent, je suivis
la marche de ces gens, et surtout leurs progrès dans notre pays. J'entrai,
à peu près dans ce temps, en correspondance avec notre ami de
Munich, dont les connaissances et surtout son amour pour la religion me donnèrent
la satisfaction la plus douce. Il connaissait très bien la physique,
et par ses expériences neuves et adaptées au goût de son
prince, il gagna sa bienveillance. Je lui communiquai mes observations sur la
grande ligue qui se formait contre la religion chrétienne ; il devint
attentif, et fit des observations de son côté. Il en découvrit
tant, qu'il mit les armes à la main. Il composa un mémoire pour
réveiller la sollicitude des gouvernements. Je lui conseillai une audience
secrète avec l'électeur. Il l'eut, fut approuvé, et son
mémoire passa à Vienne sous la protection de sa cour. Je renouvelai
connaissance avec le chevalier de Zimmermann, à Hanovre, un vieux lion,
qui était une des meilleures plumes de l'Allemagne. Il entra dans toutes
mes idées, et rédigea un mémoire qu'il fit parvenir par
un de ses amis à l'empereur. Cet ami était un professeur de Vienne,
que l'empereur admettait souvent chez lui. Léopold approuva notre [302]
vigilance, fit un très beau cadeau à M. de Zimmermann, et voulut
prendre des mesures sérieuses, de concert avec la cour de Berlin, lorsqu'il
mourut subitement, et qui sait de quelle manière ! Les éclaireurs
jetèrent des cris de joie à l'occasion de sa mort, et avouèrent
ingénument, dans les journaux affiliés, qu'ils l'avaient échappé
belle. Nicolaï et sa Bibliothèque germanique furent chassés
de Berlin, mais il la continue, à l'heure qu'il est, dans une autre province
d'Allemagne. Depuis lors, les choses vont toujours de mal en pis. Cependant,
j'ai découvert qu'en plusieurs endroits les honnêtes gens se liguaient
contre ces brigands : à Bâle, où le clergé est encore
intact, il y a un centre de réunion d'une société répandue
dans différents pays, qui publie un ouvrage fait avec soin pour maintenir
le christianisme ; et il y a six semaines que j'ai reçu une lettre d'un
professeur de l'université dans la Hesse, qui m'annonce aussi qu'il s'était
formé une société nombreuse d'hommes instruits dans toutes
les classes pour résister aux efforts des éclaireurs. Dans ce
moment, ces gens font encore moins de mal par leurs écrits que par leurs
affiliations, par leurs intrigues et par leurs accaparements de places ; de
sorte que la majeure partie de notre clergé, en Suisse, est gangrenée
jusqu'à la moelle des os. Je fais, de mon côté, tout ce
que je puis pour retarder du moins la marche de ces gens. Quelquefois je réussis,
mais quelquefois mes efforts sont impuissants, parce qu'ils sont très
adroits, et que leur nombre s'appelle légion
[303]
Saint-Martin à Kirchberger, 30 prairial (
juin 1795)
Il y a longtemps
que ce système (d'incrédulité et d'impiété)
cherche à s'étendre ; et depuis soixante ans, nos philosophes
l'ont assez provigné en France. Je suis convaincu que nos écoles
normales, sans tenir à cette société, avaient le même
but. Ainsi, je l'ai dit et je le répète, je regarde comme un effet
de la Providence que ces écoles-là soient détruites.
Je ne fais aucun doute que la société dont vous me parlez ne finisse
par avoir le même sort ; et ne croyez pas que notre révolution
française soit une chose indifférente sur la terre : je la regarde
comme la révolution du genre humain, ainsi que vous le verrez dans ma
brochure ; c'est une miniature du jugement dernier, mais qui doit en offrir
tous les traits, à cela près que les choses ne doivent s'y passer
que successivement, au lieu qu'à la fin, tout s'opérera instantanément.
La France a été visité la première, et elle l'a
été très sévèrement, parce qu'elle a été
très coupable ; ceux des pays qui ne valent pas mieux qu'elle, ne seront
pas épargnés quand le temps de leur visite sera arrivé.
Je crois plus que jamais que Babel sera poursuivie et renversée progressivement
dans tout le globe ; ce qui n'empêchera pas qu'elle ne pousse ensuite
de nouveau rejetons qui seront déracinés au jugement final.
Dieu ne fait acception de personne, il n'y a que nos amis qui soient de son
royaume. Toutes les caricatures et les arlequinades dont nous bariolons ce bas
monde, sont étrangères à l'il de la providence et
[304] forment un règne à part, comme des fantômes sur lesquels
sa vue n'a point de prise.
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, 1er juillet 1795.
Il parle de son
ami de Munich. " Son livre est l'ouvrage le plus étonnant qui ait
paru en Allemagne depuis les écrits de notre ami B. Il a exécuté,
mais avec des moyens bien supérieurs aux miens, un projet que, d'après
quelques traits épars dans les écrits de Leibnitz et de Wolf,
j'avais conçu, à l'âge de dix-neuf ans, étant encore
au service. Je me rappellerai toujours avec plaisir les moments agréables
que je passais au fort de Saint Pierre, à une demi lieu de Maëstricht,
où j'étais en détachement, avec les écrits d'un
de vos compatriotes, aussi né dans la Touraine, où je trouvai,
dans son traité de la méthode que son esprit sentit les mêmes
besoin que le mien. A l'âge de vingt-quatre ans, je vis Daniel Bernouilli
à Bâle, qui m'encouragea ; et, un an après, Lambert publia
son novum organum, qui me confirma derechef des lacunes que les penseurs dans
différents pays apercevaient dans la route qui doit conduire à
la vérité. Dès lors j'employai mes heures de loisir à
ce travail
Mais voici mon ami, qui, avec une assiduité sans exemple,
perça dans beaucoup moins de temps, tout l'échafaudage d'une dizaine
de routes que nos philosophes et notre corruption humaine ont bâties les
unes sur les autres pour nous cacher la vérité. Il emploie aussi
un instrument nouveau ou du moins méconnu ; et cet instrument, [305]
qui n'était pas le mien, sont les nombres. Après avoir établi
les principes, il emploie publiquement son instrument pour la solution de beaucoup
de problèmes dans des genres tout à fait différents. Le
tout est habillé dans le costume de la philosophie moderne pour confondre
d'autant mieux les prétendus précepteurs de ce siècle,
dont l'un nommé Kant de Königsberg a produit depuis dix ans une
espèce de révolution métaphysique qui a fait un vacarme
prodigieux en Allemagne.
Je crois bien que le tableau naturel l'a mis sur les voies ; outre cela, il
a trouvé dans Marsilius Ficinus, de secretis numericis, et dans beaucoup
d'autres plus anciens encore des traces qui l'y ont confirmé : je n'en
citerai que quatre passages.
Paucissimi vivunt in terris qui profunda numerorum intelligunt arcana. Plat.
Mirantus profunda, nescientes quibus principiis nos in operatione mirandorum
utamur. Derident nos ; nos autem hoec de nobis judicantes propter eorum ignorantiam
non miramur. Mars. Fic. De Secret. numericis.
Numeris ratio contemnenda nequaquam est, quæ in multis sacrerum scripturarum
locis quam magnis sit æstimanda elucet diligenter intuentibus ; nec frustra
in laudibus Dei dictum est : " omnia mensura, pondere et numero disposuisti.
" August., Civ. Dei. II.
Numerorum imperitia, multa facit non intelligi translate mystice posita in scriptura.
Id. in Doctr. Christ. L. 2.
[306] Vous lisez actuellement les épîtres de notre ami B
,
et moi aussi : je les lisais, lorsque je reçus votre lettre. Je trouve
que notre auteur y manifeste surtout la beauté de son âme. J'ai
lu dans la lettre quarante-sept les 13 et 14, que vous me recommandez. La base
de ces numéros me semble consister dans le précepte de ne rien
vouloir sans la volonté de Dieu. Je crois aussi que le doux penchant
qui nous attire à lui est l'attrait du Père, en confirmations
de ce que Jésus-Christ dit : " Personne ne peut venir à moi
s'il ne lui est donné par mon Père. " Mais il y a loin encore
de cet attrait à la connaissance de la parole ou du nom sacré.
Notre auteur semble donner une vertu particulière à la prononciation
de ce nom, tout comme si la vibration de l'air, occasionnée par la voix
en prononçant les quatre lettres du saint nom I. H. V. H., emportait
avec elle une vertu ou une force sensible qui, en se joignant à la vertu
et à la force qui n'est pas sensible, produirait les effets qui doivent
combler nos désirs ! J'avoue que ceci est un mystère impénétrable
pour moi
, etc. "
Saint-Martin à Kirchberger, 27 messidor
Voici ce
que j'ai pensé autrefois, et ce que je pense aujourd'hui plus que jamais
sur les nombres. Ils m'ont rendu et me rendent de temps en temps des sortes
d'intelligences ; mais je n'ai cessé de croire qu'il n'exprimaient que
l'étiquette du sac, et ne donnaient [307] pas communément la substance
même de la chose. J'ai senti ce vide dès les premiers pas dans
ma première école. L'ami Boehm est venu justifier ce pressentiment,
en me donnant en nature la substance même de toutes les opérations
divines, spirituelles, naturelles, temporelles de tous les testaments de l'Esprit
de Dieu ; de toutes les églises spirituelles anciennes et modernes ;
de l'histoire de l'homme, dans tous ses degrés primitifs, actuels et
futurs ; du puissant ennemi qui, par l'astral, s'est rendu le roi du monde
(Sur la parole) Je vois que la parole s'est toujours communiquée directement
et sans intermède depuis le commencement des choses. Elle a parlé
directement à Adam, à ses enfants et successeurs, à Noé,
à Abraham, à Moïse, aux prophètes, etc., jusqu'au
temps de Jésus-Christ. Elle a parlé par le grand nom, et elle
voulait si bien le transmettre elle-même directement, que, selon la loi
lévitique, le grand prêtre s'enfermait seul dans le Saint des Saints
pour le prononcer ; et que même, selon quelques traductions, il avait
des sonnettes au bas de sa robe, pour en couvrir la prononciation aux oreilles
de ceux qui restaient dans les autres enceintes. Je crois que la transmission
qui s'en faisait dans les ordinations sacerdotales, lorsque le grand prêtre
les prononçait sur les candidats, devait avoir plutôt pour objet
de faire réveiller en eux cette source assoupie dans tous les hommes
par le péché, que de leur enseigner le mode matériel de
cette prononciation. Cette méthode vivifiante était à l'abri
de toute erreur et de toute profanation ; c'est à mesure que les grands
prêtres s'en sont écartés, que la méthode mécanique
en a pris la [308] place. Aussi, je crois très fort que dans cette première
méthode d'ordinations, on pouvait prononcer bas le grand nom sur les
candidats, et que ce n'est que dans les ordinations postérieures à
celle-là, qu'on en aura voulu transmettre haut la prononciation. Rappelez-vous
à ce sujet, les voûtes d'acier et le trépignement des pieds
dans certaines cérémonies maçonniques. Lorsque le Christ
est venu, il a rendu encore la prononciation de ce mot plus centrale ou plus
intérieure, puisque le grand nom que ces quatre lettres exprimaient,
et l'explosion quaternaire où le signal crucial de toute vie ; au lieu
que Jésus-Christ, en apportant d'en haut le schin des Hébreux,
ou la lettre S, a joint le saint ternaire lui-même au grand nom quaternaire,
dont trois est le principe. Or, si le quaternaire devait trouver en nous sa
propre source dans les ordinations anciennes, à plus forte raison le
nom du Christ doit-il aussi attendre de lui exclusivement toute son efficacité
et toute sa lumière. Aussi, nous a t-il dit de nous enfermer dans notre
chambre quand nous voudrions prier, au lieu que, dans l'ancienne loi, il fallait
absolument aller adorer au temple de Jérusalem : et ici, je vous renverrai
aux petits traités de notre ami sur la pénitence, la sainte prière,
le vrai abandon, intitulés : Der Weg zu Christ ; ; vous y verrez, à
tous les pas, si tous les modes humains ne sont pas disparus, et s'il est possible
que quelque chose nous soit transmis véritablement, si l'Esprit, la Parole
et le Père ne se créent pas en nous, comme il [sic] se créent
éternellement dans le principe de la nature universelle, où se
trouve en permanence l'image d'où nous avons tiré [309] notre
origine, et qui a servi de cadre au Menschwerdung. Sans doute, il y a une grande
vertu attachée à cette prononciation véritable, tant centrale
qu'orale, de ce grand nom et de celui de Jésus-Christ qui en est comme
la fleur. La vibration de notre air élémentaire est une chose
bien secondaire dans l'opération par laquelle ces noms rendent sensible
ce qui ne l'était pas. Leur vertu est de faire aujourd'hui et à
tout moment ce qu'ils ont fait au commencement de toutes choses pour leur donner
l'origine ; et comme ils ont produit toute chose avant que l'air existât,
sans doute qu'ils sont encore au-dessus de l'air, quand ils remplissent les
mêmes fonctions, et il n'est pas plus impossible à cette divine
parole de se faire entendre auditivement même à un sourd et dans
le lieu le plus privé d'air, qu'il n'est difficile à la lumière
spirituelle de se rendre sensible à nos yeux, même physiques, quand
même nous serions aveugles et enfoncés dans le cachot le plus ténébreux.
Lorsque les hommes font sortir les paroles hors de leur vraie place et qu'ils
les livrent par ignorance, imprudence ou impiété aux régions
extérieures ou à la disposition des hommes du torrent, elles conservent
sans doute toujours de leur vertu, mais elles en retirent aussi toujours beaucoup
à elles, parce qu'elles ne s'accommodent pas des combinaisons humaines
: aussi ces trésors si respectables n'ont-ils fait autre chose qu'éprouver
du déchet, en passant par la main des hommes ; sans compter qu'ils n'ont
cessé d'être remplacés par des ingrédients ou nuls
ou dangereux, qui, produisant aussi des effets, ont fini par remplir d'idoles
le monde entier et [310] surtout l'Esprit de l'homme qui est plus que le monde
entier parce qu'il est le temple du vrai Dieu, qui est le centre de la parole
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, 29 juillet 1795.
Venons à
présent à la partie de votre excellente lettre qui traite de la
prononciation du grand nom. " Rien ne peut nous être transmis véritablement
par aucun moyen humain, si l'Esprit, la Parole (Logos) et le Père ne
se créent pas en nous. " Voilà une vérité fondamentale
qui a tout mon assentiment ; c'est la base de la doctrine de notre ami B...
Ma seule surprise, mon seul étonnement où mon esprit se perdait,
comme je vous l'ai mandé dans ma dernière lettre, roulait uniquement
sur l'importance que notre ami B
lui-même paraissait attacher à
la prononciation matérielle du grand nom ; car, ce que je vous mandais
le 1er juillet que dans cette prononciation le sensible se joignait à
l'insensible pour agir de concert, se trouve indiqué et exprimé
en toutes lettres dans la troisième question théosophique de notre
ami B
, n° 34. En général, il me paraît que la
doctrine de notre ami B
est que chaque mot prononcé devient substantiel
et agit comme substance et cesse d'être seulement l'expression de notre
pensée. Voyez son Myst. Mag. [Mysterium Magnum], ch. 22. C'est cette
doctrine seule qui peut expliquer le pouvoir de la prononciation du grand nom
: quand la pensée, qui nous l'a dictée, sort du principe second.
Par contre, les pensées [311] devenues substantielles par la prononciation
sortant des deux autres principes, ont chacune des effets marquants qui dénotent
leur origine.
Notre ami B
indique aussi le pouvoir énorme des mots prononcés
par notre bouche dans les n° 23, 24 et 25 de la cinquième question
théosophique, comparés avec l'Épître de Saint-Paul
aux Romains, 10, 8. Joignez à cela une volonté bien décidée
à laquelle tout est possible ; si l'on emploie la nature dans son ordre,
pour produire une uvre ; myst. mag. ch. 11, 9. En réunissant ces
dates, il ne reste plus de difficultés pour expliquer ce mystère.
Le voici suivant la doctrine de notre ami B.
Si le feu sacré de l'amour divin se joint au feu du mouvement naturel
de l'homme, qui se manifeste par l'action de la voix et de la parole dans laquelle
sa volonté s'écoule et devient comme substantielle, c'est alors
qu'il aura atteint la prononciation véritable.
Saint-Martin à Kirchberger, Amboise, 8 nivôse an IV
Je reçois,
dans ce moment, mon cher frère, les dix louis en or que votre attention
bienveillante à jugé à propos de me faire passer, et cela,
sans attendre de savoir si cet honnête procédé me conviendrait.
C'est la première fois que de l'argent étranger paraît chez
moi, quoique j'aie été souvent autrefois dans la détresse.
Aussi mon premier mouvement a été de vous renvoyer sur-le-champ
cette somme ; non seulement [312] parce que je n'en ai pas réellement
besoin, mais que le jour même où votre lettre d'avis m'est arrivée,
un de mes fermiers m'a payé une partie de sa ferme en métal, ce
qui me met au dessus des premières nécessités. Un second
mouvement m'a retenu. La fierté de votre ancien ami Rousseau, en pareille
circonstance, m'eût paru plus dans la mesure, si elle eût été
fondée sur la haute foi Évangélique qui donne et crée
les moyens de ne connaître aucun besoins : mais quoique sa ferme philosophie
me paraisse toujours très estimable, sans s'élever à ce
point, elle ne m'a pas paru conséquente ; car s'il prêche tant
d'exercice des vertus et de la bienfaisance, il faut donc aussi leur laisser
un libre cours quand elles se présentent, sans quoi, sa doctrine deviendrait
nulle
. Je reçois donc votre argent, que je n'ai et n'aurais sûrement
jamais demandé. Je le reçois, étant sûr de n'en avoir
jamais besoin ; et mon âme trouve une satisfaction à vous laisser
jouir des fruits de votre bonne action : c'est là ce que ma délicatesse
m'a indiqué : à des mouvements doux comme ceux qui vous ont dirigé,
j'ai senti qu'il fallait une récompense de même genre ; et ma reconnaissance
vous met à même de recueillir cette juste rétribution
Je joins ici une petite image de ma figure matérielle. Quoique
j'aimasse peu à me faire peindre, un parent exigea de moi cette complaisance,
il y a quinze ans, et je cédai. Dernièrement, un ami a fait deux
copies de ce dernier portrait, et depuis lors, j'ai toujours eu le projet de
vous en adresser une : elle est un peu plus âgée que le portrait,
mais beaucoup plus jeune que [313] ma figure naturelle ; cependant elle me ressemble
encore assez pour que tout le monde m'y reconnaisse.
Kirchberger à Saint-Martin, Berne, 5 avril 1796
Il a, en échange, envoyé son portrait à Saint-Martin. " J'ai omis d'y joindre le nom. Nicolas-Antoine Kirchberger de Liebisdorf, ancien bailli de Goltstadt, né à Berne, le 13 janvier 1739.
Saint-Martin à Kirchberger, 11 juillet 1796
Notre première école a des choses précieuses ; je suis même tenté de croire que M. Pasq... (Martinès de Pasqually) dont vous me parlez (et qui, puisqu'il faut le dire, était notre maître), avait la clef active de tout ce que notre cher B... expose dans ces théories mais qu'il ne nous croyait en état de porter encore ces hautes vérités. Il avait aussi des points que notre ami B... ou n'a pas connus ou n'a pas voulu montrer, tels que la résipiscence de l'Être pervers, à laquelle le premier homme aurait été chargé de travailler ; idée qui me paraît encore être digne du plan universel, mais sur laquelle, cependant, je n'ai encore aucune démonstration positive, excepté par l'intelligence. Quant à Sophie et au Roi du monde, il ne nous a rien dévoilé sur cela, et nous a laissés dans les notions ordinaires de Marie et du démon. [314] Mais je n'assurerai pas pour cela qu'il n'en eût pas la connaissance et je suis bien persuadé que nous aurions fini par y arriver, si nous l'eussions conservé plus longtemps : mais à peine avons nous commencé à marcher ensemble, que la mort nous l'a enlevé . Il résulte de tout ceci que c'est un excellent mariage à faire que celui de notre première école et de notre ami B... C'est à quoi je travaille et je vous avoue franchement, que je trouve les deux époux si bien partagés l'un et 'autre, que je ne sais rien de plus accompli.
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, 27 juillet 1796
Je suis bien charmé que vous soyez de mon avis sur l'union des deux écoles. J'ai depuis peu obtenu encore des secours qui peuvent m'aider dans ce but. Non seulement je possède un ouvrage rare et très clair, d'un élu du quatorzième siècle, de Rusbroeck, le maître de Thaulerus, mais j'ai encore découvert dans les extraits des uvres de Schwenkfeld et de Weigel [Valentin Weigel], qui l'un et l'autre ont précédé notre ami B..., des traces frappantes, ainsi, que la vérité a eu une suite de témoins dans les temps les plus reculés.
Saint-Martin à
Kirchberger, 25 thermidor an IV (15 août 1796)
Lettre terminée par des stances sur l'Origine et la Destination de l'homme.
Avec cette épigraphe
:
Hae tibi erunt artes.
X
Si le feu des volcans
comprimé dans ses gouffres
Par les rocs, les torrents, les métaux et les soufres,
S'irrite, les embrase, et les dissout, - pourquoi
Ne sais-tu pas saisir cette parlante loi ?
Homme timide ! oppose une vigueur constante
À ces fers si gênants dont le poids te tourmente ;
Tu pourras diviser leurs mortels éléments
Et laisser loin de toi leurs grossiers sédiments.
XI
Quand l'éclair
imposant, précurseur du tonnerre,
S'allume, et que soudain enflammant l'atmosphère,
Il annonce son maître aux régions de l'air,
Cette uvre c'est la tienne, et ce rapide éclair,
[316] C'est toi, que j'ai lancé du haut de l'empirée ;
C'est toi, qui, du sommet de la voûte azurée,
Viens comme un trait frapper sur les terrestres lieux
Et dois du même choc rejaillir jusqu'aux cieux.
XII
L'homme est le
sens réel de tous les phénomènes.
Leur doctrine est sans art ; loin des doctrines vaines,
La nature partout professe en action ;
L'astre du jour te peint ta destination ;
Parmi les animaux tu trouves la prudence,
La douceur, le courage et la persévérance ;
Le diamant t'instruit par sa limpidité ;
La plante par ses sucs, l'or par sa fixité.
Etc., etc.
Kirchberger à Saint-Martin, 3 octobre 1797
Les Moraves font une partie active de ceux qui s'empressent dans l'époque actuelle d'étendre la religion chrétienne. Je ne connais pas les particularités et les nuances de leur doctrine ; mais comme tout marche progressivement, je conjecture qu'ils sont en partie les instruments dont se sert la Providence pour ébaucher le tableau et pour dégrossir l'attention de la multitude. La Providence saura bien achever son plan, [317] lorsque l'heure sera venue où l'on n'adorera plus le Père ni à Rome, ni à Genève, et où tous l'adoreront en esprit et en vérité ; car le Père demande de pareils adorateurs ."
Pensée sur la mort [318]
La mort ! Est-ce qu'il y en a encore ? Est-ce qu'elle n'a pas été
détruite ; est-ce que le grand sacrificateur et le grand instituteur
de la prière n'a pas épuisé toutes les angoisses de, cette
mort par son supplice ? Est-ce qu'il n'a pas souffert la mort de violence, afin
que nous n'eussions plus que la mort de joie ? Est-ce que, depuis qu'il a tout
consommé, nous pouvons encore avoir quelque chose à souffrir ?
Non, la mort n'est plus pour nous que l'entrée dans le temple de la gloire.
Le combat a été livré, la victoire est remportée,
nous n'avons plus à recevoir de la main de la mort que la palme du triomphe.
LA MORT ! Est-ce la mort corporelle que le sage compterait pour quelque chose
? Cette mort n'est qu'un acte du temps, quel rapport cet acte du temps pourrait-il
avoir avec l'homme de l'éternité ? Aussi l'homme n'aurait pas
l'idée de la mort, s'il n'avait pas le sentiment de l'éternité
avec lequel cette idée de mort fait contraste, et l'on peut tirer de
là une autre conséquence, c'est que l'homme sage doit avoir la
connaissance morale de sa mort particulière. Il doit la suivre dans tous
ses détails ; il doit se voir mourir, puisque [319] son éternité
personnelle doit voir tout ce qui se passe dans le temps pour lui. Mais pour
qu'il remplisse dignement cette importante tâche, il faut qu'il remplisse
dignement tous les instants de l'importante tâche de sa vie, sans quoi
il meurt dans les ténèbres et sans le savoir, comme les nations
et les hommes du torrent. Or, le seul mal que nous puissions éprouver
de la part de la mort, c'est de mourir avant de naître ; car, pour ceux
qui naissent avant de mourir, la mort n'est plus qu'un vrai profit pour eux.
uvres posthumes,
t. I, p. 143-144. Tours, 1807.
Voltaire jugé par Saint-Martin [320]
Il est impossible de ne pas admirer cet homme extraordinaire qui est un monument
de l'esprit humain ; mais je l'ai dit ailleurs : il est encore plus difficile
de l'estimer et de l'aimer. On ne voit pas en lui la trace d'une seule bonne
qualité.
Son esprit souple et flexible se prêtait à tous les sujets, prenait
toutes les couleurs et tous les tons. Un style correct et pur donnait un prix
de plus aux charmes de son éloquence. Abondant, facile, riche en littérature,
se souvenant de tout, infatigable dans le travail, il n'est pas étonnant
qu'il ait donné dans tant de genres différents, et qu'il ait donné
dans plusieurs avec des succès remarquables. Il y aurait dans ses ouvrages
de quoi faire la réputation de plusieurs hommes. Son histoire générale,
à cela près de l'opinion favorite qui l'a gouverné toute
sa vie et qui perce là comme ailleurs, est digne d'éloge, et porte
avec elle un intérêt que n'ont pas les autres histoires, où
le style et le goût manquent. Les histoires particulières de Pierre
1er, de Charles XII, celle de Louis XIV, suffiraient pour faire la fortune d'un
écrivain ; il en est de même de la Henriade toute seule, de ses
pièces dramatiques [321] tragiques et de quelques-unes de ses comédies
; il en est de même de ses ouvrages moraux, soit en prose, soit en vers
; enfin il en est de même surtout de ses pièces fugitives qui semblent
être son vrai genre. Si cet homme rare n'avait pas perdu une grande partie
de sa vie à déclamer contre ce qu'il n'entendait pas, s'il n'avait
pas diffamé les littérateurs Fréron, Nonnote, La Beaumelle,
Clément, Guyon, en un mot s'il n'avait pas eu le malheureux penchant
de porter le ridicule sur tout, puisqu'il l'a porté jusque sur les noms
(témoin son baron de Tender ten treunk) ; il eût pu pousser encore
plus loin ses talents naturels dans les genres qui l'avaient rendu si célèbre
à juste titre.
Je regrette surtout que dans l'âge mûr, il n'ait pas repris par
dessous oeuvre toute sa Henriade. S'il avait eu la prudence de se fortifier
dans les principes et les idées dont cet ouvrage était susceptible,
etc.
. Il s'était fermé de bonne heure la porte à la vraie
élévation et par là se l'était fermée à
l'invention, aussi dans ses ouvrages il y a beaucoup de choses qui charment,
qui intéressent et qui font plaisir, mais il y en a peu qui transportent
et qui étonnent. Son envie de plaire ou de régner, la timidité
de notre composition française qui nous permet à peine d'avoir
du génie, et l'impression révoltante qu'il éprouvait pour
peu qu'il contemplât la région du merveilleux et du religieux,
parce qu'il a pris sans cesse l'abus pour la chose, tout cela a refroidi les
élans naturels de son cur qui se sont montrés quelquefois
même dans son épître à Uranie. Ces élans étant
refroidis, il ne pouvait plus monter jusqu'à la sphère des choses
vives, et il était [322] obligé d'aller à droite et à
gauche raniasser [sic ramasser] quelques subsistances parmi les domaines de
ses voisins. Mais l'art inimitable avec lequel ils les assaisonnait, donnait
un prix apparent à des choses qui n'en avaient pas en réalité
; et comme le vulgaire est bien plus sensible à la forme qu'au fond qui
est rarement à sa portée, il n'est pas étonnant que Voltaire
avec des talents rares ou des vertus nulles ou médiocres, ou plutôt
avec un génie qui a sucé du mauvais lait, ait une réputation
si générale... Voltaire n'était ni athée, ni matérialiste,
il avait trop d'esprit pour cela ; mais il n'avait pas assez de génie
ni de lumières pour croire à quelque chose de plus. Il est des
vérités qu'on ne croit point, si on ne les approfondit qu'à
moitié : pour en être persuadé et convaincu, il faut les
approfondir font à fait, soit par le cur, soit par l'esprit ; il
faut être simple ou sublime : il faut avoir ou l'amour ou la lumière
; Voltaire n'avait ni l'un ni l'antre. On nous a dit souvent, in médio
stat virtus, c'est pour cela qu'il est si difficile de l'atteindre. On pourrait
croire même que ce milieu n'est pas de notre compétence et qu'il
appartient au propre centre de tous les centres. Voilà pourquoi ceux
qui ne vont qu'à moitié chemin ne prospèrent point, parce
que cette place ne peut leur convenir. Voilà pourquoi on devrait nous
recommander l'équilibre parmi les degrés extrêmes parce
que ce serait être dans une situation qui participerait et du génie
et de la simplicité, c'est-à-dire de la lumière et de l'amour...
uvres posthumes,
t. II, p. 319, 320.
Poètes pauvres, poètes riches. [323]
Les poètes de génie ont été pauvres et sont morts dans la misère. Tels ont été Homère, Dante, Le Tasse, Milton. Les poètes d'esprit ont fait leur fortune et sont morts dans l'opulence. Horace, Virgile, Voltaire en sont des exemples M. de la Harpe, dans les leçons qu'il a faites au Lycée de Paris, en 1786, s'est plaint de ce que notre siècle faisait quelques difficultés d'accorder le titre de génie à Voltaire. Il nous a lu même une note de Boileau qui a paru ne pas le refuser à Quinault, à Cottin et à quelques autres auteurs qu'il a déchirés dans ses satires. Mais c'est à mon avis tirer d'un petit fait une trop grande conséquence : Boileau a rendu justice à ces auteurs, en leur accordant quelquefois le génie des objets qu'ils ont traités. On en peut accorder autant à Voltaire en plusieurs circonstances ; mais il y a encore bien loin de là à ce qu'on appelle un génie. Un génie ne croit qu'au sublime, il y fait, pour ainsi dire, sa demeure ; mais où ce sublime peut-il exister, si ce n'est dans le développement de nos rapports avec notre source ? Or, Voltaire ne croyait point à ces rapports, parce qu'il ne les a jamais compris, et qu'il n'a rien rencontré dans sa [324] carrière qui ait pu l'aider à les comprendre. Il est donc bien clair que, quoique Voltaire soit un monument de l'esprit humain, quoiqu'il ait eu souvent le goût le plus fin, le génie même de donner à ses pensées la plus belle forme et l'éclat le plus brillant, il n'était cependant pas un génie, puisqu'il méconnaissait la seule source où le vrai génie se puise, se forme et s'alimente ; mais il n'est pas étonnant que les littérateurs modernes, dévoués à la philosophie académique, se révoltent contre ces jugements : ils sont aussi loin que Voltaire de ces grands principes. Ils portent toute leur attention et tout leur enthousiasme vers la forme et l'envie de montrer de l'esprit. Comment Voltaire ne serait-il pas leur apôtre ?
uvres posthumes,
t. II, p. 349, 340.
*
**
Le style n'est pas seulement dans les langues l'art d'arranger ses phrases et
de peindre ses idées ; c'est aussi l'art de conduire le lecteur au but
que l'on s'est proposé, et cet art mérite de porter le nom de
sagesse. J'y ai manqué dans mes ouvrages qui n'ont jamais eu d'autre
objet que de conduire l'homme à se respecter lui-même, et à
offrir tout son être au principe suprême dont il descend. J'ai toujours
eu devant les yeux les ennemis à qui j'avais affaire, les philosophes
; comme ils n'ont opposé contre la vérité que des raisonnements
froids et secs, puisés dans l'ordre des choses matérielles, je
me suis cru obligé de les combattre par les [325] mêmes armes.
Mais qu'on puisse le faire avec avantage en leur prouvant par la nature même
et leur erreur et leur ignorance, cependant on manque son coup, si l'on fait
ce combat avec froideur et si l'on s'enterre avec eux dans la poussière
de leur école et de leurs principes... La froideur ne retire pas de la
mort... c'est à la vie d'aller chercher la vie... "
uvres posthumes, t. II, p. 340.
*
**
" La tournure morale des écrivains de mon siècle, est l'astuce et l'adresse de dire des choses hardies et erronées qu'ils imaginent et cela sans donner la moindre prise contre eux dans l'expression. Ils semblent être en guerre continuelle avec la sagesse du gouvernement qui doit veiller sur les opinions. Ils n'y voient qu'une tyrannie, qu'une inquisition, et cherchent sans cesse, comme font les esclaves, à éluder la loi, même à la violer, en ayant l'air de la respecter. "
uvres posthumes, t. I, p. 290.
*
**
" Mandrin était un brigand moins funeste que ne le sont les philosophes pris dans le sens moderne. Les maux qu'il a faits se bornent à lui et à quelques [326] individus qu'il a maltraités dans leur fortune et dans leur personne. Ceux qu'ont faits les philosophes ont pénétré jusqu'au germe de la vie intégrale de l'espèce humaine et ne s'éteindront qu'avec les générations. "
uvres posthumes, t. I, p. 221.
Table des Matières
Chapitre I. Sur la vie et les écrits de Saint-Martin. [3] 1
Chapitre II. Débats à l'Ecole normale entre Saint-Martin et Garat
[38] 8
Chapitre III. Essai sur les Signes et sur les Idées. [73] 15
I. De la nature des signes. 15
II. De la source des signes ; des différentes classes de signes ; méprise
sur cet objet. 16
III. Développement physiologique. 16
IV. De l'objet des signes et des idées. 16
V. Qui est-ce qui influe le plus des signes sur les idées ou des idées
sur les signes ? 17
Ière Question. Est-il bien vrai que les sensations ne puissent se transformer
en idées que par le moyen des signes ? Ou, ce qui revient au même,
nos premières idées supposent-elles essentiellement le secours
des signes ? 17
IIe Question. L'art de penser serait-il parfait, si l'art des signes était
à sa perfection ? 18
IIIe Question. Dans les sciences où la vérité est reçue
sans contestation, n'est-ce pas à la perfection des signes qu'on en est
redevable ? 18
IVe Question. Dans les sciences qui fournissent un aliment éternel aux
disputes, le partage des opinions n'est-il pas un effet nécessaire de
l'inexactitude des signes 18
V. Question. Y a-t-il un moyen de corriger les signes mal faits, et de rendre
toutes les sciences également susceptibles de démonstration ?
19
Chapitre IV. Exposition de la théorie sociale de Saint-Martin. [103]
22
Chapitre V. [137] 29
Chapitre VI. De la Théosophie. [148] 32
Chapitre VII. Exposition du système métaphysique de Saint-Martin.
[169] 36
1. Du bien et du mal 36
II. Chute de l'homme. 37
III. Misère de l'homme. 38
Chapitre VIII. Vue de la Nature ; esprit des Choses. [183] 39
Chapitre IX. L'Homme de Désir. - Le Nouvel homme. - Le Ministère
de l'Homme-Esprit. - uvres posthumes. [206] 44
Chapitre X. Un mot sur Jacob Boehm, nommé le Teutonique. [241] 57
Résumé de la doctrine de Jacob Boehm. 64
La porte sainte. 65
De la joyeuse vie céleste des saints anges. 66
Appendice. Extraits de la Correspondance inédite de Saint-Martin et Kirchberger.-
Pensée sur la Mort.- Voltaire jugé par Saint-Martin. [263] 68
Extraits d'une correspondance inédite entre Saint-Martin et Kirchberger
(Baron de Liebisdorf) du 22 mai 1792 au 7 février 1799. 68
Réponse de Saint-Martin à Kirchberger. Paris, 3 [8] juin 1792.
68
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, 30 juin 1792. 69
Réponse de Saint-Martin à Kirchberger, 12 juillet 1792 70
Saint-Martin à Kirchberger, 25 août 1792 70
Saint-Martin à Kirchberger, 28 septembre 1792 71
Kirchberger à Saint-Martin, 16 octobre1972 72
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, 27 novembre 1792 73
Le même, 14 décembre 1792 Explication sur la Génération
de l'âme humaine 73
Saint-Martin à Kirchberger, Amboise, 1er janvier 1793 73
Kirchberger à Saint-Martin, B., 23 janvier 1793 74
Saint-Martin à Kirchberger, Amboise, 6 mars 1793 74
Kirchberger à Saint-Martin, B., 18 avril 1793 75
Saint-Martin à Kirchberger, Amboise, 24 avril 1793. 76
Le même, Amboise, 21 mai 1793 76
Kirchberger à Saint-Martin, Moral, 18 septembre 1793 Traduction d'un
passage de Pordage, l'ami et le directeur de Jeanne Leade 77
Saint-Martin à Kirchberger, Amboise, 3 prairial (23 mai) 1793 [1794]
78
Saint-Martin à Kirchberger, Amboise, 5 messidor (23 janvier) [23 juin]
1794 78
Saint-Martin à Kirchberger, 25 fructidor (septembre) 1794 79
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, 25 octobre 1794 79
Saint-Martin à Kirchberger, 29 brumaire an III 82
Saint-Martin à Kirchberger, Paris, 15 nivôse an III ( 4 janvier
1795) 82
Saint-Martin à Kirchberger, Paris, 5 ventôse (25 février
1795. 83
Kirchberger à Saint-Martin, Berne, le 10 mars 1795 83
Saint-Martin à Kirchberger, Paris, 29 ventôse (19 mars 1795). 84
Saint-Martin à Kirchberger, Paris, 9 floréal. 84
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, le juin 1795 84
Saint-Martin à Kirchberger, 30 prairial (
juin 1795) 86
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, 1er juillet 1795. 87
Saint-Martin à Kirchberger, 27 messidor 88
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, 29 juillet 1795. 90
Saint-Martin à Kirchberger, Amboise, 8 nivôse an IV 90
Kirchberger à Saint-Martin, Berne, 5 avril 1796 91
Saint-Martin à Kirchberger, 11 juillet 1796 91
Kirchberger à Saint-Martin, Morat, 27 juillet 1796 91
Saint-Martin à Kirchberger, 25 thermidor an IV (15 août 1796) 92
Kirchberger à Saint-Martin, 3 octobre 1797 93
Pensée sur la mort [318] 94
Voltaire jugé par Saint-Martin [320] 94
Poètes pauvres, poètes riches. [323] 95
Table des Matières 98