les Elus Coëns
Lorsqu'on lit le grand uvre de Léon Tolstoï, Guerre et
paix, on s'aperçoit très vite que l'un de ses personnages
principaux, Pierre, décide d'entrer dans la franc-maçonnerie
et hésite entre une branche que l'on qualifierait assez facilement
de branche normale de la franc-maçonnerie et puis une autre branche
qui est une branche franchement mystique pour ne pas dire illuministe. Guerre
et paix, on le sait, se passe sous le règne de Napoléon 1er,
ce qui veut dire que très vite la franc-maçonnerie, aussitôt
qu'elle est apparue, s'est divisée, si ce n'est d'une manière
tout à fait officielle, tout à fait institutionnelle, mais
s'est divisée en effet entre une franc-maçonnerie, je dirais,
plus ou moins déiste, faisant référence, bien entendu,
au Grand Architecte de l'univers, et puis, d'autre part, dans ce qu'il est
convenu d'appeler l'obédience écossaise, une branche qui,
elle, est une branche effectivement mystique, illuministe, dont la pente
principale de réflexion est une explicitation, et une méditation,
en même temps, sur les grands textes fondateurs de la chrétienté
et particulièrement sur le livre de la Genèse, où l'on
voit se jouer le sort de l'humanité.
Dans cette maçonnerie et particulièrement en France, il y
a un personnage tout à fait étonnant qui est Martines de Pasqually.
Martines de Pasqually, parce que, effectivement, il met en route toute une
nouvelle réflexion, tout un nouveau rapport, si l'on peut dire, aux
textes sacrés, à la fois lus d'une manière ésotérique
et hermétique et lus d'une manière tout à fait chrétienne,
tout à fait catholique même, puisque Martines de Pasqually
se réclamera toujours de l'Eglise, mais Martines de Pasqually qui
est en même temps le maître de celui qui va devenir le grand
philosophe illuministe de la fin du 18e siècle et qui va influencer
tout le 19e siècle, c'est-à-dire Louis-Claude de Saint-Martin,
celui qu'on appellera "le Philosophe inconnu", titre que d'ailleurs
il réclamait lui-même par humilité intellectuelle, par
humilité morale, par humilité spirituelle.
Or on vient de retrouver assez récemment un certain nombre de leçons
données à l'intérieur de ce que l'on pourrait appeler
un couvent maçonnique, dans la ville de Lyon, par trois des principaux
élèves de Martines de Pasqually : Jean Baptiste Willermoz,
et puis, précisément, Louis-Claude de Saint-Martin, et où
l'on peut voir, à l'état naissant, la pensée de celui-ci,
à travers la manière dont il donne ses cours, à travers
les annotations qu'il met sur les cours des autres, à travers les
réflexions qu'il se fait à lui-même et les objections
qu'il s'oppose quant à sa propre manière de réfléchir
ou, il vaudrait sans doute mieux dire, de méditer sur le texte de
la Bible. C'est donc un document absolument incomparable sur la genèse
de cette pensée et sur l'état de ce qu'était l'illuminisme
au 18e siècle, dont on sait quelle a été l'immense
importance culturelle, à tel point que son influence va jouer sur
tout le siècle suivant, influant en grande partie sur la littérature
française. On peut penser même à des auteurs chez lesquels,
en principe, on ne s'attendrait pas à voir apparaître cette
trame de pensée, je pense, en particulier, évidemment, à
quelqu'un comme Honoré de Balzac qui à la fois se réclame
de Swedenborg et à la fois se réclame de Louis-Claude de Saint-Martin.
Pour nous accompagner dans ce parcours, dans cette découverte, en
fait, d'un pan comme inconnu de l'histoire de nos idées en même
temps que de nos histoires religieuses - en mettant le mot " religieux
" entre guillemets - nous avons avec nous le grand spécialiste,
Robert Amadou, dont on sait à quel point il a travaillé en
profondeur dans tout ce qui est les courants illuministes et qui a été
l'éditeur, celui qui a patiemment rassemblé ces manuscrits
qui nous sont aujourd'hui offerts.
Robert Amadou : L'Ordre des chevaliers maçons élus coëns
de l'univers apparaît au début des années 1760. Il est
porté, annoncé, dirigé, par un personnage encore énigmatique
qui s'appelle Martines de Pasqually. D'où vient-il ? On n'en sait
rien. Selon la plus grande probabilité, du moins à mon avis,
c'était un marrane d'origine espagnole, sa famille étant vraisemblablement
originaire d'Alicante et venant peut-être de Majorque. Martines de
Pasqually apparaît lui, à la fin des années 50, dans
les milieux maçonniques français et ce n'est donc qu'au début
des années 60 qu'il commence à monter ou à démasquer
son Ordre des chevaliers maçons élus coëns de l'univers.
" Ordre ", est un terme français usuel que l'on applique
à la haute maçonnerie, si l'on peut dire. "Chevalier"
est également un terme très fréquent parmi les titres
de hauts grades. "Maçon", il faut insister sur le fait
qu'il s'agit bien d'un ordre maçonnique selon Martines. "Elu
coën de l'univers", c'est cela finalement qui est intéressant
: "élu" veut dire choisi ; "coën", veut
dire prêtre, on peut dire les "élus cohanim" si l'on
veut être pédant, mais l'on dit les élus coëns.
Cet hébreu un peu vacillant est caractéristique de Martines.
"Elu coën de l'univers" : qu'est-ce que ça signifie
? Je crois qu'on peut, si vous le voulez bien, entrer dans le vif du sujet
après ce petit préambule historique. Pour Martines de Pasqually,
l'homme a une tâche à remplir dans ce monde, c'est de se réconcilier
avec Dieu et de travailler à la réintégration universelle
c'est-à-dire au retour de tous les êtres. Réintégration
où ? En Dieu qui les a émanés ou qui les a créés.
Afin d'opérer cette réconciliation, qui est une sorte de divinisation,
comme dans la théurgie des anciens, en particulier des néoplatoniciens,
et de franchir du même coup une étape, d'aider le monde à
franchir une étape vers la réintégration finale qui
correspond à peu près, à ce que des Pères grecs
ont appelé l'apocatastase, c'est-à-dire le retour de tout
dans l'Un pour faire bref, Martines de Pasqually prescrit des rites théurgiques.
Mais il ne s'agit pas, contrairement à la théurgie antique
et même contrairement à la théurgie du moyen âge
ou de la Renaissance, il ne s'agit pas ou il ne s'agit plus seulement d'une
opération qui travaille avec les anges dans un but personnel ou au
profit de quelqu'un d'autre, il s'agit d'accomplir le culte primitif, de
célébrer le culte primitif. Et c'est là, je pense,
le mot clé. Martines de Pasqually, dans son grand ouvrage, le Traité
sur (ou de) la réintégration des êtres, n'emploie pas
le mot théurgie. Il l'emploie un peu, de-ci de-là, ailleurs,
et c'est vrai qu'il enseigne un culte théurgique, mais il enseigne
d'abord un culte, un culte qui est le culte primitif, ce culte primitif
qui remonte à Noé et, au delà ou en deçà
de Noé, qui remonte à Adam. Ce culte primitif est donc destiné
à accomplir la réconciliation individuelle. Mais cette réconciliation
ne sera parfaite pour chaque homme que lorsque le monde entier sera réintégré,
étant entendu que la matière réintégrée
cela signifie la matière anéantie puisque son principe étant
le néant, sa réintégration ne peut se faire que dans
le néant c'est-à-dire qu'elle disparaîtra, sauf les
formes transmuées.
Michel Cazenave : Par rapport à ce que vous décrivez, Robert
Amadou, il est évident, je dirais, qu'on voit bien l'aspect marrane,
comme on dit, de Martines de Pasqually, c'est-à-dire à la
fois une lecture extrêmement attentive non seulement du Nouveau mais
de l'Ancien Testament et en même temps cet aspect chrétien
auquel, au départ, avaient été forcés les marranes.
Mais, du coup, se pose une question, justement, dans cette volonté
ou dans cette appétence mystique qui est celle de Martines de Pasqually
et de ceux qui vont le suivre :c'est un système quand même
religieux, n'ayons pas peur du mot, donc quelles sont les relations avec
l'Eglise ? L'on sait très bien que l'Eglise devant la maçonnerie,
au 18e ce n'était pas encore ce que l'on a connu ensuite, mais quand
même l'Eglise a toujours été plus ou moins réticente,
alors que, là, on voit bien qu'il y a quand même une sorte
d'adhésion, une adhésion complexe, subtile, dialectique, mais
une adhésion à l'Eglise.
Robert Amadou : Martines de Pasqually disait : "L'un n'empêche
pas l'autre". Le culte primitif que j'enseigne, si je puis le paraphraser,
n'empêche pas l'adhésion à l'Eglise catholique romaine,
et non seulement, le culte primitif n'empêche pas mais encore il requiert
cette adhésion. Martines de Pasqually exigeait non seulement que
ses adeptes, ses disciples, fussent baptisés, mais encore qu'ils
appartinssent à l'Eglise catholique romaine. Lorsqu'il y avait des
candidats protestants, on les faisait abjurer ou l'on abjurait en leur nom.
Evidemment, on est un peu embarrassé et je pense que Martines de
Pasqually était le premier à être embarrassé,
car si je ne vois aucune duplicité dans cette attitude, je suis bien
obligé de constater que la théologie que l'on peut extraire
du système de Martines de Pasqually est, à proprement parler,
une théosophie.
Dans une théosophie, il y a une théologie, il y a des théologoumènes
qu'on peut extraire. Ces théologoumènes ne coïncident
pas avec le dogme de l'Eglise catholique romaine, du moins dans leur formulation.
Il s'agit, dans le cas de Martines de Pasqually, d'un enseignement judéo-chrétien,
judéo-chrétien, au sens de l'histoire des religions, au sens
de l'histoire du christianisme. Martines semble l'héritier de ces
communautés judéo-chrétiennes où des Juifs et
parfois même des Gentils ou des païens, au sens très large,
recevaient la messianité et quelquefois la divinité ou la
déité de Jésus-Christ ; je veux dire qu'ils admettaient
toujours que Jésus était le Christ, Jésus-Christ était
le Messie, et certains admettaient aussi qu'il était Dieu, mais en
quel sens ? tout en conservant les observances de la Torah ou une partie
des observances de la Torah.
Il y a là une très grande variété et l'Ordre
des élus coëns nous rappelle ces découvertes récentes
et ces découvertes aussi qui sont en cours et nous apprennent que
le judaïsme au début de notre ère était beaucoup
plus varié qu'on ne l'avait supposé et que le christianisme
était également extrêmement varié. Il n'y avait
pas seulement un judéo-christianisme et un pagano-christianisme.
Il vaudrait mieux dire: il y avait un judéo-pagano-christianisme
aux formes extrêmement variées. Par exemple, on accordait,
pour parler d'une des caractéristiques de ces communautés,
on accordait une grande importance à la tradition prophétique.
Martines de Pasqually est dans le même cas et, pour lui, le culte
primitif a été célébré par une lignée
de prophètes où l'on trouve Abraham, Moïse et où
l'on trouve finalement comme une manifestation, mais une manifestation éminente,
une manifestation suprême, seule complète du prophète
récurrent, du prophète éternel, on trouve le Christ.
Michel Cazenave : Dans les Leçons de Lyon aux élus coëns,
Robert Amadou, nous nous trouvons, je dirais, devant l'enseignement qui
était dispensé par trois adeptes, trois disciples de Martines
de Pasqually, dans la ville de Lyon et, lorsqu'on voit les noms de ces trois
personnes, c'est-à-dire Hauterive, Willermoz et Saint-Martin, on
se dit que c'est assez extraordinaire, parce que, au moins à travers
la connaissance que j'ai, Willermoz et Saint-Martin sont parmi les grands
noms de ce qu'on appelle la théosophie ou l'ésotérisme
mystique à la fin du 18e siècle.
Robert Amadou : L'attirance de certains personnages par Martines de Pasqually
est, en effet, très remarquable, et Willermoz et Saint-Martin en
sont deux exemples tout à fait typiques bien qu'ils soient, ou peut-être
surtout lorsqu'on considère qu'ils sont extrêmement différents
l'un de l'autre. Jean-Baptiste Willermoz est un soyeux lyonnais, catholique
romain de stricte observance, très attaché aux titres maçonniques,
aux rites maçonniques, aux grades maçonniques. Saint-Martin,
lui, est d'une petite noblesse tourangelle, c'est un homme discret, qui
a été happé par l'Ordre des élus coëns
lorsqu'il est arrivé au régiment de Foix, à Bordeaux,
en 1765, et qui s'est donné de tout son cur et de tout son
esprit à cet ordre, qui a aussi aidé Martines de Pasqually,
car il a été son secrétaire et c'est grâce à
Saint-Martin que le Traité a pu être écrit.
Michel Cazenave : Si vous voulez bien, Robert Amadou, on va essayer de regarder
un certain nombre de points de cette doctrine qui est ainsi exposée.
La première chose, moi, sur laquelle je m'interroge, et je m'interroge
justement du fait que, en même temps, on appartient à l'Eglise
romaine catholique, comme vous nous l'avez signalé, c'est déjà
la doctrine de la création parce que là, on a l'impression
qu'en réalité c'est, je dirais, assez divergent du dogme disons
au moins du dogme admis d'une manière exotérique.
Robert Amadou : Est-ce qu'il y a divergence ou est-ce qu'il y a explication,
explicitation du dogme ? Je ne suis pas sûr qu'il y ait contradiction.
Même, je ne le pense pas. Martines de Pasqually fournit une certaine
version de la création qui est au moins en apparence différente
de la vulgate et il donne des explications qui ne se trouvent pas, disons,
dans le catéchisme. Joseph de Maistre, qui avait été
à même de connaître la doctrine des élus coëns,
puisque tel est leur nom, disait que cette doctrine était le catéchisme
couvert de mots étranges. C'est vrai que les mots sont étranges
et c'est vrai qu'il y a un catéchisme, le catéchisme catholique
romain sous-jacent. C'est vrai aussi que ce n'est pas simplement une traduction
dans une langue bizarre des vérités communes, mais qu'il y
a effectivement un certain nombre de notions ésotériques,
encore une fois, non pas nécessairement contradictoires, mais qui
vont beaucoup plus loin.
La doctrine de la création ou de l'émanation : on a souvent
voulu faire la différence. Martines lui-même la fait quelquefois,
d'autres fois, il ne la fait pas. Il ne faut donc pas être trop pointilleux
là-dessus. Au départ, Dieu émane des esprits. Il y
a une révolte dans la cour divine et, afin de préserver l'intégrité
de cette cour divine quand les esprits rebelles en auront été
chassés, Dieu ordonne la création de la matière. La
matière sera la prison des esprits mauvais. Cette prison va être
à la fois un lieu d'expiation et un lieu de réhabilitation.
Afin de garder cette prison et d'y jouer pour ainsi dire les éducateurs,
Dieu affecte à cette prison un esprit " émancipé
", comme dit Martines de Pasqually, d'une classe particulière
d'anges. Cet esprit, ce sera l'homme et ce sera Adam.
Adam ne répond pas à la confiance de l'Eternel et il passe
à l'ennemi. Il se laisse séduire et, de même que l'on
avait eu la création des anges et la révolte des anges, chez
Martines de Pasqually comme dans le dogme ordinaire, de même la chute
de l'homme correspond assez bien, et même correspond bien, à
la chute originelle, telle que l'enseigne non seulement l'Eglise catholique
romaine mais, en général, les Eglises et les communautés
chrétiennes. L'homme va donc commettre un péché fatal,
fatal, disons, jusqu'à la fin des temps, et il le commettra par deux
fois, voire par trois fois. Il perd, de ce fait, certains attributs qu'il
possédait et sa première punition sera d'être englouti
dans la matière, d'où il ressortira avec un corps matériel.
Son corps, le corps qu'il avait été nécessaire de donner
à cet esprit pour en faire un homme émancipé, avec
la fonction qui devait être la sienne vis-à-vis des esprits
mauvais, ce corps, il le perd. Et ce corps, naguère corps glorieux,
corps spirituel, est devenu un corps matériel.
Désormais, l'homme devra combattre les esprits mauvais qui se sont
rebellés contre Dieu et qui ont séduit leur propre gardien,
c'est-à-dire Adam lui-même, leur propre éducateur, c'est-à-dire
Adam lui-même. L'homme devra les combattre, mais il aura toujours
à tâche de les ramener, car la réintégration
sera universelle et les esprits mauvais, Satan et les siens, si vous voulez,
doivent être eux aussi compris dans cette apocatastase ultime.
Et comment l'homme travaillera-t-il désormais à sa réconciliation
et à la réintégration de tous les êtres ? Par
le moyen du culte primitif, qui comporte des convocations adressées
aux esprits bons et des conjurations dirigées contre les esprits
mauvais. Aux seuls réaux-croix, les plus élevés en
grade de l'Ordre des élus coëns, - ils furent peut-être
une douzaine, une quinzaine - d'accomplir le culte dans sa plénitude,
et ce culte, puisque, encore une fois, il revêt une forme théurgique,
consiste en paroles, en gestes, en attitudes ; il fait usage de parfums.
L'attention est accordée aux signes qui pourront être fournis
par ces esprits que l'opérant, ou l'opérateur, soit exorcise,
expulse et éventuellement purifie, soit par ces esprits qu'il ordonne
à son aide.
Une notion, une réalité, est capitale dans la pensée
- pensée active- de Martines de Pasqually : la "Chose".
Qu'est-ce que la Chose ? On pourrait croire qu'il s'agit du Christ et certains
historiens ont pensé que le but dernier de l'Ordre des élus
coëns était d'évoquer le Réparateur, comme ils
disaient, c'est-à-dire Jésus-Christ lui-même, en personne.
Je crois que c'est là tomber dans une confusion à laquelle
peut inciter en effet l'articulation un peu bancale de l'appartenance à
l'Eglise catholique romaine et de l'appartenance à l'Ordre des élus
coëns. La Chose n'est pas la personne de Jésus-Christ, la Chose
n'est pas un ange d'une classe si élevée soit-elle, et, de
toute façon, l'homme ne peut pas convoquer les anges des classes
les plus élevées. La Chose n'est pas Jésus-Christ,
c'est la présence de Jésus-Christ. Vieille notion, présence
réelle, que l'on retrouve dans la tradition hébraïque,
la Chékhina, et qui, dans la tradition helléno-juive ou helléno-chrétienne,
prend le nom de Sophia ou de Sophie, la Sagesse.
J'identifie la Chose - la Chose qui est la Cause - avec cette présence
de Dieu, présence de Dieu en Jésus-Christ, qui devient sensible
parce qu'avec Jésus-Christ va particulièrement la Sagesse
; la Sagesse de Dieu étant à la fois le Verbe lui-même,
mais aussi comme la parèdre du Christ, le Verbe incarné, non
pas sa moitié ni une quatrième personne, mais comme son double,
mieux son enveloppe, tantôt seule, suffisante au besoin ou précurseur,
tantôt concomitante. Cette Chose se manifeste par des signes spécifiques.
Il n'est pas toujours facile de savoir
Il n'est pas toujours facile
de savoir la présence ni non plus sa nature.
Je mentionnais l'angélologie, tout à l'heure ; sa place est
essentielle et peut nous dérouter. Qu'est, pour Martines, je ne dirais
pas la divinité, mais la déité du Christ ? Le dogme
orthodoxe de la déité est très précis : :Jésus-Christ,
vrai Dieu, Jésus-Christ vrai homme. Martines me semble affirmer la
déité d'une manière conceptuelle pas toujours limpide
: l'homme est un homme-Dieu et le Christ est l'homme-Dieu et divin. En même
temps le rapport quasi ontologique de Jésus-Christ avec les prophètes
antérieurs et avec les anges est tenu pour acquis.
Michel Cazenave : Robert Amadou, vous avez prononcé le mot de gnose,
vous avez largement fait allusion au thème de la Sophia, de la Sagesse
de Dieu. Est-ce que, de ce point de vue là, on ne se trouve pas dans
un véritable esprit gnostique, puisque la Sophia, on sait que c'est
surtout du côté des gnostiques que cela a été
exploité (évidemment si on met à part la théologie
orthodoxe), et, d'autre part, parler d'une parèdre plus ou moins
féminine du Christ comme vous l'avez fait, parler en même temps
d'une sorte de combat qui se déroule à travers l'éternité
finalement entre les chevaliers du bien et les puissances du mal, on voit
bien comment, là aussi, on est dans un vieux fond, je dirais, remontant
jusqu'à Zoroastre et qui, par exemple, a été repris
par un certain type de gnoses islamiques. Donc, là, vraiment est-ce
qu'il ne faut pas insister sur ce thème de gnose ?
Robert Amadou : Là encore, le moyen le plus utile, le plus fécond
de dégager l'idée de gnose telle qu'elle se présente
chez les élus coëns, en particulier dans l'accès à
la Chose, consiste à se référer au judéo-christianisme
primitif. C'est là que l'on trouve une forme de gnose qui évoluera
dans la kabbale et a existé bien plus tôt qu'on ne le croyait.
Les travaux de Gershom Scholem que vous connaissez bien ont été
corrigés sur ce point par Charles Mopsik et par Moshé Idel
: cette gnose juive dont la gnose chrétienne a été
l'héritière et qui s'est prolongée sous la forme judéo-chrétienne
jusque dans l'Ordre des élus coëns, qui existe encore aujourd'hui,
cette gnose n'est pas celle de certains gnosticismes plus ou moins aberrants,
c'est une gnose qui n'abroge pas la foi mais, comme disait saint Clément
d'Alexandrie, "la foi trouve son couronnement dans la gnose".
C'est cette gnose-là qu'ont cultivée les élus coëns
sous la conduite de Martines de Pasqually.
Louis-Claude de Saint-Martin, quand il aura pris sa distance avec l'Ordre
des élus coëns conservera cette gnose. Il l'intériorisera,
pour ainsi dire. Sa théurgie est, à terme, une théurgie
du cur, en entendant bien le cur dans un sens où les
vrais mystiques le prennent, c'est-à-dire un organe de volonté
et de connaissance autant qu'un organe d'émotion et de sentiment.
Saint-Martin enseignera, lui aussi, une gnose, mais cette gnose ne s'exprimera
pas, d'une manière pratique, sous la forme théurgique. On
pourrait comparer la position de Martines de Pasqually et celle de Saint-Martin
aux positions respectives de Plotin et de Jamblique. Très naturellement
le néo-platonisme, dans sa montée vers l'Un... - je ne veux
pas dire du tout que la Chose, ni l'Eternel, de Martines et de Saint-Martin
soit comparable à l'Un de Plotin, car l'amour de la Chose, l'amour
de Dieu est réciproque, j'entends le génitif objectivement
et subjectivement - Plotin, par excellence, a développé ce
qu'on pourrait, avec beaucoup de précautions, appeler une mystique,
disons une voie intérieure, alors que Jamblique a enseigné
une théurgie cérémonielle. Martines, lui aussi, a enseigné
une théurgie cérémonielle, Saint-Martin, lui aussi,
a enseigné une voie intérieure, la doctrine étant fondamentalement,
essentiellement, la même chez l'un et l'autre. Louis-Claude de Saint-Martin
qui, encore pour citer Joseph de Maistre, était " le plus élégant,
le plus instruit et le plus savant des théosophes modernes ",
qui, certainement, est l'une des plus belles, et, pour moi, la plus belle
figure de l'illuminisme au 18e siècle, Louis-Claude de Saint-Martin
a conservé les éléments, les fondements, et même
davantage, de la doctrine de la réintégration des êtres.
Il l'a ensuite associée avec des éléments qu'il a tirés
de Jacob Boehme, mais lui-même s'est, je crois, un peu mépris
sur sa dette à l'égard de Boehme.
Louis-Claude de Saint-Martin est beaucoup plus marqué par Martines
de Pasqually que par Boehme. C'était dans sa jeunesse, il a pratiqué
le culte primitif pendant des années. Il a été très
lié personnellement avec Martines de Pasqually. Sur plusieurs points,
toutefois, celui de la Sophia, au premier chef, de la Sagesse divine, dont
vous parliez, le Philosophe teutonique accrut ses lumières intellectuelles.
Saint-Martin a toujours entretenu - c'est le fond de sa gnose - le désir
de la Sagesse. Il en connut l'expérience dès avant Martines
de Pasqually, puis il l'éprouva dans son appétence pour la
Chose et dans son contact avec la Chose, durant son temps d'activité
au sein de l'Ordre des élus coëns. Martines lui a enseigné
la notion de Sagesse de manière implicite, sans la lettre, car il
ne parlait jamais de Sophia. Le Philosophe inconnu fut très reconnaissant
à l'Eternel de lui en révéler de nouveaux arcanes,
et le nom, sous la plume de Jacob Boehme. Mais Saint-Martin, n'a jamais
cessé d'être fidèle à celui dont il disait (c'est
assez étonnant et Willermoz disait à peu près la même
chose, mais de la part de Saint-Martin, il y a de quoi s'étonner
et admirer), que Martines de Pasqually était le seul homme au monde
dont il n'avait jamais fait le tour