les Elus Coëns



Lorsqu'on lit le grand œuvre de Léon Tolstoï, Guerre et paix, on s'aperçoit très vite que l'un de ses personnages principaux, Pierre, décide d'entrer dans la franc-maçonnerie et hésite entre une branche que l'on qualifierait assez facilement de branche normale de la franc-maçonnerie et puis une autre branche qui est une branche franchement mystique pour ne pas dire illuministe. Guerre et paix, on le sait, se passe sous le règne de Napoléon 1er, ce qui veut dire que très vite la franc-maçonnerie, aussitôt qu'elle est apparue, s'est divisée, si ce n'est d'une manière tout à fait officielle, tout à fait institutionnelle, mais s'est divisée en effet entre une franc-maçonnerie, je dirais, plus ou moins déiste, faisant référence, bien entendu, au Grand Architecte de l'univers, et puis, d'autre part, dans ce qu'il est convenu d'appeler l'obédience écossaise, une branche qui, elle, est une branche effectivement mystique, illuministe, dont la pente principale de réflexion est une explicitation, et une méditation, en même temps, sur les grands textes fondateurs de la chrétienté et particulièrement sur le livre de la Genèse, où l'on voit se jouer le sort de l'humanité.
Dans cette maçonnerie et particulièrement en France, il y a un personnage tout à fait étonnant qui est Martines de Pasqually. Martines de Pasqually, parce que, effectivement, il met en route toute une nouvelle réflexion, tout un nouveau rapport, si l'on peut dire, aux textes sacrés, à la fois lus d'une manière ésotérique et hermétique et lus d'une manière tout à fait chrétienne, tout à fait catholique même, puisque Martines de Pasqually se réclamera toujours de l'Eglise, mais Martines de Pasqually qui est en même temps le maître de celui qui va devenir le grand philosophe illuministe de la fin du 18e siècle et qui va influencer tout le 19e siècle, c'est-à-dire Louis-Claude de Saint-Martin, celui qu'on appellera "le Philosophe inconnu", titre que d'ailleurs il réclamait lui-même par humilité intellectuelle, par humilité morale, par humilité spirituelle.
Or on vient de retrouver assez récemment un certain nombre de leçons données à l'intérieur de ce que l'on pourrait appeler un couvent maçonnique, dans la ville de Lyon, par trois des principaux élèves de Martines de Pasqually : Jean Baptiste Willermoz, et puis, précisément, Louis-Claude de Saint-Martin, et où l'on peut voir, à l'état naissant, la pensée de celui-ci, à travers la manière dont il donne ses cours, à travers les annotations qu'il met sur les cours des autres, à travers les réflexions qu'il se fait à lui-même et les objections qu'il s'oppose quant à sa propre manière de réfléchir ou, il vaudrait sans doute mieux dire, de méditer sur le texte de la Bible. C'est donc un document absolument incomparable sur la genèse de cette pensée et sur l'état de ce qu'était l'illuminisme au 18e siècle, dont on sait quelle a été l'immense importance culturelle, à tel point que son influence va jouer sur tout le siècle suivant, influant en grande partie sur la littérature française. On peut penser même à des auteurs chez lesquels, en principe, on ne s'attendrait pas à voir apparaître cette trame de pensée, je pense, en particulier, évidemment, à quelqu'un comme Honoré de Balzac qui à la fois se réclame de Swedenborg et à la fois se réclame de Louis-Claude de Saint-Martin. Pour nous accompagner dans ce parcours, dans cette découverte, en fait, d'un pan comme inconnu de l'histoire de nos idées en même temps que de nos histoires religieuses - en mettant le mot " religieux " entre guillemets - nous avons avec nous le grand spécialiste, Robert Amadou, dont on sait à quel point il a travaillé en profondeur dans tout ce qui est les courants illuministes et qui a été l'éditeur, celui qui a patiemment rassemblé ces manuscrits qui nous sont aujourd'hui offerts.
Robert Amadou : L'Ordre des chevaliers maçons élus coëns de l'univers apparaît au début des années 1760. Il est porté, annoncé, dirigé, par un personnage encore énigmatique qui s'appelle Martines de Pasqually. D'où vient-il ? On n'en sait rien. Selon la plus grande probabilité, du moins à mon avis, c'était un marrane d'origine espagnole, sa famille étant vraisemblablement originaire d'Alicante et venant peut-être de Majorque. Martines de Pasqually apparaît lui, à la fin des années 50, dans les milieux maçonniques français et ce n'est donc qu'au début des années 60 qu'il commence à monter ou à démasquer son Ordre des chevaliers maçons élus coëns de l'univers.
" Ordre ", est un terme français usuel que l'on applique à la haute maçonnerie, si l'on peut dire. "Chevalier" est également un terme très fréquent parmi les titres de hauts grades. "Maçon", il faut insister sur le fait qu'il s'agit bien d'un ordre maçonnique selon Martines. "Elu coën de l'univers", c'est cela finalement qui est intéressant : "élu" veut dire choisi ; "coën", veut dire prêtre, on peut dire les "élus cohanim" si l'on veut être pédant, mais l'on dit les élus coëns. Cet hébreu un peu vacillant est caractéristique de Martines.
"Elu coën de l'univers" : qu'est-ce que ça signifie ? Je crois qu'on peut, si vous le voulez bien, entrer dans le vif du sujet après ce petit préambule historique. Pour Martines de Pasqually, l'homme a une tâche à remplir dans ce monde, c'est de se réconcilier avec Dieu et de travailler à la réintégration universelle c'est-à-dire au retour de tous les êtres. Réintégration où ? En Dieu qui les a émanés ou qui les a créés. Afin d'opérer cette réconciliation, qui est une sorte de divinisation, comme dans la théurgie des anciens, en particulier des néoplatoniciens, et de franchir du même coup une étape, d'aider le monde à franchir une étape vers la réintégration finale qui correspond à peu près, à ce que des Pères grecs ont appelé l'apocatastase, c'est-à-dire le retour de tout dans l'Un pour faire bref, Martines de Pasqually prescrit des rites théurgiques.
Mais il ne s'agit pas, contrairement à la théurgie antique et même contrairement à la théurgie du moyen âge ou de la Renaissance, il ne s'agit pas ou il ne s'agit plus seulement d'une opération qui travaille avec les anges dans un but personnel ou au profit de quelqu'un d'autre, il s'agit d'accomplir le culte primitif, de célébrer le culte primitif. Et c'est là, je pense, le mot clé. Martines de Pasqually, dans son grand ouvrage, le Traité sur (ou de) la réintégration des êtres, n'emploie pas le mot théurgie. Il l'emploie un peu, de-ci de-là, ailleurs, et c'est vrai qu'il enseigne un culte théurgique, mais il enseigne d'abord un culte, un culte qui est le culte primitif, ce culte primitif qui remonte à Noé et, au delà ou en deçà de Noé, qui remonte à Adam. Ce culte primitif est donc destiné à accomplir la réconciliation individuelle. Mais cette réconciliation ne sera parfaite pour chaque homme que lorsque le monde entier sera réintégré, étant entendu que la matière réintégrée cela signifie la matière anéantie puisque son principe étant le néant, sa réintégration ne peut se faire que dans le néant c'est-à-dire qu'elle disparaîtra, sauf les formes transmuées.
Michel Cazenave : Par rapport à ce que vous décrivez, Robert Amadou, il est évident, je dirais, qu'on voit bien l'aspect marrane, comme on dit, de Martines de Pasqually, c'est-à-dire à la fois une lecture extrêmement attentive non seulement du Nouveau mais de l'Ancien Testament et en même temps cet aspect chrétien auquel, au départ, avaient été forcés les marranes. Mais, du coup, se pose une question, justement, dans cette volonté ou dans cette appétence mystique qui est celle de Martines de Pasqually et de ceux qui vont le suivre :c'est un système quand même religieux, n'ayons pas peur du mot, donc quelles sont les relations avec l'Eglise ? L'on sait très bien que l'Eglise devant la maçonnerie, au 18e ce n'était pas encore ce que l'on a connu ensuite, mais quand même l'Eglise a toujours été plus ou moins réticente, alors que, là, on voit bien qu'il y a quand même une sorte d'adhésion, une adhésion complexe, subtile, dialectique, mais une adhésion à l'Eglise.
Robert Amadou : Martines de Pasqually disait : "L'un n'empêche pas l'autre". Le culte primitif que j'enseigne, si je puis le paraphraser, n'empêche pas l'adhésion à l'Eglise catholique romaine, et non seulement, le culte primitif n'empêche pas mais encore il requiert cette adhésion. Martines de Pasqually exigeait non seulement que ses adeptes, ses disciples, fussent baptisés, mais encore qu'ils appartinssent à l'Eglise catholique romaine. Lorsqu'il y avait des candidats protestants, on les faisait abjurer ou l'on abjurait en leur nom. Evidemment, on est un peu embarrassé et je pense que Martines de Pasqually était le premier à être embarrassé, car si je ne vois aucune duplicité dans cette attitude, je suis bien obligé de constater que la théologie que l'on peut extraire du système de Martines de Pasqually est, à proprement parler, une théosophie.
Dans une théosophie, il y a une théologie, il y a des théologoumènes qu'on peut extraire. Ces théologoumènes ne coïncident pas avec le dogme de l'Eglise catholique romaine, du moins dans leur formulation. Il s'agit, dans le cas de Martines de Pasqually, d'un enseignement judéo-chrétien, judéo-chrétien, au sens de l'histoire des religions, au sens de l'histoire du christianisme. Martines semble l'héritier de ces communautés judéo-chrétiennes où des Juifs et parfois même des Gentils ou des païens, au sens très large, recevaient la messianité et quelquefois la divinité ou la déité de Jésus-Christ ; je veux dire qu'ils admettaient toujours que Jésus était le Christ, Jésus-Christ était le Messie, et certains admettaient aussi qu'il était Dieu, mais en quel sens ? tout en conservant les observances de la Torah ou une partie des observances de la Torah.
Il y a là une très grande variété et l'Ordre des élus coëns nous rappelle ces découvertes récentes et ces découvertes aussi qui sont en cours et nous apprennent que le judaïsme au début de notre ère était beaucoup plus varié qu'on ne l'avait supposé et que le christianisme était également extrêmement varié. Il n'y avait pas seulement un judéo-christianisme et un pagano-christianisme. Il vaudrait mieux dire: il y avait un judéo-pagano-christianisme aux formes extrêmement variées. Par exemple, on accordait, pour parler d'une des caractéristiques de ces communautés, on accordait une grande importance à la tradition prophétique. Martines de Pasqually est dans le même cas et, pour lui, le culte primitif a été célébré par une lignée de prophètes où l'on trouve Abraham, Moïse et où l'on trouve finalement comme une manifestation, mais une manifestation éminente, une manifestation suprême, seule complète du prophète récurrent, du prophète éternel, on trouve le Christ.
Michel Cazenave : Dans les Leçons de Lyon aux élus coëns, Robert Amadou, nous nous trouvons, je dirais, devant l'enseignement qui était dispensé par trois adeptes, trois disciples de Martines de Pasqually, dans la ville de Lyon et, lorsqu'on voit les noms de ces trois personnes, c'est-à-dire Hauterive, Willermoz et Saint-Martin, on se dit que c'est assez extraordinaire, parce que, au moins à travers la connaissance que j'ai, Willermoz et Saint-Martin sont parmi les grands noms de ce qu'on appelle la théosophie ou l'ésotérisme mystique à la fin du 18e siècle.
Robert Amadou : L'attirance de certains personnages par Martines de Pasqually est, en effet, très remarquable, et Willermoz et Saint-Martin en sont deux exemples tout à fait typiques bien qu'ils soient, ou peut-être surtout lorsqu'on considère qu'ils sont extrêmement différents l'un de l'autre. Jean-Baptiste Willermoz est un soyeux lyonnais, catholique romain de stricte observance, très attaché aux titres maçonniques, aux rites maçonniques, aux grades maçonniques. Saint-Martin, lui, est d'une petite noblesse tourangelle, c'est un homme discret, qui a été happé par l'Ordre des élus coëns lorsqu'il est arrivé au régiment de Foix, à Bordeaux, en 1765, et qui s'est donné de tout son cœur et de tout son esprit à cet ordre, qui a aussi aidé Martines de Pasqually, car il a été son secrétaire et c'est grâce à Saint-Martin que le Traité a pu être écrit.
Michel Cazenave : Si vous voulez bien, Robert Amadou, on va essayer de regarder un certain nombre de points de cette doctrine qui est ainsi exposée. La première chose, moi, sur laquelle je m'interroge, et je m'interroge justement du fait que, en même temps, on appartient à l'Eglise romaine catholique, comme vous nous l'avez signalé, c'est déjà la doctrine de la création parce que là, on a l'impression qu'en réalité c'est, je dirais, assez divergent du dogme disons au moins du dogme admis d'une manière exotérique.
Robert Amadou : Est-ce qu'il y a divergence ou est-ce qu'il y a explication, explicitation du dogme ? Je ne suis pas sûr qu'il y ait contradiction. Même, je ne le pense pas. Martines de Pasqually fournit une certaine version de la création qui est au moins en apparence différente de la vulgate et il donne des explications qui ne se trouvent pas, disons, dans le catéchisme. Joseph de Maistre, qui avait été à même de connaître la doctrine des élus coëns, puisque tel est leur nom, disait que cette doctrine était le catéchisme couvert de mots étranges. C'est vrai que les mots sont étranges et c'est vrai qu'il y a un catéchisme, le catéchisme catholique romain sous-jacent. C'est vrai aussi que ce n'est pas simplement une traduction dans une langue bizarre des vérités communes, mais qu'il y a effectivement un certain nombre de notions ésotériques, encore une fois, non pas nécessairement contradictoires, mais qui vont beaucoup plus loin.
La doctrine de la création ou de l'émanation : on a souvent voulu faire la différence. Martines lui-même la fait quelquefois, d'autres fois, il ne la fait pas. Il ne faut donc pas être trop pointilleux là-dessus. Au départ, Dieu émane des esprits. Il y a une révolte dans la cour divine et, afin de préserver l'intégrité de cette cour divine quand les esprits rebelles en auront été chassés, Dieu ordonne la création de la matière. La matière sera la prison des esprits mauvais. Cette prison va être à la fois un lieu d'expiation et un lieu de réhabilitation. Afin de garder cette prison et d'y jouer pour ainsi dire les éducateurs, Dieu affecte à cette prison un esprit " émancipé ", comme dit Martines de Pasqually, d'une classe particulière d'anges. Cet esprit, ce sera l'homme et ce sera Adam.
Adam ne répond pas à la confiance de l'Eternel et il passe à l'ennemi. Il se laisse séduire et, de même que l'on avait eu la création des anges et la révolte des anges, chez Martines de Pasqually comme dans le dogme ordinaire, de même la chute de l'homme correspond assez bien, et même correspond bien, à la chute originelle, telle que l'enseigne non seulement l'Eglise catholique romaine mais, en général, les Eglises et les communautés chrétiennes. L'homme va donc commettre un péché fatal, fatal, disons, jusqu'à la fin des temps, et il le commettra par deux fois, voire par trois fois. Il perd, de ce fait, certains attributs qu'il possédait et sa première punition sera d'être englouti dans la matière, d'où il ressortira avec un corps matériel. Son corps, le corps qu'il avait été nécessaire de donner à cet esprit pour en faire un homme émancipé, avec la fonction qui devait être la sienne vis-à-vis des esprits mauvais, ce corps, il le perd. Et ce corps, naguère corps glorieux, corps spirituel, est devenu un corps matériel.
Désormais, l'homme devra combattre les esprits mauvais qui se sont rebellés contre Dieu et qui ont séduit leur propre gardien, c'est-à-dire Adam lui-même, leur propre éducateur, c'est-à-dire Adam lui-même. L'homme devra les combattre, mais il aura toujours à tâche de les ramener, car la réintégration sera universelle et les esprits mauvais, Satan et les siens, si vous voulez, doivent être eux aussi compris dans cette apocatastase ultime.
Et comment l'homme travaillera-t-il désormais à sa réconciliation et à la réintégration de tous les êtres ? Par le moyen du culte primitif, qui comporte des convocations adressées aux esprits bons et des conjurations dirigées contre les esprits mauvais. Aux seuls réaux-croix, les plus élevés en grade de l'Ordre des élus coëns, - ils furent peut-être une douzaine, une quinzaine - d'accomplir le culte dans sa plénitude, et ce culte, puisque, encore une fois, il revêt une forme théurgique, consiste en paroles, en gestes, en attitudes ; il fait usage de parfums. L'attention est accordée aux signes qui pourront être fournis par ces esprits que l'opérant, ou l'opérateur, soit exorcise, expulse et éventuellement purifie, soit par ces esprits qu'il ordonne à son aide.
Une notion, une réalité, est capitale dans la pensée - pensée active- de Martines de Pasqually : la "Chose". Qu'est-ce que la Chose ? On pourrait croire qu'il s'agit du Christ et certains historiens ont pensé que le but dernier de l'Ordre des élus coëns était d'évoquer le Réparateur, comme ils disaient, c'est-à-dire Jésus-Christ lui-même, en personne. Je crois que c'est là tomber dans une confusion à laquelle peut inciter en effet l'articulation un peu bancale de l'appartenance à l'Eglise catholique romaine et de l'appartenance à l'Ordre des élus coëns. La Chose n'est pas la personne de Jésus-Christ, la Chose n'est pas un ange d'une classe si élevée soit-elle, et, de toute façon, l'homme ne peut pas convoquer les anges des classes les plus élevées. La Chose n'est pas Jésus-Christ, c'est la présence de Jésus-Christ. Vieille notion, présence réelle, que l'on retrouve dans la tradition hébraïque, la Chékhina, et qui, dans la tradition helléno-juive ou helléno-chrétienne, prend le nom de Sophia ou de Sophie, la Sagesse.
J'identifie la Chose - la Chose qui est la Cause - avec cette présence de Dieu, présence de Dieu en Jésus-Christ, qui devient sensible parce qu'avec Jésus-Christ va particulièrement la Sagesse ; la Sagesse de Dieu étant à la fois le Verbe lui-même, mais aussi comme la parèdre du Christ, le Verbe incarné, non pas sa moitié ni une quatrième personne, mais comme son double, mieux son enveloppe, tantôt seule, suffisante au besoin ou précurseur, tantôt concomitante. Cette Chose se manifeste par des signes spécifiques. Il n'est pas toujours facile de savoir… Il n'est pas toujours facile de savoir la présence ni non plus sa nature.
Je mentionnais l'angélologie, tout à l'heure ; sa place est essentielle et peut nous dérouter. Qu'est, pour Martines, je ne dirais pas la divinité, mais la déité du Christ ? Le dogme orthodoxe de la déité est très précis : :Jésus-Christ, vrai Dieu, Jésus-Christ vrai homme. Martines me semble affirmer la déité d'une manière conceptuelle pas toujours limpide : l'homme est un homme-Dieu et le Christ est l'homme-Dieu et divin. En même temps le rapport quasi ontologique de Jésus-Christ avec les prophètes antérieurs et avec les anges est tenu pour acquis.
Michel Cazenave : Robert Amadou, vous avez prononcé le mot de gnose, vous avez largement fait allusion au thème de la Sophia, de la Sagesse de Dieu. Est-ce que, de ce point de vue là, on ne se trouve pas dans un véritable esprit gnostique, puisque la Sophia, on sait que c'est surtout du côté des gnostiques que cela a été exploité (évidemment si on met à part la théologie orthodoxe), et, d'autre part, parler d'une parèdre plus ou moins féminine du Christ comme vous l'avez fait, parler en même temps d'une sorte de combat qui se déroule à travers l'éternité finalement entre les chevaliers du bien et les puissances du mal, on voit bien comment, là aussi, on est dans un vieux fond, je dirais, remontant jusqu'à Zoroastre et qui, par exemple, a été repris par un certain type de gnoses islamiques. Donc, là, vraiment est-ce qu'il ne faut pas insister sur ce thème de gnose ?
Robert Amadou : Là encore, le moyen le plus utile, le plus fécond de dégager l'idée de gnose telle qu'elle se présente chez les élus coëns, en particulier dans l'accès à la Chose, consiste à se référer au judéo-christianisme primitif. C'est là que l'on trouve une forme de gnose qui évoluera dans la kabbale et a existé bien plus tôt qu'on ne le croyait. Les travaux de Gershom Scholem que vous connaissez bien ont été corrigés sur ce point par Charles Mopsik et par Moshé Idel : cette gnose juive dont la gnose chrétienne a été l'héritière et qui s'est prolongée sous la forme judéo-chrétienne jusque dans l'Ordre des élus coëns, qui existe encore aujourd'hui, cette gnose n'est pas celle de certains gnosticismes plus ou moins aberrants, c'est une gnose qui n'abroge pas la foi mais, comme disait saint Clément d'Alexandrie, "la foi trouve son couronnement dans la gnose". C'est cette gnose-là qu'ont cultivée les élus coëns sous la conduite de Martines de Pasqually.
Louis-Claude de Saint-Martin, quand il aura pris sa distance avec l'Ordre des élus coëns conservera cette gnose. Il l'intériorisera, pour ainsi dire. Sa théurgie est, à terme, une théurgie du cœur, en entendant bien le cœur dans un sens où les vrais mystiques le prennent, c'est-à-dire un organe de volonté et de connaissance autant qu'un organe d'émotion et de sentiment. Saint-Martin enseignera, lui aussi, une gnose, mais cette gnose ne s'exprimera pas, d'une manière pratique, sous la forme théurgique. On pourrait comparer la position de Martines de Pasqually et celle de Saint-Martin aux positions respectives de Plotin et de Jamblique. Très naturellement le néo-platonisme, dans sa montée vers l'Un... - je ne veux pas dire du tout que la Chose, ni l'Eternel, de Martines et de Saint-Martin soit comparable à l'Un de Plotin, car l'amour de la Chose, l'amour de Dieu est réciproque, j'entends le génitif objectivement et subjectivement - Plotin, par excellence, a développé ce qu'on pourrait, avec beaucoup de précautions, appeler une mystique, disons une voie intérieure, alors que Jamblique a enseigné une théurgie cérémonielle. Martines, lui aussi, a enseigné une théurgie cérémonielle, Saint-Martin, lui aussi, a enseigné une voie intérieure, la doctrine étant fondamentalement, essentiellement, la même chez l'un et l'autre. Louis-Claude de Saint-Martin qui, encore pour citer Joseph de Maistre, était " le plus élégant, le plus instruit et le plus savant des théosophes modernes ", qui, certainement, est l'une des plus belles, et, pour moi, la plus belle figure de l'illuminisme au 18e siècle, Louis-Claude de Saint-Martin a conservé les éléments, les fondements, et même davantage, de la doctrine de la réintégration des êtres. Il l'a ensuite associée avec des éléments qu'il a tirés de Jacob Boehme, mais lui-même s'est, je crois, un peu mépris sur sa dette à l'égard de Boehme.
Louis-Claude de Saint-Martin est beaucoup plus marqué par Martines de Pasqually que par Boehme. C'était dans sa jeunesse, il a pratiqué le culte primitif pendant des années. Il a été très lié personnellement avec Martines de Pasqually. Sur plusieurs points, toutefois, celui de la Sophia, au premier chef, de la Sagesse divine, dont vous parliez, le Philosophe teutonique accrut ses lumières intellectuelles. Saint-Martin a toujours entretenu - c'est le fond de sa gnose - le désir de la Sagesse. Il en connut l'expérience dès avant Martines de Pasqually, puis il l'éprouva dans son appétence pour la Chose et dans son contact avec la Chose, durant son temps d'activité au sein de l'Ordre des élus coëns. Martines lui a enseigné la notion de Sagesse de manière implicite, sans la lettre, car il ne parlait jamais de Sophia. Le Philosophe inconnu fut très reconnaissant à l'Eternel de lui en révéler de nouveaux arcanes, et le nom, sous la plume de Jacob Boehme. Mais Saint-Martin, n'a jamais cessé d'être fidèle à celui dont il disait (c'est assez étonnant et Willermoz disait à peu près la même chose, mais de la part de Saint-Martin, il y a de quoi s'étonner et admirer), que Martines de Pasqually était le seul homme au monde dont il n'avait jamais fait le tour

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