Willermoz et le RER
Cet
homme d'envergure, vous l'avez deviné, c'est J.-B. WILLERMOZ, le
génie assimilateur et constructif.
Il est là, dans ce siècle, dans cette ville et dans ce complexe
sacral des maçonneries encore balbutiantes, comme un pivot ou comme
le centre d'un ensemble. Jurassien, né à St-Claude en 1730,
il est venu à Lyon en 1745 et a été initié dans
la Maçonnerie en 1750. Il est l'un des introducteurs, à Lyon,
de la Stricte Observance Templière allemande issue des Convents de
Unwürde en 1754, Altenberg en 1764 et Kohlo en 1772. On relira à
ce sujet l'ouvrage de Le Forestier (1) et l'excellente introduction que
lui a consacrée Antoine Faivre, spécialiste à la Sorbonne
de l'ésotérisme chrétien au XVIIIe siècle. Professeur
à l'université de Bordeaux, A. Faivre est en effet directeur
d'études à l'École pratique des hautes études,
section sciences religieuses, pour l'histoire des courants ésotériques
et mystiques dans l'Europe moderne et contemporaine.
Or c'est le 21 juillet 1774 que le baron Von Weiler, Chevalier de l'Épi
d'Or, préside le premier chapitre de la Province d'Auvergne composée
de 20 chevaliers et de chevaliers Profès qui recevront quatre jours
plus tard leur nom d'Ordre. C'est ainsi, nous dit Jean Saunier dans un remarquable
article de feu Le Symbolisme, que J.-B. Willermoz devint l'eques "
Baptista ab Eremo " avec la devise " Vox in deserto " et
les armes : " d'Azur à un ermite avec une lance sur l'épaule
".
Willermoz
cependant n'est pas seul. II y a, à côté de lui, Martinez
de Pasqually né à Grenoble en 1722, environ 170 ans après
la mort de Cornélius Agrippa dans la capitale delphinale : ce personnage
étrange rédige, trois ans avant l'installation du chapitre
de la Stricte Observance à Lyon et sept ans avant l'ouverture du
Convent des Gaules, son fameux Traité de la Réintégration
.
Willermoz doit beaucoup à Martinez : initié au martinézisme
en 1767, il est ordonné Réau-Croix en 1768, l'année
même de la mort de Martinez. Ainsi l'on constate que le passé
strictement maçonnique de Willermoz n'est antérieur que de
quelques années seulement à son passé martinézien,
lequel à son tour précède de fort peu sa découverte
du Templarisme de la S.O. et de la maçonnerie qui lui est connexe.
Trois couches successives correspondant à trois aspects de l'ésotérisme
maçonnique : celui des loges maçonnico-chrétiennes,
celui de la Kabbale et celui de la maçonnerie chevalière et
templière pour terminer.
Voilà les trois ingrédients dont va se servir l'habile cuisinier
lyonnais - car on ne peut plus parler ici du " fabriquant d'étoffes
de soye et d'argent et commissionnaire en soyeries " - pour confectionner
cette admirable pièce rectifiée aux saveurs et aux épices
de Myrelingue la Brumeuse !
Puis il y a aussi, dans les relations de Willermoz, le comte et ambassadeur
Joseph de Maistre, catholique ultramontain, considérant avec à
peine un peu de curiosité les enchevêtrements de la mystique
martinézienne et tenant au bout d'une pincette le templarisme maçonnique.
Ce défenseur du pape, s'il est un ancien élève des
pères jésuites et un ancien affilié des Congrégations,
est aussi un maçon selon le concept anglais de la Maçonnerie.
Né à Chambéry en 1753, il appartient à la loge
les " Trois Mortiers " de cette ville, loge rattachée à
la Grande Loge d'Angleterre. Bientôt il sera membre de la " Sincérité
Écossaise " relevant de la S.O.T. et deviendra C.B.C.S. et Grand
Profès.
Avec notre Savoyard, l'Eques a Floribus, on comprend aisément que
c'est l'influence catholique la plus orthodoxe qui s'exerce sur Willermoz
et qui y trouve un écho d'autant plus favorable que, finalement,
et malgré les différences de tempérament et de culture,
les deux hommes sont très près l'un de l'autre, par la pensée,
le sentiment, la religion et parce qu'ils fréquentent le même
univers maçonnique et para-maçonnique.
Oh, bien sûr, le Savoyard rejette avec un certain mépris l'idée
de la " filiation templière maçonnique", chère
à la S.O.T., alors que le Lyonnais ne la refuse point, mais avec
cette prudence de nos gens qui disent en patois " méfiat ! ",
et qui leur fait découvrir la solution vraie ou non contradictoire.
Nous ne saurions achever le parcours de cette galerie de portraits rhodaniens
sans jeter un coup d'il sur Louis Claude de Saint-Martin qui, bien
que né à Amboise en 1743, vient demeurer à Lyon chez
Willermoz entre 1773 et 1774, c'est-à-dire précisément
l'année d'implantation de la S.O.T. à Lyon. Le " Philosophe
Inconnu " est déjà maçon, martinézien même
et Réau-Croix depuis 1772, et c'est dans l'appartement de Willermoz
qu'il rédige son premier ouvrage Des Erreurs et de le Vérité
en 1774. Reçu C.B.C.S. il abandonnera la Maçonnerie pour se
plonger dans la mystique, qu'il connaît à travers Böhme
et grâce à Mme de Böcklin et à Salzmann, mais sa
fréquentation de Willermoz n'est pas, à mon sens, sans lointaine
conséquence pour le Rite Rectifié. N'oublions pas que la cuisson
de ce que j'appelle avec effronterie le " gâteau rectifié
", va durer quelque vingt-deux ans ! et ce qu'ajoute Saint-Martin à
la recette lyonnaise c'est peut-être, au cours du temps, une légère
pincée de théosophie chrétienne, à peine perceptible
il est vrai, tant est substantielle la pâte maçonnico-templière
du Rite.
Voilà mes chers frères comment je voulais définir dans
cette première partie de mon exposé, l'aire originelle du
Convent des Gaules. Une combinaison qualitative de la Franche-Comté,
du Lyonnais, de la Savoie et du Dauphiné. Je m'y suis peut-être
attardé avec trop de complaisance car c'est également ma formule
" chromosomique " familiale.
Voilà pourquoi j'ai voulu peindre les hommes qui assistèrent
Willermoz dans sa vie locale quotidienne. Il y en eut d'autres, nous le
verrons bientôt, qui formeront avec lui une réelle communauté
de travail pour la mise au point de ce Rite et je songe aux Strasbourgeois,
aux Turckheim, à Salzmann, etc.
Pardonnez-moi si j'ai trop insisté sur les références
culinaires et sacrifié à la chronique de James de Coquet.
En réalité, croyez-moi, il y a une divine cuisine " l'ars
spiritualis ", la cuisine des anges, et comment ne pas évoquer
ici l'humble frère Jean Van Leuwen, le cuisinier de Ruysbröck
l'admirable qui, nous rapporte l'histoire, était dans la composition
de ses mets, gratifié de faveurs mystiques égalant celles
du Bienheureux ?
Et puis, bien qu'il s'agisse du Convent des Gaules et d'un sujet sacré,
comment ne pas tolérer quelques faiblesses allégeant l'austérité
du propos dès lors que nous sommes aussi dans la capitale incontestée
de la gastronomie ?
Nous voici en tout cas parvenus au seuil de la seconde partie d'une étude
plus spécialement vouée à l'analyse des apports intellectuels
qui présidèrent à la création du Rite et à
leurs conséquences pour la Maçonnerie.
Comme
j'ai eu l'occasion de le faire observer dans d'autres conférences,
ce sont peut-être ces différents apports qui donneront au rite
son identité, apports que nous allons résumer. Le rite retient
en effet :
" de la Maçonnerie spéculative récemment apparue
en Grande-Bretagne, les rituels, mots, signes et l'ésotérisme
des constructeurs, l'initiation et les trois grades bien connus,
- de la " Stricte Observance Templière " et d'un Templarisme
qui remonte peut-être au chapitre dit de Clermont quant à ses
sources lointaines (mais qui prend corps à Unwürde en 1754 et
aux Convents d'Altenberg en 1764, Kohlo en 1772, Brunswick en 1775 et Lyon
en 1778), une ossature normative pour l'ensemble des grades et la référence
chevaleresque et templière,
- de Martinez, une sève secrète, à résonance
judéo-chrétienne et fond salomonien, présente dans
l'enchaînement des maximes et des tableaux et qui, à l'époque
de Willermoz, jaillit visiblement au niveau de la " Profession ",
celle de Chevalier Profès et Grand Profès,
- de J. de Maistre, l'intégrité chrétienne et quasi
confessionnelle, avec un pressentiment de l'Évangile éternel
et de ce que nous pourrions appeler aujourd'hui la " Tradition Primordiale
" dans la perspective de René Guénon,
- de St-Martin, une religiosité chrétienne très priante,
- du XVIIIe siècle français, certains concepts religieux de
ce temps, infirmés de nos jours : ainsi la définition des
" pharisiens ", la loi d'amour réservée au Nouveau
Testament, l'abolition de l'Ancienne Loi, la notion de fraternité
limitée aux seuls chrétiens en maçonnerie, l'immortalité
de l'âme, qui n'appartient pas au Credo, originel mais est une conséquence
de la Résurrection de la Chair - entendue au sens hébraïque
du mot - et de la Vie éternelle ou Vie du " monde qui vient
".
Ajoutons
que l'" immortalité de l'âme " - à ne pas
confondre avec l'âme supérieure ou âme d'immortalité
-, est une notion platonicienne. Enfin on retiendra, outre les concepts
religieux du "Siècle des lumières" (?), le goût
de l'enflure verbale parfois élégante et celui du discours
patriotique et redondant...
Quant à la doctrine, il est patent qu'elle s'alimente à une
source biblique et qu'elle suit l'économie et même la chronologie
Testamentaire jusque dans la suite sérielle des Temples. Tout tient
au fond dans la correspondance symbolique entre le Temple de l'Homme et
celui de l'Univers avec une matrice : le Temple de Salomon, puis une projection
spirituelle qui va de la Milice de Terre Sainte à la Jérusalem
céleste, enfin et d'abord, un modèle divin et éternel
dans le Christ. Car le rite est chrétien et tous les apports que
j'ai cités ont en commun, même chez les élus-coen de
Martinez, la confession chrétienne des participants ou des adeptes
; historiquement c'est indéniable.
Autre remarque, la doctrine en question est admirablement ventilée
et étagée dans les strates graduelles du Rite sans contradiction
chronologique, sans anachronisme ou syncrétisme. Donc il s'agit véritablement
d'un " Ordre " (et non d'un fourre-tout), d'une " cohérence
" qui ne lasse pas de surprendre le maçon ou l'érudit
maçonnisant de notre temps.
Sans doute, ce désir d'unicité organique et de spécificité
religieuse fait-il peu de place à l'universalité de l'initiation
maçonnique et à l'universalité traditionnelle d'un
Art, qui est d'autant moins catégoriel que l'ésotérisme
est forcément Un ! Mais ceci, au fond, ne concerne plus la structure
et les caractéristiques du Rite mais beaucoup plus les critères
d'entendement et les motivations du siècle = l'ouverture des esprits.
On peut en effet penser que le Christ est le Verbe divin incarné,
qu'il est dans le Père et le Père en lui et que l'Esprit Saint
est ce lien de l'un à l'autre... sans pour autant croire que l'Éternel
n'est... que chrétien ! Et l'Esprit souffle où il veut !
Ces problèmes ne se posent d'ailleurs pas à l'époque,
ce d'autant que le détail de tous les rituels n'est point encore
consigné en 1778. Le Convent des Gaules charge seulement Jean de
Turckheim de rédiger les rituels de l'Ordre Intérieur et il
spécifie que la classe symbolique ne comporte que les quatre degrés
des rituels bleus et verts révisés par Salzmann, Willermoz,
Braun, Paganucci et Perisse du Luc. Lesdits rituels sont arrêtés
dans leurs grandes lignes en 1778. Ultérieurement ils subiront les
modifications que j'ai signalées dans mon message de la Saint-Hughes
1978.
À Lyon on met en tout cas noir sur blanc - " l'Instruction par
demandes et réponses ", concernant le symbolisme de la loge,
et l'on définit les principes de base de la future " Règle
Maçonnique " présentée ultérieurement au
Convent Général de Wilhelmsbad et dont les ouvrages sur la
maçonnerie et les Revues, comme feu Le Symbolisme, ont donné
le texte in extenso.
Quant à l'" ordre Intérieur ", calqué sur
celui du " Très Saint Ordre " de la Stricte Observance,
il fait l'objet d'une première révision sous la plume de Jean
de Turckheim, mais sans aller trop loin, en raison d'une question fondamentale
: la nature des rapports entre le Temple et la Maçonnerie, aussi
le Convent des Gaules ne se prononce-t-il pas sur cette question, il s'en
remet aux décisions du prochain Convent Général, donc
celui de Wilhelmsbad.
Ceci mérite cependant que l'on s'y arrête longuement car c'est
autour de cette question templière que se joue la vraie personnalité
du futur Rite Écossais Rectifié. En effet, tous les régimes
maçonniques sont " templiers " au sommet, mais avec des
nuances d'importance quant aux conceptions, nuances qui commandent la vision
que l'on peut avoir de la Maçonnerie et de son ésotérisme.
Examinons les diverses thèses en présence :
- La première ne voit aucun lien historique ou spirituel, entre Templiers
et Maçons ; elle est alignée sur un intégrisme catholique,
celui-là même de Joseph de Maistre.
- La seconde écarte l'idée d'une filiation historique ininterrompue
entre les Templiers et les grades maçonniques templiers, mais entend
toutefois maintenir la perpétuation du souvenir de l'Ordre. D'où
l'existence précisément de ces superstructures templières
qui se prêtent à une commémoration vivante et rituellement
sacrale. Ce pourrait être la thèse avalisée par les
Knights Templar britanniques.
- La troisième excipe des rapports historiques étroits entre
Templiers et Maçons en Europe et en Terre Sainte et de la parenté
ésotérique ou initiatique des deux organisations auxquelles
ils se référaient. Elle admet la probabilité d'un refuge
offert par les loges de maçons aux Templiers persécutés
et, partant, la probabilité d'une mystérieuse symbiose entre
les deux ordres d'où devait sortir quelques siècles plus tard,
le Templarisme maçonnique. Telle est la conception de Willermoz et
de son entourage.
- La quatrième thèse, voit dans la maçonnerie la fille
directe des Templiers, cette dernière n'ayant donc servi qu'à
permettre la perpétuation secrète de l'O. Templier destiné
à renaître de ses cendres tel qu'il était lors de sa
disparition visible au début du XIVe siècle. C'est ici la
raison première de la " Stricte Observance Templière
" qui, bien sûr, fait sienne ladite légende.
Tout ceci nous ramène donc au débat central du régime
rectifié, débat commencé au Convent des Gaules en 1778
et achevé vers 1782 au moment de Wilhelmsbad.
On sait que le Régime instauré à Lyon par le baron
von Weiler, ami du baron de Hund, consacrait l'existence des provinces de
l'Ordre Templier en France avec les sièges de Strasbourg (5e Province),
Bordeaux (3e Province), Lyon (2e Province) (1). Or ce n'était pas
sur cette division territoriale que discutaient les animateurs de l'Assemblée
lyonnaise mais sur l'opportunité de conserver ou plutôt de
modifier les rituels de chevaliers de la S.O.T. comprenant cinq classes
: les chevaliers ayant accès à la Profession, les frères
servants d'armes, les valets d'armes, les compagnons d'armes et les "
frères socii " du Temple. Ces rituels rédigés
en latin comportaient un serment à Dieu, au Christ, à la Bienheureuse
Vierge Marie, au Bienheureux Père St Bernard et à tous les
Saints avec promesse de suivre la règle du Temple donnée aux
chevaliers par St Bernard. Il s'agissait bien d'une reconstitution de l'Ordre
dissous au XIVe siècle et dans l'état organique où
il était avant sa disparition.
La modification des rituels préconisée par les Français
visait non seulement à la simplification synthétique, déjà
bien admise et quasi fixée, mais à redéfinir le contenu
didactique des rituels, et c'est là que l'on butait sur les légendes
templières et, par la même occasion, sur les finalités
du Templarisme maçonnique.
La phalange willermozienne devait immédiatement affirmer son accord
sur un certain nombre de points, ainsi :
La renonciation à une reconstitution artificielle de l'Ordre Templier
et à ses prétentions à la puissance économico-politique,
dont rêvait sans doute la S.O.T.
L'orientation de la chevalerie maçonnique rectifiée vers des
buts strictement spirituels qui furent ceux de l'O. Templier à ses
débuts, d'où le changement de nom et l'appellation de Chevalier
de le Cité Sainte à vocation d'intériorisation doctrinale
ou " mystique " (ou Chevalier maçon de la Cité Sainte).
La recherche d'un lien entre Templiers et Maçons qui ne puisse être
contesté, et c'est là qu'intervenait le choix entre l'une
des thèses énumérées précédemment.
Ainsi prend corps le système des C.B.C.S. tel que Willermoz l'a établi,
avec l'aide des maçons alsaciens Friedrich Rudolf Salzmann, Jean
et Bernard de Turckheim. Quant à l'intériorité doctrinale
du Rite en entier, elle découle d'une propédeutique spirituelle,
confortée par l'articulation des grades et elle tient dans cette
identité, déjà signalée, des Temples de l'Homme,
de l'Univers et de Salomon, des Temples terrestres et céleste, avec
le " modèle christique " offert par le " divin Réparateur
", terme inspiré par le martinézisme. Antoine Faivre
notera justement dans son analyse de l'ésotérisme chrétien
du XVIe au XXe siècle (1), je cite : " Au fond Willermoz a obtenu
que les cadres de la Stricte Observance Templière servissent à
l'enseignement des Coens " et c'est bien pour cela, comme l'indique
toujours Antoine Faivre, qu'à l'époque de Willermoz la classe
secrète de la Profession qui n'avait point encore disparu contenait
" l'essentiel de la pensée martinéziste ".
Nous allons maintenant aborder la troisième partie de notre conférence
plus directement consacrée aux instructions templières.
Nous
avons relevé le fait que la S.O. avait sans discussion considéré
la Maçonnerie comme une " création " du Temple,
établissant ainsi une filiation ou une succession entre Templiers
et Maçons historiquement contestable.
Willermoz en était parfaitement conscient. En revanche il était
réceptif à l'opinion qui voyait une continuation d'un certain
type entre les deux Ordres, mais une continuation en " sens inverse
" de celle admise par la S.O. = la Maçonnerie ne procédant
pas du Temple et pour cause, ne serait-ce que du point de vue chronologique.
Les loges de maçons auraient par contre abrité des Templiers
pourchassés et la postérité spirituelle templière
menacée de disparition. Willermoz reconnaissait enfin l'existence
d'une consanguinité initiatique entre Francs-Maçons et Templiers
et c'est là un point de grande signification.
En
réformant ainsi les légendes templières de l'Ordre,
Willermoz accomplissait un exploit. Il permettait au Rite de se réclamer
ouvertement du Temple, sans pour autant :
- premièrement : s'exposer à la facile critique concernant
les contre-vérités historiques,
- secondement : prendre d'initiative canoniquement répréhensible,
quant à la reconstitution pure et simple des formes de l'Ordre dissous
dans son état dernier,
- troisièmement : s'aligner sur le contenu du Mémoire adressé
par le comte Joseph de Maistre à l'Eques a Victoria, le duc Ferdinand
de Brunswick Lunebourg, et dont l'argumentation faisait litière de
tout templarisme maçonnique.
Du même coup, l'O. Intérieur épousait les normes d'un
Ordre de Chevalerie chrétien, analogue par ses formes à ceux
dont relevaient nombre de dignitaires de la Maçonnerie rectifiée
et de la S.O.T. de l'époque : Malte, St-Lazare, Teutonique, etc.
Cependant, et à la différence des Ordres chevaleresques, cette
chevalerie rectifiée restait liée à la Maçonnerie
et à la maintenance spirituelle du Temple Salomonien et " Templier
".
Nul doute que Willermoz ait, de cette façon, rassemblé les
prolégomènes nécessaires à la saine intelligence
des rapports entre Templiers et Maçons.
Certes à Lyon en 1778, on s'est bien gardé de trancher mais
les jeux sont faits et, trois ans après le Convent des Gaules, Willermoz
pourra écrire au prince Charles de Hesse, sa lettre célèbre
du 8 juillet 1781 ; il faut en rappeler ici les termes tant elle est importante
pour la saisie des racines intellectuelles du Rite dont nous commémorons
aujourd'hui la naissance rhodanienne ; je cite : " Je ne pense pas
non plus que l'on parvienne à persuader que les chevaliers templiers
aient été les instituteurs ni de la vraie Maçonnerie,
ni même de la Symbolique, soit à l'époque de la fondation,
soit à celle de la destruction de leur Ordre... Mais je ne répugne
point à croire, sans cependant en être persuadé, que
cette " institution " secrète, déjà existante
avant eux, ait été la source d'eux, qu'elle ait même
servi si l'on veut de base à leur institution particulière
: qu'ils aient cultivé et propagé par elle pendant leur règne,
la science dont elle était le voile et qu'ils se soient ensuite couverts
de ce voile même pour perpétuer parmi eux et leurs descendants
la mémoire de leurs malheurs et essayer par ce moyen de le réparer.
Tout cela, quoique dénué de preuves suffisantes, ne répugne
pas néanmoins à la raison et pourrait être admis au
besoin comme vraisemblable. Les annales anglaises déjà citées
font mention d'une grande loge nationale tenue à York, l'an 926.
C'est-à-dire environ deux siècles avant la fondation de l'Ordre
des prétendus instituteurs de la Maçonnerie. Elles assurent
aussi qu'il existait des maçons avant cette époque en France,
en Italie et ailleurs, et certainement l'amour-propre national anglais aurait
supprimé cette anecdote si elle n'avait pas quelque fondement réel.
Il est donc vraisemblable que l'Ordre du Temple institué au commencement
du XIIe siècle et dans le pays même qui est réputé
pour avoir été le berceau des principales connaissances humaines,
ait pu participer à la science maçonnique, la conserver et
la transmettre indépendamment des autres classes d'hommes qui ont
pu en faire autant. En un mot, si le prochain Convent Général
est d'avis de conserver des rapports maçonniques avec l'ancien Ordre
du Temple, je ne vois nul inconvénient à présenter
cet Ordre comme ayant été dépositaire des connaissances
maçonniques et conservateur spécial des formes symboliques
; mets j'en verrais beaucoup à le présenter comme instituteur
parce que l'on pourrait trouver toujours et partout des contradicteurs très
incommodes "
Notre Lyonnais de conclure sur ce point avec l'habileté qui lui est
coutumière : " Je crois que tout cela pourrait s'arranger convenablement
si l'on ne donne que pour vraisemblable ce qui ne pourrait être prouvé
et non comme certain.
"Dermenghem remarquera dans son ouvrage consacré à Joseph
de Maistre mystique : " À vrai dire Willermoz semble plutôt
croire que la Maçonnerie a été propagée par
les Templiers mais non instituée par eux. " Chronologiquement
et techniquement, c'est l'évidence même.
En fait et en creusant encore la question, on s'aperçoit que le groupe
de Willermoz et de ses amis n'est peut-être pas loin de découvrir,
même s'il ne l'exprime pas exactement dans les termes que nous lui
donnerions de nos jours après la lecture de Guénon notamment,
l'existence d'une Tradition première dont procéderaient Maçonnerie
et Templarisme. Ainsi, d'une part, s'expliqueraient les analogies
secrètes entre les deux Ordres et, d'autre part, se justifierait
l'intégration des Templiers chez les Maçons. On retrouvera
d'ailleurs ces notions dans les instructions de l'Ordre Intérieur
et je crois qu'il convient, sans violer aucun secret, de citer ici un passage
très court, mais combien suggestif, de l'instruction authentique
d'Écuyer Novice :
" Ne confondez pas l'Ordre sublime, secret, primitif et fondamental,
avec l'Ordre des Chevaliers Maçons de la Cité Sainte, ni avec
l'Ordre des Chevaliers Templiers. Tous sont sortis de cet Ordre caché.
La Maçonnerie lui doit son existence et nous nous trouvons placés
entre l'initiation symbolique et l'initiation parfaite pour aider à
remonter jusqu'à cet Ordre primitif ceux que la divine miséricorde
y appelle."
L'Instruction en cause soutiendra en outre qu'il existe une initiation originelle
perpétuée dans les loges qui, dit le rituel, " sont de
toute ancienneté " et que cette initiation première aurait
de plus donné naissance à la chevalerie " sacrale "
dotée de liens inconnus aux profanes et qu'enfin, c'est avec le Temple
que la Maçonnerie a le plus d'affinités et de liens historiques.
Voilà donc, mes frères, le point dont on n'a pas débattu
ouvertement et officiellement en 1778 mais dont les coordonnées sont
dans toutes les têtes dès le Convent des Gaules. C'est en effet
à son propos que va s'opérer la mutation de la Stricte Observance
en Rite Rectifié et l'on peut dire que, dès 1778, et même
un peu avant, il est au principe de toute la " problématique
" rectifiée.
C'est tellement vrai que pour la fête du centenaire du Rite, le 3
décembre 1882 à Genève, le F. Édouard Humbert,
ancien député Maître de " l'Union des Curs
" et membre de la loge " Les Amis Fidèles " - deux
loges genevoises - déclarait, dans son discours sur les origines
et l'esprit du Régime Écossais Rectifié, je cite :
" C'est à l'Ordre du Temple que quelques-uns ont fait dès
longtemps remonter l'origine de la Franc-Maçonnerie et plus récemment
celle du Régime Écossais Rectifié. À considérer
le seul Régime Ecossais Rectifié, il ne paraît pouvoir
se rattacher aux traditions templières que par une série de
transformations et d'intermédiaires. Il a pu en provenir par greffes
successives réitérées et en passant par toutes sortes
de métamorphoses mais il n'en est point né, en tous les cas,
comme la branche sort de l'arbre."
Notre auteur helvétique notait alors que depuis 1817 il ne fut plus
question, pour la maçonnerie rectifiée, de se déclarer
l'unique héritière des Templiers parce qu'il manquait d'actes
authentiques officiels pour constater et prouver la filiation des deux ordres
et il ajoutait : " Toutefois comme il y avait entre eux des rapports
impossibles à nier, rapports prouvés par une tradition constante,
par des monuments, par les hiéroglyphes mêmes des Tapis, on
décida que ces rapports seraient conservés et consignés
dans une instruction historique. "
Et voilà mes chers frères, la concrétisation de la
pensée willermozienne. Voilà le profil du Rite et de ses perspectives
templières. Tout cela est inclus dans le Convent des Gaules. Ces
perspectives ne sont point encore proclamées ouvertement, car Willermoz
faisait peut-être sien le conseil de " l'Homme de Cour "
: " Le temps et moi, nous en valons deux autres. " En 1778 tout
ceci semble clair et normatif pour le rite au yeux de Willermoz et des Strasbourgeois
même si, ultérieurement, les relations entre Jean de Turckheim
et Willermoz se détériorent et même si les idées
de Saltzman et de Bernard de Turckheim sont appelées à s'écarter
de celles de Willermoz ; nous n'en sommes pas là en novembre 1778,
et Willermoz est fort loin de se douter d'ailleurs que les rituels de son
Rite ne seront en fait définitivement achevés que bien après
les deux Convents : celui des Gaules et celui de Wilhelmsbad. De toute façon
l'architecture du Rite, telle que l'a tracée Willermoz, triomphera
de tous les obstacles, comme a triomphé sa perspective templière.
Cependant, nous avons vu au passage que la doctrine retenue par les fondateurs
du Rite était allusive, à propos des Templiers et des Maçons,
à l'existence d'une " initiation primitive " dont procéderaient
les uns et les autres.
Cette réflexion, dont on n'a pas encore pressenti au XVIIIe siècle
les conséquences pour le Rite, nous conduit à traiter maintenant
des ouvertures " ésotériques " du Rite Rectifié.
Nous pourrions dire du Rite Rectifié de la fin du cycle, ou "
post-guénonien " selon l'expression de quelques défenseurs
de la Tradition.
Nous
touchons désormais à l'exégèse symbolique et
nous ne nous plaçons plus dans le cadre des limites formelles ou
" formalistes " d'un siècle précis, celui de Willermoz.
Considéré dans son essence, fût-elle chrétienne,
le Rite nous situe au début de la tradition à laquelle il
se rattache (le Christianisme et la Maçonnerie), en même temps
qu'aux fins ultimes du déroulement cyclique de cette tradition. Or,
il y a là, des " possibilités ", au sens "
guénonien " du terme, qui sont encore insoupçonnées
lors de la gestation du rite rectifié, sauf peut-être dans
la vision quasi prophétique de certains, car il y a une sorte de
" prophétisme ", au sens noble du terme, de la Maçonnerie
rectifiée résultant de la conjonction des courants biblico-chrétiens
et maçonnico-templiers ; un prophétisme découlant de
l'ésotérisme du Rite.
Nous abordons maintenant un thème fort délicat. Qui dit "
ésotérisme " dit nécessairement perspective centrale
et transhistorique. En l'occurrence ce n'est donc plus le Rite Écossais
Rectifié, figé dans une interprétation du XVIIIe siècle,
qui polarisera notre attention, mais ce que ce Rite détient essentiellement
et potentiellement par rapport aux conceptions initiatiques de la Maçonnerie
et dans le cadre spécifique de l'ésotérisme chrétien.
À cet égard donc, le Christ y est bien évidemment,
et même de façon précellente, " le Christ ".
Mais, à ce niveau le plus éminent de tous, c'est la triplicité
du pouvoir prophétique, sacerdotal et royal du Verbe Éternel
qui domine toute perception spirituelle liée à l'aspect strictement
ecclésial. Aussi les possibilités incluses dans la fonction
du " Verus prophetas ab initio mundi per saocula currens ", ou
encore du " Christus aeternus et filius dei et archangelus maximus
", selon la théologie de la première église de
Jérusalem (1) et appelées à se développer dans
cette fin de cycle, doivent-elles être présentes à l'esprit
du maçon rectifié ouvert à l'ésotérisme.
À ce degré de connaissance, le Messie-Rédempteur se
révèle dans son ipséité première de "
Centre de tous les Centres " selon le terme des litanies, ou de "
Lieu des Possibles ", deux expressions exprimant la même notion
métaphysique. Or, qui ne voit qu'illuminé par ce soleil de
pure intellection divine, le Christianisme, propre au Rite Rectifié,
acquiert un rôle eschatologique accordé à la vision
prophétique ? et qu'il évite de se muer en secte religieuse
concurrente des églises dans le domaine qui est le leur et où
s'exerce leur magistère incontesté.
Je crois d'ailleurs que les promoteurs du Rite ont envisagé ce danger
de " cléricalisation " du Rite et que certains ont même
entrevu cette dimension d'un prophétisme extra-temporel. Il y a chez
Joseph de Maistre par exemple, un sens du prophétisme qui n'avait
pas échappé à l'analyse de R. Guénon, soit que
l'Eques a Floribus réfère au Christianisme né avant
tous les siècles et dès lors extra-ecclésial, et à
la " vraie Religion qui a bien plus de 18 siècles et qui naquit
le jour que naquirent les jours " (1), soit encore qu'il recommande
de se tenir " prêts pour un événement immense dans
l'ordre divin, vers lequel nous marchons à une vitesse accélérée
qui doit frapper tous les observateurs " et d'ajouter " des oracles
redoutables annoncent déjà que les temps sont arrivés
" (2). Le comte dépassait donc amplement les étroitesses
exégétiques.
Quant à Willermoz sa lettre du 3 février 1873, extraite avec
d'autres du fonds Bernard de Turckheim, publiée et commentée
par Antoine Faivre dans une récente livraison de la revue Renaissance
Traditionnelle de M. R. Désaguliers, cette lettre montre que le Lyonnais
ne sous-estimait pas les périls " sectarisants " du Rite.
On en connaît le motif : Willermoz répond aux objections de
Salzmann et B. de Turckheim qui souhaitaient la disparition de l'Ordre Intérieur
de style trop immédiatement catholique à leurs yeux, mais
désiraient conserver la " Profession ".
L'argumentation willermozienne repose sur la nécessité de
maintenir, au contraire, des paliers dans l'ascension rectifiée :
ceux du 4e degré et de l'Ordre Intérieur et il écrit
: " Et que ferez-vous de ceux qui ont été mal choisis
sinon des ennemis de l'Ordre et de ses principes qui, tout louables qu'ils
sont par leur connexion avec la religion n'en deviendront que plus suspects
au clergé et au gouvernement ? Comme il arrive aujourd'hui à
Turin où l'on reproche aux Grands Profès d'être les
instituteurs et les fauteurs d'une nouvelle secte de religion... et du moment
qu'on mêle la religion à la maçonnerie, dans l'Ordre
symbolique, on opérera sa ruine... Pour faire fructifier notre régime,
nous mettons à découvert ses principes et son but particulier,
nos discours oratoires deviennent des sermons, bientôt nos loges deviendront
des églises ou des assemblées de piété religieuse...
ce danger, mes amis, qui peut paraître chimérique est bien
plus prochain qu'on pense... " Eh oui, mais les " fondamentalistes
intégristes " l'ont vite oublié en confondant le respect
des Rituels et de son esprit, avec l'adoration d'une Écriture Sainte
et la vénération du pur littéralisme.
Sans doute ce que Willermoz entend défendre dans cette lettre, que
le professeur Antoine Faivre qualifie justement de " capitale pour
la compréhension du willermozisme ", c'est la séparation
entre l'ordre symbolique (comprenant le grade de Maître Écossais)
et la grande Profession, en étageant, par progression, les affirmations
chrétiennes du Rite qui ne culmineront qu'au sommet et au terme d'une
montée doctrinale sélective. Nous n'en retiendrons que cette
notion du danger sectarisant que nous dénommerions plutôt,
de nos jours, un danger " d'exotérisation " (et qui est
lié à l'exclusivisme).
Willermoz a raison, il ne s'agit aucunement de chimères mais de périls
sous-jacents tant à la spécification religieuse du Rite qu'à
l'horizon mental de ses membres.
En fait cette sectarisation du Rite ne correspond pas à la perception
ésotérique dont Guénon, par exemple, nous a fait connaître
la nature cognitive.
Alors mes frères, il existe un autre mode d'interprétation
du Rite qui échappe aux limites temporelles et mentales du milieu
historique qui fut le sien, en ce siècle, d'ailleurs fort peu traditionnel,
de la Révolution française. Ce mode interprétatif affirme
tout aussi bien, sinon mieux que celui évoqué précédemment,
le Nom et la doctrine du Rédempteur, la foi en lui, qui découle
des rituels de Maître Écossais et de l'Ordre Intérieur,
mais il se trouve accordé aux données propres à l'ésotérisme
et à l'Unité transcendante des diverses religions. Enfin il
se garde de sécréter une église parallèle. D'aucuns
qualifieraient cette modalité interprétative de " melkitsedeqienne
" ou d'" abrahamique " en ce qu'elle s'étend aux sémites
de chair, et aux sémites en esprit appelés à cette
grâce par Celui que révère le Rite Rectifié et
qui tire son sacerdoce du Roi-Prêtre Melkitsedeq.
Cette herméneutique du Rite et de sa substance rituelle, cette "
sémiologie initiatique ", nous les découvrirons précisément
dans les deux paliers du Rite : l'Écossais de St-André et
la Chevalerie de l'Ordre Intérieur.
Voici
le quatrième grade placé sous le patronage de St André,
le saint qui nous vaut d'être réunis ce jour. Il achève
le cycle maçonnique et ouvre le cycle chrétien et chevaleresque
de l'ordre. Il unit le haut et le bas. Grade central, il synthétise
les aspects qui auraient pu diverger de David, et par la Croix du premier
Juif disciple de Jésus. Il unit aussi les deux Testaments, les deux
peuples - le Juif et le Gentil.
Vous savez combien j'ai médité sur le rôle de notre
Rite dans l'économie spirituelle du judéo-christianisme et
dans les événements liés à une conjoncture cyclique
très proche de nous peut-être... Eh bien l'herméneutique
nous ouvre à la compréhension de " l'ésotérisme
judéo-chrétien " propre à ce grade. Si le bijou
unit les deux faces du Testament, comme la Bible unit les deux Alliances,
ne serait-il pas allusif aux paroles de Paul dans Romains 11, 24 lorsqu'il
s'adresse aux chrétiens de son temps en ces termes : " Si toi
tu as été coupé de l'olivier sauvage et enté
contrairement à ta nature sur l'olivier franc, à plus forte
raison seront-ils entés - il s'agit des Juifs - selon leur propre
nature, sur leur propre olivier.
" Certes l'Apôtre a en vue un événement qui touche
au prophétisme, mais qui pourrait bien s'appliquer à une période
où notre Rite aurait une place de choix, lors de la gloire de l'olive
et qu'évoquent peut-être ces paroles de l'Ange à Zorobabel
en Zaccharie 4, 11-14 = " Qui sont ces deux oliviers à la droite
et à la gauche du chandelier ?... Qui sont ces deux grappes d'olivier
qui se trouvent auprès des deux entonnoirs d'or, et d'où l'or
découle ?... Il me dit : Ce sont les deux fils de l'onction qui se
trouvent près du Seigneur de toute la Terre. " On sait que,
dans la vision de Zaccharie, le Candélabre soutient sept lampes comme
la Menorah, et que ce sont les sept yeux de l'Éternel qui parcourent
toute la terre, alors que les deux fils de l'onction ou les deux oliviers
sont Zorobabel et Jésus le Grand Prêtre.
N'est-il pas étrange de retrouver ainsi un symbole qui se rapproche
manifestement de ceux décrits dans le degré de Maître
Écossais de St-André ? Comment ne pas entrevoir alors dans
ce Rite une propédeutique à la grande rencontre, à
la grande symbiose des deux peuples : juifs et chrétiens ? Si je
me trompe vous me pardonnerez de m'être laissé emporter un
instant sur les ailes de l'Esprit et d'avoir fait fructifier le talent évangélique
du Rite Rectifié dans une banque étrangère à
celui-ci... mais en suivant pour ce faire le conseil du Christ lui-même
!
Le second exemple nous est fourni par l'Ordre Intérieur. Nous avons
vu comment le génie willermozien avait su dégager le templarisme
rectifié de tous les apports artificiels qui en rendaient méconnaissables
les traits d'authentique chevalerie spirituelle.
Le voici désormais situé parmi les milices chevaleresques
sub regula et doté d'une fin religieuse et d'une éthique assez
analogues à celles des autres Ordres de chevalerie. Lui aussi dispose
d'un " code d'honneur " qui fait obligation au chevalier et selon
les termes de l'ancienne tenure, de se mettre " au service de la veuve,
de l'orphelin, de l'opprimé, de la justice et de la paix de Dieu
d'abord " ; aussi ne faudra-t-il pas s'étonner de retrouver
dans les rituels du Rite des formules identiques à celles des Ordres
de chevalerie qui prirent leur essor dans le siècle précédant
l'an mille et dans une large mesure sous l'influence de Cluny. C'est alors
seulement que l'esprit du christianisme pénétra de plus en
plus la caste des chevaliers, donnant naissance à la chevalerie organisée.
Là s'arrête pourtant la comparaison entre les Ordres de chevalerie
et l'Ordre Intérieur Rectifié et là débute en
revanche, l'aventure de la chevalerie initiatique. Pourquoi ? Précisément
parce que Willermoz a su soucher l'Ordre Intérieur sur les quatre
degrés maçonniques et maintenir le lien spirituel entre l'Ordre
Intérieur et l'Ordre du Temple ou plutôt entre la chevalerie
de la Cité Sainte et la Milice du Temple telle qu'elle était
à l'origine de sa vocation et telle que la voulait sa fin célestielle,
pour employer le langage de la Queste du Saint Graal. Dans cette perspective
l'Ordre Intérieur, à l'instar de l'Ordre du Temple, doit être
conscient de l'Unité d'être de toute la chevalerie d'Occident
et d'Orient, chrétienne ou non. Or si l'adoubement liturgique eut
pour but très louable et très saint " d'élargir
ici-bas les frontières du Royaume de Dieu ", selon l'expression
de Léon Gautier, il était en " mode religieux "
la poursuite ininterrompue d'un rite pré-chrétien et de même
extra-chrétien. Un rite d'initiation dont les Templiers, ces soldats
du Christ, connaissaient le sens profond, ésotérique, celui-là
même que nous revendiquons pour distinguer la chevalerie rectifiée
de l'exotisme religieux.
Vous avez deviné que cette chevalerie initiatique, référée
au Temple, est celle de la " Massenie du Saint Graal "à
laquelle Guénon fait allusion dans son ouvrage l'Ésotérisme
de Dante, ou qu'il rattache à la " Garde de la Terre Sainte
". Il mettra d'ailleurs les Templiers en rapport avec les " Gardiens
de la Terre Sainte " lorsqu'il établira une relation entre le
centre des Templiers, celui de Jérusalem et la mystérieuse
Salem de Melkitsedeq.
Guénon accorde enfin aux Templiers le " don des langues ",
conscience intérieure de la véritable unité doctrinale
les rendant capables de communiquer avec les représentants des autres
traditions (1). À propos de l'ésotérisme chevaleresque,
il admet que les Templiers aient, je cite : " possédé
un grand secret de réconciliation entre le Judaïsme, le Christianisme
et l'Islamisme " et qu'ils " buvaient le même Vin que les
Kabbalistes et les soufis. " C'est à cette occasion enfin qu'il
conclut comme suit : " et Boccace leur héritier en tant que
Fidèle d'Amour ne fait-il pas affirmer par Melkitsedeq que la vérité
des trois religions est indiscutable parce qu'elles ne sont qu'une en leur
essence profonde ".
Bref, nous voici parvenus, toujours en suivant le Rite Rectifié et
ses étapes, et dans la ligne même de son ésotérisme
judéo-chrétien, puis chrétien, puis chevaleresque,
au point central où tout le monothéisme s'unifie, au centre
à partir duquel l'universalisation noachite de la tradition d'Abraham
devient visible, compréhensible et s'ouvre à toutes les Traditions
initiatiques d'Orient et d'Occident :
- Avec l'Écossais de St-André, l'Ordre maçonnique se
découvre chrétien... mais par la racine ésotérique
de la Maçonnerie, les deux Alliances s'unissent là en un seul
sceau, celui du Bouclier de David.
- Avec l'Ordre Intérieur, le Christianisme du Rite s'élève
d'un degré en s'armant pour la défense du Christ, mais, par
la racine ésotérique du Temple, les trois Traditions monothéistes
se retrouvent là, dans la garde de la Terre Sainte et de son unique
dépôt, au centre de tout l'Univers traditionnel d'Orient et
d'Occident. Tel est le temple de la Cité Sainte typifié par
la Chevalerie Templière d'Occident et que mon regretté filleul
dans l'Ordre et ami très cher, Henry Corbin - auquel je rends aujourd'hui
un ultime hommage -, a magnifiquement décrit dans l'introduction
analytique aux Sept Traités des Compagnons Chevaliers de l'Islam
iranien ; je le cite pour clore ce chapitre (2).
" Déjà entre les Templiers de St Bernard et les Templiers
du Graal de Wolfram von Eschenbach et d'Albrecht von Scharfenberg il y a
une progression dans un sens ésotérique qui n'est pas étranger
à la gnose chevaleresque d'origine primordiale : la " fotowwat
". II y a plus. Jamais le souvenir du Temple et des Templiers n'a pu
être déraciné en Occident. Il ne s'inscrit pas seulement
dans la topographie où nous pouvons encore facilement en suivre les
traces, mais aussi dans une aspiration secrète et continue des consciences.
Aussi voyons-nous reparaître et revendiquer au XVIIIe siècle,
avec la maçonnerie templière, l'héritage du Temple...
Ce n'est point par des documents d'archives et des actes notariés
que l'authenticité de cette descendance peut être garantie,
bien que les traditions qui font état du rôle de l'Écosse
pour sa transmission à travers les siècles obscurs, recèlent
quelque chose qui n'est peut-être pas de l'histoire mais n'est pas
non plus mythe ou pure légende. La résurgence de la chevalerie
templière comme chevalerie mystique au cur de l'ésotérisme
en Occident au XVIIIe siècle est une illustration par excellence
du passage de la chevalerie guerrière à la chevalerie mystique...
... "II est superflu de rappeler ici le passage de la Maçonnerie
opérative à la Maçonnerie symbolique s'effectuant par
le lien qui, au Moyen Age, unit les maçons constructeurs de cathédrales
avec les Chevaliers du Temple. "
Ce lien... est celui de l'ésotérisme et d'un compagnonnage
divin dont le traité iranien nous montre qu'il rassemble les hommes
de désir ou les " Amis de Dieu " dans un ordre à
vocation chevaleresque et prophétique dont Abraham le Père
des croyants donne la personnification.
Une chevalerie transhistorique et finalement, par là même,
transconfessionnelle, mais non point a-confessionnelle, une philoxénie
spirituelle qui fait du chevalier et dans son for intérieur, un "
errant " et un " étranger " sur terre, comme Dieu
lui-même se qualifie dans un psaume. Un ami de tous les étrangers
qu'il accueille à sa table et avec qui il rompt le pain, partage
le sel et boit le vin comme le fit Abraham avec les trois entités
angéliques. Une chevalerie qui n'a que faire des serments car, comme
le dit une innovation heureuse de nos rituels, elle n'en peut rompre aucun
si elle ne comprend dans son sein que des hommes aptes à saisir le
sens caché des signes, que des hommes épurés et par
là incapables de commettre vilenies et bassesses par la parole, l'acte,
l'écrit, la manuvre souterraine ou la dénonciation d'autrui,
etc. Une chevalerie d'hommes, ni clercs ni pourtant laïcs, et qui habitent
au sein du Temple johannite comme les " Gottes Freunde " de la
mystique rhénane, d'hommes déjà morts à leur
moi, même celui de leur justification religieuse, et qui ne "
meurent " plus lors de la mort physique et de ce que l'Écriture
nomme la " deuxième mort ".
Chevalerie précellente entre toutes, qui prend le sens de sodalité
ésotérique et hiérarchique = un secret de condition
divine, un secret de la double nature de l'Envoyé de Dieu !
J'en ai terminé avec cette évocation abrahamique et l'ésotérisme
du Rite m'aura permis de joindre la mystique du Rhin à celle du Rhône,
tout comme le Rite, né au Convent des Gaules, nouait la science et
la foi des Strasbourgeois à celles des Lyonnais.
Sans doute, cette peinture ésotérique est-elle comme recouverte
d'une brume qui sied à un tel type de description picturale. Vous
ne me tiendrez pas rigueur car la même brume est celle de Lugdunum,
énigmatique ; elle laisse à peine deviner les traits de tels
de nos maçons rectifiés lyonnais, actuels, et ardents défenseurs
du Rite de Jean-Baptiste Willermoz, dans cette ville secrète et mystérieuse
où ils sont comme la postérité spirituelle des grands
maçons dont j'ai évoqué la mémoire au cours
de ce long exposé. C'est pour moi l'occasion de remercier particulièrement
mon vieux compagnon de route Raymond Peillon, et bien sûr Michel-Henri
Coste, Albert Girod, Paul Prudent et d'autres encore que je ne puis citer
pour... éviter les oublis et qui me le pardonneront.