Liberté,
Nécessité, Providence.
Fabre d'Olivet
Et quant aux
maux qu'entraîne avec soi le Destin
Juge-les ce qu'ils sont ; supporte-les ; et tâche,
Autant que tu pourras, d'en adoucir les traits.
Les Dieux aux plus cruels n'ont pas livré les sages.
J'ai dit que Pythagore admettait deux mobiles des actions humaines, la puissance
de la Volonté, et la nécessité du Destin, et qu'il
les soumettait l'un et l'autre à une loi fondamentale appelée
la Providence, de laquelle ils émanaient également. Le premier
de ces mobiles était libre, et le second contraint : en sorte que
l'homme se trouvait placé entre deux natures opposées mais
non pas contraires, indifféremment bonnes ou mauvaises, suivant l'usage
qu'il savait en faire. La puissance de la volonté s'exerçait
sur les choses à faire ou sur l'avenir ; la nécessité
du destin sur les choses faites, ou sur le passé ; et l'une alimentait
sans cesse l'autre, en travaillant sur les matériaux qu'elles se
fournissaient réciproquement : car, selon cet admirable philosophe,
c'est du passé que naît l'avenir, de l'avenir que se forme
le passé, et de la réunion de l'un et de l'autre que s'engendre
le présent toujours existant, duquel ils tirent également
leur origine : idée très profonde, que les stoïciens
avaient adoptée [1]. Ainsi, d'après cette doctrine, la liberté
règne dans l'avenir, la nécessité dans le passé,
et la providence sur le présent. Rien de ce qui existe n'arrive par
hasard, mais par l'union de la loi fondamentale et providentielle avec la
volonté humaine qui la suit ou la transgresse, en opérant
sur la nécessité [2]. L'accord de la volonté et de
la providence constitue le Bien ; le Mal naît de leur opposition.
L'homme a reçu, pour se conduire dans la carrière qu'il doit
parcourir sur la terre, trois forces appropriées à chacune
des trois modifications de son être, et toutes trois enchaînées
à sa volonté. La première, attachée au corps,
est l'instinct ; la seconde, dévouée à l'âme,
est la vertu ; la troisième, appartenant à l'intelligence,
est la science ou la sagesse. Ces trois forces, indifférentes par
elles-mêmes, ne prennent ce nom que par le bon usage que la volonté
en fait ; car, dans le mauvais usage, elles dégénèrent
en abrutissement, en vice, et en ignorance. L'instinct perçoit le
bien et le mal physique résultant de la sensation ; la vertu connaît
le bien et le mal moraux existant dans le sentiment ; la science juge le
bien ou le mal intelligibles qui naissent de l'assentiment. Dans la sensation,
le bien et le mal s'appellent plaisir ou douleur ; dans le sentiment, amour
ou haine ; dans l'assentiment, vérité ou erreur. La sensation,
le sentiment et l'assentiment, résidant dans le corps, dans l'âme
et dans l'esprit, forment un ternaire, qui, se développant à
la faveur d'une unité relative, constitue le quaternaire humain,
ou l'Homme considéré abstractivement. Les trois affections
qui composent ce ternaire agissent et réagissent les unes sur les
autres, et s'éclairent ou s'obscurcissent mutuellement ; et l'unité
qui les lie, c'est-à-dire l'Homme, se perfectionne ou se déprave,
selon qu'elle tend à se confondre avec l'Unité universelle,
ou à s'en distinguer. Le moyen qu'elle a de s'y confondre, ou de
s'en distinguer, de s'en rapprocher ou de s'en éloigner, réside
tout entier dans sa volonté, qui, par l'usage qu'elle fait des instruments
que lui fournit le corps, l'âme et l'esprit, s'instinctifie ou s'abrutit,
se rend vertueuse ou vicieuse, sage ou ignorante, et se met en état
de percevoir, avec plus ou moins d'énergie, de connaître et
de juger avec plus ou moins de rectitude ce qu'il y a de bon, de beau et
de juste dans la sensation, le sentiment ou l'assentiment ; de distinguer
avec plus ou moins de force et de lumières le bien et le mal ; et
de ne point se tromper enfin dans ce qui est réellement plaisir ou
douleur, amour ou haine, vérité ou erreur.
On sent bien que la doctrine métaphysique que je viens d'exposer
brièvement, ne se trouve nulle part aussi nettement exprimée,
et qu'ainsi je ne puis l'appuyer d'aucune autorité directe. Ce n'est
qu'en partant des principes posés dans les Vers dorés, et
en méditant longtemps sur ce qui a été écrit
de Pythagore, qu'on peut en concevoir l'ensemble. Les disciples de ce philosophe
ayant été extrêmement discrets, et souvent obscurs,
on ne peut bien apprécier les opinions de leur maître qu'en
les éclairant de celles des platoniciens et des stoïciens, qui
les ont adoptées et répandues sans autant de réserve.
L'Homme, tel que je viens de le dépeindre, d'après l'idée
que Pythagore en avait conçue, placé sous la domination de
la Providence, entre le passé et l'avenir, doué d'une volonté
libre par son essence, et se portant à la vertu ou au vice de son
propre mouvement, l'Homme, dis-je, doit connaître la source des malheurs
qu'il éprouve nécessairement ; et loin d'en accuser cette
même Providence qui dispense les biens et les maux à chacun
selon son mérite et ses actions antérieures, ne s'en prendre
qu'à lui-même s'il souffre par une suite inévitable
de ses fautes passées. Car Pythagore admettait plusieurs existences
successives [3], et soutenait que le présent qui nous frappe, et
l'avenir qui nous menace, ne sont que l'expression du passé, qui
a été notre ouvrage dans des temps antérieurs. Il disait
que la plupart des hommes perdent, en revenant à la vie, le souvenir
de ces existences passées ; mais que, pour lui, il devait à
une faveur particulière des Dieux d'en conserver la mémoire
[4]. Ainsi, suivant sa doctrine, cette Nécessité fatale dont
l'homme ne cesse de se plaindre, c'est lui-même qui l'a créée
par l'emploi de sa volonté ; il parcourt, à mesure qu'il avance
dans le temps, la route qu'il s'est déjà tracée à
lui-même ; et, suivant qu'il la modifie en bien ou en mal, qu'il y
sème, pour ainsi dire, ses vertus ou ses vices, il la retrouvera
plus douce ou plus pénible, lorsque le temps sera venu de la parcourir
à nouveau.
Voilà les dogmes au moyen desquels Pythagore établissait la
nécessité du Destin, sans nuire à la puissance de la
Volonté, et laissait à la Providence son empire universel,
sans être obligé ou de lui attribuer l'origine du mal, comme
ceux qui n'admettaient qu'un principal des choses, ou de donner au Mal une
existence absolue, comme ceux qui admettent deux principes. Il était
en cela d'accord avec la doctrine antique, suivie par les oracles des Dieux
[5]. Les pythagoriciens, au reste, ne regardaient pas les douleurs, c'est-à-dire
tout ce qui afflige le corps dans sa vie mortelle, comme de véritables
maux ; ils n'appelaient maux véritables que les péchés,
les vices, les erreurs dans lesquels on tombe volontairement. Selon eux,
les maux physiques et inévitables, étant illustrés
par la présence de la vertu, pouvaient se transformer en biens, et
devenir brillants et dignes d'envie. Ce sont ces derniers maux, dépendants
de la nécessité, que Lysis recommandait de juger pour ce qu'ils
sont ; c'est-à-dire de considérer comme une suite inévitable
de quelque faute, comme le châtiment ou le remède de quelque
vice ; et conséquemment de les supporter, et loin de les aigrir encore
par l'impatience et la colère, de les adoucir au contraire par la
résignation et l'acquiescement de la volonté au jugement de
la Providence. Il ne défendait point, comme on le voit dans les vers
cités, de les soulager par des moyens licites ; au contraire, il
voulait que le sage s'appliquât à les détourner, s'il
le pouvait, et à les guérir. Ainsi ce philosophe ne tombait
point dans les excès qu'on a justement reprochés aux stoïciens
[6]. Il jugeait la douleur mauvaise, non qu'elle fût de la même
nature que le vice, mais parce que sa nature purgative du vice l'en rendait
une suite nécessaire. Platon adopta cette idée et en fit sentir
toutes les conséquences avec son éloquence ordinaire [7].
Notes
[1] Senec, De Sen. L. VI, c. 2.
[2] Hiérocl., Aur. carmin., v. 18.
[3] Diog. Laërt., in Pythag. ; ibid., in Emped.
[4] Hierocl. Pont., apud Diog. Laërt. L. VIII, § 4.
[5] Maxime de Tyr avait fait une dissertation sur l'origine du Mal, dans
laquelle il prétendait que les oracles fatidiques ayant été
consultés à ce sujet répondirent par ces deux vers
d'Homère :
Nous accusons les Dieux de nos maux ; et nous-mêmes
Par nos propres erreurs, nous les produisons tous.
[6] Plutar., De Repugn. Stoic.
[7] In Gorgi. et Phileb.