L'evangile
Et Le Savoir
Sedir
On peut dire,
en donnant aux mots leur acception la plus large, que notre temps est intelligence
et sensualité; c'est la principale cause pour laquelle il reste sourd
aux appels de Dieu. Tout le monde saisit a peu près pourquoi la religion
met en garde contre le charme des jouissances sensibles; mais, aux yeux
de l'élite, les joies intellectuelles gardent un prestige qui empêche
de voir combien souvent elles nous éloignent du divin.
Or l'Évangile nous parle toujours de morale et de piété,
jamais de recherches scientifiques ou philosophiques. Est-ce par opposition
? Certainement non; Dieu ne nous aurait pas pourvus de facultés mentales
aussi actives pour nous défendre ensuite de les faire travailler.
Est-ce par oubli ? Non plus, car cet Évangile, écrit au nom
du Verbe en vue des besoins propres de nos siècles, doit servir de
guide pour tous les genres d'activités, et offrir toutes les directives,
sous peine de perdre son caractère de perfection infaillible, de
décevoir la confiance des croyants, sous peine enfin de ruiner leur
foi. Il est impossible que notre Père Se joue ainsi de ceux qui s'abandonnent
à Lui.
Je voudrais dire aujourd'hui, pour aider, si possible, aux entretiens qu'il
vous arrivera d'avoir avec des contradicteurs quelconques, dans quelle attitude
le pur disciple de Jésus-Christ aborde le problème du savoir,
où il le situe, comment il le résout. On nous reproche parfois
de ne mettre aucun frein à nos imaginations, d'être de faux
mystiques, des contempteurs de l'intelligence; je désirerais montrer
plus explicitement que je ne l'ai encore fait de quelle façon la
doctrine littérale de l'Évangile sous-entend une méthode
de connaissance avant tout pratique, réaliste, expérimentale
et directe; de quelle façon le vrai disciple reçoit des notions
exactes sur les choses et sur les êtres, quelle est sa critique, d'où
il tire ses certitudes.
*
La connaissance ordinaire emploie trois procédés; d'abord
l'observation : expérience naturelle des phénomènes
de la Nature, expérience artificielle que le savant institue dans
son laboratoire; ensuite la méditation sur les rapports réciproques
des phénomènes; enfin la contemplation sans raisonnement de
laquelle jaillit l'intuition.
Ces enquêtes, que nous menons dans la sphère de la pleine conscience,
nous appartiennent; nous sommes libres de les entreprendre ou de les ignorer.
L'être humain n'est ni un monarque absolu, ni un esclave; il jouit
d'une autonomie relative qu'il étend ou qu'il restreint selon qu'il
s'attache à la volonté divine ou à la sienne propre.
De même qu'il a sur son corps certains droits et envers lui certains
devoirs, il a des droits sur son intelligence et des devoirs envers elle.
Tous deux sont des instruments de travail au moyen desquels il devrait réaliser
les seuls desseins de Dieu, que la lumière de son coeur transmet
à son libre arbitre.
Plus que tout autre, le disciple a le droit de faire marcher son cerveau,
avec le devoir de contenir cette activité au-dedans de certaines
limites; l'intellectuel sort de ces limites plutôt par l'esprit de
ses recherches que par leu. nature, car rien ne lui paraissant plus noble
ou plus utile que les accroissements du savoir, sa passion cérébrale
peut lui faire oublier ces défenses divines, avertissements bénévoles
d'un Père tout animé de sollicitude. Il a tort d'être
insatiable, comme d'autres travailleurs ont tort qui ruinent leur santé
pour acquérir la fortune. Je sais bien que les richesses de l'avare
finissent toujours par revenir à la masse, comme les hardiesses du
savant provoquent des découvertes utiles; mais je crois que l'un
et l'autre obtiendraient un résultat meilleur, plus normal, sans
réactions fâcheuses, en obéissant, dans la conduite
de leur activité, aux directives évangéliques. Toutes
nos puissances, corporelles ou intellectuelles, sont des servantes que Dieu
nous prête; elles ne sont pas nos esclaves, elles ne nous appartiennent
pas en propre; nous devons les faire travailler, même et surtout lorsqu'elles
sont paresseuses, mais nous devons aussi leur donner le repos nécessaire;
nous devons les spiritualiser, je veux dire les rendre réceptives
à l'influence de l'Esprit, en les tournant, par la purification de
nos mobiles, par la prière, par la charité, vers les buts
que
Dieu nous propose, chaque jour, chaque heure et chaque minute.
" Il n'est pas de secret qui ne doive être découvert ",
lisons-nous dans l'Évangile. Je crois à l'universalité
absolue de cette parole; seulement, c'est le procédé de ces
découvertes qui change selon que l'explorateur se fie à la
seule matière, ou à la seule intelligence, ou au seul Christ.
Dans le langage de l'Évangile, le mot Vérité n'a pas
un sens scientifique, ni philosophique, ni même seulement moral; son
sens, comme d'ailleurs le vrai sens de tous les termes de ces Écritures,
englobe les trois premiers, les dépasse et les transforme; c'est
un sens spirituel, accessible, non par l'esprit de l'homme, mais par l'Esprit
du Très-Haut. Et cet Esprit descend sur nous, non pas lorsqu'on cherche
à le capter par les soupirs de la prière platonique, mais
lorsqu'on se place dans son rayonnement, en " aimant Dieu de tout son
coeur, de toute son intelligence, de toutes ses forces, et son prochain
comme soi-même pour l'amour de Dieu ". Remarquons cet appel à
l'intelligence prononcé par Jésus pour parfaire notre amour
de Dieu. Selon la sagesse humaine, une discipline intellectuelle existe;
la discipline de la sagesse mystique est morale d'abord, et totale ensuite.
Pour comprendre l'Évangile, il faut une certaine manière de
voir dont l'observance de cette discipline seule nous rend susceptibles
d'être instruits par le Ciel. Cet état d'âme se nomme
la pauvreté intérieure, la première des béatitudes,
récompense déjà inestimable et inconcevable aux plus
sages des humains. Quand le disciple s'y trouve établi, un monde
nouveau s'offre à ses regards, de nouvelles terres, de nouveaux cieux;
ou, plus exactement, le monde qu'il percevait jusqu'alors par ses formes
sensibles, ou par les abstractions mathématiques, par les méditations
philosophiques, ce monde s'éclaire d'un jour inconnu. Au lieu des
formes et des lois, ce sont les types essentiels qui se montrent à
lui, l'esprit des choses, les esprits des êtres, leurs relations centrales,
leur simplicité permanente.
*
Le savant, le philosophe recherchent l'inconnu dans les limites de leurs
sens corporels ou de leurs facultés mentales, limites dont ils ne
peuvent sortir sans entrer soit dans les groupes aventureux des divers occultismes,
soit dans la cohorte mystique des serviteurs du Christ. En tant qu'hommes
de science ou de pensée, leurs travaux restent légitimes parce
qu'ils savent qu'ils ne sont que des hommes, sujets à l'erreur et
incapables d'appréhender l'ensemble total des phénomènes
et des lois.
Tandis que les recherches des occultismes deviennent illégitimes
devant Dieu, parce que l'esprit qui les inspire n'est pas humble. Le disciple
du Christ ne scrute pas les mystères s'il n'en a reçu la permission;
il ne se préoccupe que de se rendre moins indigne de recevoir ceux
que son Maître jugera utile de lui dévoiler. Le savant et le
philosophe se servent honnêtement et humblement des instruments de
travail dont ils sont pourvus. Mais à la base des enquêtes
de l'occultiste on trouve cette conviction, tacite ou expresse, que lui
n'est pas un homme comme les autres, qu'il appartient à une élite,
qu'il est capable de perfectionner par lui-même et ses sens et sa
raison. Et cette attitude orgueilleuse l'empêche de voir comment il
ne s'élève qu'en refoulant sous ses pieds un grand nombre
de créatures, matérielles ou immatérielles, en négligeant
des travaux immédiats, donc d'une utilité urgente, et combien
ses découvertes demeurent fatalement partielles, puisque ses moyens
d'investigation restent, par nature, limités. L'occultiste, en un
mot, oublie qu'aucun individu ne peut par ses propres forces sortir du créé,
du fini, du conditionné.
Toutefois je n'indique dans ce court entretien que des types généraux.
Je sais que tous les adeptes de l'ésotérisme ne se croient
pas des surhommes et que quelques chrétiens, au contraire, se croient
parfaits; des gens faisant profession de science exacte ou de pensée
impartiale se montrent intolérants; très peu d'individus sont
homogènes : le tempérament nous tire dans un sens, le caractère
dans un autre, la mentalité dans un troisième.
Aussi voudra-t-on bien m'excuser si je ne présente que des ébauches.
Il me faudrait, pour reproduire toutes les nuances de la psychologie, de
la métaphysique ou de la théologie, un savoir universel, un
talent que je ne possède pas et une existence plus libre d'autres
besognes indispensables. C'est sans doute à cause de cette hâte
constante que j'ai dû bien souvent mal définir ma pensée
et offrir au public une peinture trop vague de la doctrine dont s'inspirent
nos " Amitiés Spirituelles ". Je ne sortirai pas de mon
sujet en essayant aujourd'hui de distinguer mieux ce qui nous sépare
des autres écoles spiritualistes, puisque je préciserai par
là même l'attitude du disciple de l'Évangile en face
des méthodes de la sagesse humaine.
*
Quoique certains prétendent, la doctrine évangélique
ne constitue pas la surface, mais le fond de nos convictions. Et réciproquement,
en dépit des ressemblances extérieures, ce que j'ai pu dire
de la structure et des habitants des mondes invisibles ne constitue pas
le fond de nos études, mais l'accessoire. Dès qu'on parle
de l'Invisible, le public vous étiquette spirite, ou occultiste,
ou théosophe; or, en ces matières, la qualité, la nature
des connaissances recherchées dépendent d'abord de l'intention
dans laquelle on effectue ces recherches et de la méthode qu'on y
emploie.
Comme l'explique excellemment un théologien moderne, " sous
le nom d'occultisme viennent se ranger toute une masse d'enseignements et
de procédés qui se proposent d'atteindre à la connaissance
de l'essence des choses en dehors des voies normales. Son ambition serait
d'arriver à un certain point commun par où tous les êtres
se touchent et ainsi de prévoir leur naissance comme d'agir sur leur
production ".
Or les " Amitiés Spirituelles ", en fait d'enseignements
ou de procédés, se bornent à redire ceux que nous donne
l'Évangile. Leur ambition n'est pas de faire de leurs adhérents
des mages, ni des surhommes, mais des hommes, de simples chrétiens.
Aucun fidèle, de n'importe quelle confession, ne peut nous reprocher
notre croyance que l'Évangile renferme tout. Aucun non plus ne peut
rejeter la " théorie des plans ", la théorie selon
laquelle il existe dans la Nature un certain nombre de degrés ou
de combinaisons de la substance universelle, puisque les théologies
admettent ces degrés, puisque les révélations des saints
les décrivent, puisque nous croyons, selon la parole du Christ, que
le Créateur reste indépendant de Son oeuvre.
Aucun dogme ne s'oppose ni à la pluralité des mondes habités,
ni à la pluralité des existences, ni à cet animisme
qu'on nous reproche d'avoir adopté, comme de simples sauvages. D'autant
plus, je le répète, que ces théories n'ont pour nous
qu'une importance très relative; on peut lire, sous les signatures
de la vénérable Marie d'Agreda, de sainte Hildegarde, sainte
Françoise Romaine, de la vénérable Catherine Emmerich,
de bien d'autres encore, des histoires fort semblables à des contes
de fées : qui s'aviserait d'en conclure que le catholicisme n'est
bon que pour les cerveaux faibles ? Nous n'avons jamais prétendu
qu'il soit nécessaire au disciple d'entrer en relations avec les
esprits des choses, ni avec les dieux, ni même avec les anges; nous
croyons même - ou plutôt nous savons qu'un homme peut monter
très haut vers Dieu sans bénéficier d'aucune vision,
d'aucune faculté miraculeuse; nous sommes d'accord en cela avec la
théologie la plus orthodoxe, et c'est cela que j'ai voulu dire en
écrivant qu'un saint qui saurait être un saint ne serait plus
un saint.
On nous reproche de tout matérialiser, d'épaissir toutes les
notions. Mais faut-il redonner les définitions classiques de l'essence
et de la substance, de l'esprit et de la matière ? Qu'est-ce que
la troisième personne de la divine Trinité, l'Esprit Saint,
duquel il est écrit " l'Esprit souffle où il veut, et
comme il le veut, nul ne sait d'où il vient, ni où il va "
? Si cet agent insaisissable souffle où il veut, c'est qu'il est
libre; si nul ne peut connaître son parcours, c'est qu'il n'obéit
à aucune loi; par suite, quoi que ce soit que des conditions quelconques
régissent n'est pas l'Esprit pur; donc tous les êtres invisibles,
par la simple raison qu'ils furent créés, qu'ils ne sont pas
Esprit, sont matière : matière imperceptible à nos
sens ou à nos instruments, mais matière. La physique moderne
démontre bien que la lumière, l'électricité
ont un poids; ces fluides appartiennent donc à la matière;
pourquoi pas d'autres aussi ?
Notre compréhension de l'Évangile n'est pas pour cela matérialiste.
Au contraire; nous nous inscrivons en faux contre les deux adages occultistes
: le hasard n'existe pas, le surnaturel n'existe pas. Si par le premier
de ces aphorismes l'initié entend que tout ce qui vit dans l'orbe
de la création est soumis à une loi, d'accord; mais s'il entend
que ces lois, rigides et fatidiques dans l'univers créé, sont
toutes-puissantes, non. Au-dessus, ou en dedans de la trame du déterminisme
il y a la puissance du Ciel, la grâce divine, l'amour, l'Esprit libre,
vers la réception de qui nous chrétiens, tendons de toute
notre ferveur. Il y a les mondes physiques, il y a les mondes hyperphysiques,
et les métaphysiques; tout cela, c'est du créé, du
naturel, du conditionné, du relatif; tout cela, c'est le royaume
du Destin et de la Justice. En dehors et en dedans de tout cela, antérieurement,
simultanément et ultérieurement à cela, il y a le royaume
de la Miséricorde, le royaume de Dieu, le Surnaturel. Pour nous le
surnaturel est; il est même la seule réalité, la seule
vérité, la seule vie, la seule voie; il se nomme Jésus-Christ;
or, ce caractère unique du Christ, aucun occultisme ne l'admet.
Quand l'apôtre Paul s'écrie qu'actuellement les hommes voient
les choses comme dans un miroir, il dit vrai; la seule réalité,
c'est le royaume de Dieu, l'éternité; la création,
c'est les ombres flottantes et inverties des habitants du Ciel et des forces
éternelles. Nous, nous essayons de nous rendre dignes des visitations
divines; les occultismes, eux, veulent se saisir des ombres; et dans le
grand public, ce sont ces ombres, l'astral, le spiritus mundi, l'akasha,
qu'on croit être le surnaturel.
Il est donc faux d'assimiler notre foi " au rêve de toutes les
magies, de tous les occultismes, de toutes les variétés de
la " Christian Science ". " Commander aux forces de la Nature,
exercer sur toutes les puissances une action nécessitante et contraignante,
dominer la maladie ", tout cela en soi-même ne nous intéresse
pas. Si nous voulions dominer quoi que ce soit, commander qui que ce soit,
nous ne serions pas des chrétiens. Tout ce que nous désirons,
c'est de soulager nos frères; quand nous ne trouvons plus d'argent
pour secourir le mal heureux, plus de remède pour calmer le malade,
nous demandons l'aide du Ciel. Et si je vous parle, trop souvent peut-être,
des merveilles secrètes de l'univers, c'est pour abattre les préjugés,
animer la foi et faire comprendre que rien n'est impossible à Dieu.
J'accorde que je vous raconte des choses invraisemblables; mais pas plus
invraisemblables que les résurrections de saint Vincent Ferrier,
les discours du petit Pauvre d'Assise aux oiseaux, les miracles de nombreux
thaumaturges, comme ce maçon que saint Philippe de Néri voit
tomber d'un faîte et qui s'arrête en l'air le temps que le saint
aille demander à son supérieur la permission de le sauver;
saint Paul l'a dit le premier : la sagesse du chrétien est folie
aux yeux des hommes.
En effet, le monde est un vaste mécanisme, mais au sein duquel palpitent
les germes de la liberté, germes qui se développent dans la
mesure où ces êtres réalisent la loi de Dieu, la loi
de l'Amour. C'est une parole du Christ que nos renoncements nous libèrent,
à condition qu'ils se fassent, non pas pour devenir libres, mais
par pure charité. Nous ne le voyons que trop, hélas ! que
nous ne sommes libres que dans une mesure infime. Et quand Jésus
commande à Ses apôtres d'appeler la paix sur la maison où
ils entrent, Il S'exprime comme si la maison elle-même pouvait entendre
ces souhaits; en d'autres circonstances, Il S'exprime également comme
si le figuier, la fièvre, les péchés, la montagne,
la tempête pouvaient entendre Ses commandements. Or Jésus n'était
pas un rhéteur; s'Il S'adresse à des choses en apparence inanimées
comme si elles possédaient de la raison et un certain libre arbitre,
c'est qu'elles possèdent, en effet, ces prérogatives dans
une mesure quelconque. Le rituel romain formule aussi ses exorcismes et
ses bénédictions comme si l'eau, l'huile, le champ, l'édifice
les pouvaient entendre et comprendre; sont-ce des figures de rhétorique,
ou bien les vieux pontifes et Jésus sont-ils des animistes, comme
le Fuégien ou le Papou ?
*
Je n'ai pour l'intelligence aucun dédain. Mais à une époque
où on la déifie, où on nomme sentiment et passion ce
qui n'est qu'effervescence des sensibilités, je crois bien faire
en proclamant le coeur comme le vrai centre de l'homme; le mental est un
instrument, la sensibilité en est un autre, le corps un troisième.
L'Église aujourd'hui recommande l ?étude de la plus vaste
pensée catholique, de saint Thomas d'Aquin; puis-je me permettre
de rappeler que saint Augustin a écrit : " Aime, et fais ce
que tu voudras " ? C'est une parole profondément vraie, à
condition que cette charité généreuse ne reste pas
platonique et aille sans cesse jusqu'aux actes. Vous m'avez souvent entendu
vous mettre en garde contre le quiétisme, vous exhorter à
la discipline des renonciations, à l'effort sain des réalisations
altruistes; je ne crois pas avoir jamais célébré les
romantiques enthousiasmes de la vie intérieure. Nous savons que suivre
le Christ est une oeuvre d'équilibre, et que les plus grands de Ses
serviteurs furent des êtres de bon sens pratique et d'énergie.
Nous ne faisons pas non plus profession de dédaigner aucune des merveilles
que la terre offre à notre étude. Je ne crois pas qu'aucun
de nous ait jamais formulé de blâme contre le dogme ou la discipline
du catholicisme; nous admirons ses saints, ses cathédrales, sa langue,
sa pensée; nous ne nous sommes jamais permis la vingtième
partie des critiques qu'on peut lire dans les oeuvres de plusieurs de ses
docteurs et de ses Pères. Si bien que des anticléricaux ont
prétendu que nous sommes des jésuites déguises. Comment
contenter tout le monde ?
Quand je me permets d'attirer l'attention des chercheurs sincères
sur le mirage des pratiques dévotes, je ne prétends point
que celle-ci soient vaines, mais qu'elles ne constituent pas l'essentiel
de la vie religieuse. Entre une mère de famille qui, se dévouant
aux siens, trouve sur ses heures de repos le temps de secourir quelque voisine
nécessiteuse, et la dame qui ne manque pas la messe, qui satisfait
aux quêtes, mais qui déchire les réputations ou traite
mal ses domestiques, je crois que Dieu préfère la première;
Jésus nous le dit d'ailleurs, et nombre de Ses serviteurs canonisés
l'ont répété.
Quant à décrire Dieu, quant à Le définir, on
nous reproche d'éluder ces précisions; mais pourquoi expliquer
l'évidence ? Notre époque réaliste, préférant
les faits aux abstractions, a surtout besoin de vérifier les résultats
pratiques de bonheur, de libre rayonnement, te vive et bienfaisante énergie
que procure l'obéissance aux maximes évangéliques.
Les " Amitiés Spirituelles " ne s'adressent pas à
ceux qui ont trouvé l'équilibre intérieur dans le sein
de l'une ou l'autre Église; elles s'adressent à ceux qui cherchent
çà et là, qui se fatiguent à la poursuite des
fantômes déistes, ou ésotéristes, ou des sagesses
humaines, qui ne voient plus clair à force d'explorer les régions
intermédiaires. A ceux-là nous nous efforçons de montrer
le Christ, lumière originelle, invariable et la mieux à notre
portée.
Que dire de la miséricorde divine à une génération
sur laquelle se sont abattus les malheurs les plus effroyables et en apparence
hors de proportion avec les fautes qu'elle peut avoir commises ? Ne faut-il
pas la ramener doucement et de loin, en lui montrant ce que l'on sait du
mécanisme de la vie universelle, depuis les causes morales jusqu'à
leurs effets physiques, vers une conception plus humble de ses propres mérites
? Ne faut-il pas, étant donné le peu d'effet des consolations
dévotes, détourner les regards de ceux qui souffrent vers
leurs compagnons qui souffrent davantage encore ? Ne faut-il pas leur parler
du Fils avant de leur parler du Père ?
Au surplus, nous proclamons partout que l'élément nécessaire
à la perfection des bonnes oeuvres, c'est qu'on les accomplisse non
par dignité morale, ni dans l'espoir d'une récompense future,
mais par compassion et par obéissance. Ne disons-nous pas, d'après
l'autorité de la parole divine, que la véritable obéissance,
celle du disciple, n'est pas une contrainte, mais un libre zèle ?
Et ce sentiment peut-il naître dans une âme où ne brûle
pas l'amour de Dieu ?
On nous accuse de panthéisme : matérialiste selon les uns,
spiritualiste selon les autres, émanationiste suivant d'autres encore.
Or, nous croyons à un
Dieu personnel et non impersonnel; à un Dieu libre, indépendant
de Son oeuvre et non contraint par elle, sauf les esclavages où Il
Se réduit, par amour, en la personne de Son Fils. L'âme éternelle
qui brille au centre de notre être n'est pas une parcelle de Dieu,
au sens oriental de cette expression; c'est une Lumière éternelle
qui a reçu la possibilité de se joindre au moi; jamais nous
n'avons prétendu que le disciple parfait devienne identique au Verbe;
il en devient une partie intégrante, oui; il ne devient pas le Verbe.
J'ai écrit que cette âme éternelle " est la fenêtre
par où les autres foyers de l'individu peuvent apercevoir Dieu ";
c'est donc qu'elle n'est pas Dieu.
*
Non, nous ne regardons pas avec mépris la masse chrétienne.
Nous montrons le plus grand respect pour tous ceux qui, dans cette foule
immense, ne font pas passer les rites avant l'effort moral et l'oeuvre charitable;
le catholicisme primitif ne distribuait-il pas son enseignement par degrés
? Cela même, nous ne nous le permettons pas; nous disons simplement
à ceux qui viennent : " Si vous faites ce que Jésus-Christ
demande, et dans la mesure où vous le ferez, le Saint-Esprit vous
apprendra tout ce dont vous pourrez avoir besoin ". Et, ce disant,
nous ne rééditons ni le pélagianisme, ni le quiétisme,
ni le luthéranisme, ni le calvinisme; inutile n'est-ce pas ? de rouvrir
les vieux livres de controverse, dont vous avez certainement étudié
les arguments, lorsque vous cherchiez la Vérité.
Il nous semble justement que, si le Père est béni par le Fils
pour avoir caché Ses secrets aux sages et les avoir révélés
aux petits enfants, nous sommes en soumission plénière à
cette louange auguste, puisque nous recommandons de ne pas scruter ces choses
secrètes, de se suffire avec le tout petit peu que l'on comprend,
quitte à se rendre le moins indigne, par la purification du coeur,
par la lutte contre les défauts, par l'amour fraternel, de recevoir
les lumières supplémentaires que Dieu jugera bon de nous envoyer.
Oui, " la vie éternelle, c'est de Te connaître, Toi seul
Dieu véritable, et celui que Tu as envoyé, Jésus-Christ
". Je répète cela sans cesse à tous ceux qui demandent
des explications sur les arcanes; c'est en effet la voie unique et, vous
le savez bien, je vous ai toujours dissuadés de vouloir découvrir
dans l'Évangile autre chose que le sens littéral et usuel
de ses paroles.
Si nous tendons à la simplicité d'esprit, ce n'est pas en
éliminant telles pratiques religieuses ou telles convictions. Simplifier
n'est pas supprimer, mais organiser. Les créatures les plus parfaites,
la science nous les montre comme étant celles dont les complexités
et les richesses obéissent à une loi unique, à un plan
clair qui se reproduit tout le long de leur structure. L'appartenance à
une Église, de pensée, de coeur et de fait, comble les besoins
religieux du plus grand nombre, sans doute. Si ceux-là nous parlent,
nous nous bornons à leur rappeler que l'oeuvre de charité
prime tout, ensuite l'effort ascétique, enfin le culte. Mais il y
a une certaine quantité d'individus qui, même après
des essais loyaux et prolongés, ne se sentent pas satisfaits. Est-ce
qu'ils devront se voir abandonnés, parce que leurs besoins de coeur
ou d'esprit ne s'accommodent pas des cadres déjà existants
? Est-ce que le Pasteur ne quitte pas Son troupeau pour aller à la
recherche d'une brebis aventureuse ? Et quand Il l'a retrouvée, est-ce
qu'Il la punit, ou la traîne au bout d'une corde ? Non, Il la ramène
sur Ses épaules.
Qu'on nous laisse donc vivre notre utopie, si utopie il y a. Nous savons
d'ailleurs qu'elle est la plus magnifique réalité. Qu'on nous
laisse chacun dans le cadre modeste de notre existence, au foyer, à
l'atelier, aux champs, au bureau, essayer d'y vivre comme Jésus le
demande, et d'aider à y vivre nos camarades de labeur. Qu'on nous
laisse parler du Christ, selon notre coeur, quand ceux que nous avons aidés
nous demandent pourquoi nous avons fait cela. Il nous suffit de les ramener
à ce Maître très bon. Que si, effrayés de se
voir seuls en face de Lui, malgré Sa mansuétude et Son abaissement,
ils se rallient ensuite à quelque troupeau de chrétiens plus
strictement organisé que le nôtre, nous ne tentons point de
les retenir; qu'ils aillent au catholicisme, ou au protestantisme, ne peut-on
pas partout se sacrifier, donner à son prochain sa bourse, son bonheur
et sa vie ? Jésus-Christ n'est-Il pas présent partout ? Et
notre voeu le plus profond n'est-il pas qu'Il soit le mieux servi et par
le plus grand nombre ?
*
Au surplus, l'espèce d'apologie que je viens de me permettre est
sans grande importance; je l'ai faite parce qu'il est poli de répondre
à ceux qui vous adressent la parole, en essayant, comme dit l'apôtre,
" de se faire tout à tous ". Mais la Vérité
de Dieu ne se laisse pas enchaîner aux discours d'un homme; entre
le pauvre homme que je suis et le serviteur que je voudrais être,
entre ce que sont nos groupes et ce que j'aimerais qu'ils soient, il y a
une distance bien longue. Pour la parcourir, vous, mes Amis, comme moi,
ce ne sont pas des connaissances qu'il nous faut, ce sont des forces, ce
sont des faits, ce sont des oeuvres. Le désir de Dieu, c'est que
nous devenions parfaits; demandons-Lui sans relâche cette perfection.
Il nous la donnera, ou plutôt Il nous fournira les moyens de l'acquérir.
A nous de les prendre. Ensuite, nos récompenses seront ces grâces
de l'Esprit entre lesquelles je nommerai les deux qui se rapportent à
notre sujet : le don de science et le don de sagesse.
Le savoir que le Verbe communique à Ses fidèles est fait des
mystères du Royaume, de choses inaccessibles et inconcevables "
préparées par Dieu pour ceux qui L'aiment " et que l'Esprit
leur présente; aimer Dieu, c'est imiter le Christ, scandale et folie
pour le monde, c'est vivre à l'image du Christ, et par suite voir
l'univers avec un regard semblable à celui dont Jésus l'embrassait.
Ce que je vous dis là peut paraître bien orgueilleux, mais
cette union disproportionnée entre le disciple et le Maître,
c'est l'amour qui la produit, un amour mutuel où n'entre que la ferveur
des plus humbles sacrifices; l'orgueil en est exclu; et, au reste, Dieu
seul peut nous hausser à Son point de vue.
Ce savoir ne sert au disciple qu'à convaincre par le cerveau ceux
dont le coeur reste fermé. Il y a des scepticismes que le miracle
même n'ébranle pas, mais qu'un raisonnement, une idée,
un tour de phrase déconcertent. Le savoir du disciple pour convaincre
doit rester expérimental; le disciple ne parle que de ce dont il
est convaincu, de ce qu'il a vu, et uniquement pour éclairer son
prochain; la charité, encore la charité, toujours la charité.
C'est un devoir pour le chrétien d'exprimer ses convictions, chaque
fois que les circonstances le demandent, et le chef des apôtres conseille
d'ajouter à ce devoir celui de " défendre nos espérances,
avec douceur et respect ". Il ne nous dit pas : attaquez, polémiquez,
soyez éloquents. Il dit : défendez-vous, avec douceur, avec
respect. Quelle leçon, cette douceur, pour bien des apologistes;
et ce respect dans la controverse, les précautions morales seules
recommandées, nouvelle preuve que, pour le chrétien, tout
savoir lui arrive par le coeur.
Ce qui empêche tant de gens de comprendre l'Évangile, ce n'est
pas le manque d'intelligence, c'est le manque de coeur; la vérité
ne trouve pas d'écho en eux : a Parce que je vous dis la vérité,
vous ne me croyez pas ". Ils ne voient pas que la Vérité
vit, qu'elle est concrète, qu'elle doit par conséquent se
trouver dans l'Etre le plus vivant, le plus réel, le plus universel
à la fois et le plus divin : dans le Verbe. Jésus-Christ seul
a pu dire : Je suis la voie, la vérité et la vie. Il est l'objet
à connaître, la méthode de connaître et, en nous,
la faculté par laquelle nous pouvons connaître; Il l'a dit
à Ses disciples la veille de Sa Passion, Il le leur répétera
au jour de la Résurrection : " Je vous ai appris tout ce que
j'ai entendu ".
Cette sorte de connaissance vivante, qui échappe aux contentions
de l'esprit humain, c'est la vue du Verbe où qu'Il Se manifeste,
en toute créature; elle est réservée non point à
ceux qui voudraient la saisir directement, mais à ceux qui vivent
de Sa vie, qui aiment ce Verbe, et Le servent; ce mode de la Vérité
est bien vivant puisque Jésus affirme qu'il sanctifie : sanctifier,
n'est-ce pas atteindre la vie parfaite, éternelle, vivre de cette
vie où l'impureté n'a plus aucune part, te la vie du sacrifice
enfin et de l'Amour ?
Voilà le mystère de l'Évangile. Les mystères
naturels peuvent être conquis à force de volonté, surpris
à force d'intelligence, par ceux qui ne respectent pas les défenses
divines; le mystère christique est inviolable encore qu'il soit prêt
à s'ouvrir pour quiconque est jugé capable de le recevoir;
celui-là parle ensuite et agit, forçant l'attention de ses
auditeurs, parce que ceux-ci ne discernent pas l'origine de sa sagesse et
de ses oeuvres. Les hommes ordinaires sont liés à leur public;
lui, c'est son public qui est lié à lui, parce qu'il s'est
installé dans le Verbe, parce que le Verbe lui fait connaître
la Vérité et que, seule, la Vérité délivre
et affranchit.
On ne se rend pas compte que l'avarice, l'ambition, la vanité, n'importe
quel défaut, altèrent le regard du savant, ternissent la raison
du penseur, empoisonnent l'inspiration de l'artiste. Le savoir est une équation
entre l'objet étudié, le sujet étudiant, le milieu
qui les relie; ne faut-il pas que le premier puisse d'abord être aperçu,
que le second réfléchisse nettement, par des sens normaux
et un intellect clair, que le troisième enfin transmette l'image
sans réfractions ? Or devant celui-là seul qui réalise
les maximes du Christ aucune créature, aucune idée ne refuse
de se présenter; celui-là seul qui combat ses égoïsmes
purifie son corps et son cerveau; celui-là seul qui agit selon la
Lumière se trouve à l'abri de toute déformation.
Si nous savons partager avec nos frères tout ce que nous possédons;
si nous savons nous en tenir au seul Verbe, le Christ; si nous réalisons
enfin, dans notre pensée, dans nos oeuvres, dans nos sentiments,
les principes éternels de la Vie dont Jésus nous a montré
l'application terrestre, nous vivrons dans la Lumière totalement
: corps, esprit et âme; et " l'Esprit de Vérité
nous conduira dans toute la Vérité ".
Telle est la méthode de connaissance que l'Évangile nous propose;
tel est l'esprit dans lequel ceux d'entre les membres des " Amitiés
Spirituelles " qui travaillent dans un domaine quelconque de l'art
ou de la pensée ont à poursuivre leurs recherches, à
conduire leurs méditations, à exalter leurs enthousiasmes.
Et vous tous, d'ailleurs, qui d'une manière quelconque avez besoin
de saisir ici ou là la vérité la plus vraie, l'expérience
déjà maintes fois vous a prouvé que le Christ, seul
sauveur de nos âmes, seul médecin de nos corps, est aussi le
seul initiateur de nos esprits.