Introduction à une anthropologie rectifiée
Joseph
de Maistre, que certains de mes Frères apprécient particulièrement,
définissait la Franc-maçonnerie comme étant la "
Science de l'homme ". Ainsi pour faire de la maçonnerie simplement,
il faut pratiquer cette Science de l'homme.
Le Rite Écossais Rectifié, comme on le sait tous maintenant,
a quatre sources principales d'inspiration : (1) la Maçonnerie française
de l'époque de sa fondation, (2) la Maçonnerie templière
allemande, (3) la Maçonnerie marginale de Martines de Pasqually, et
enfin (4) la tradition des Pères de l'Église qui a nourri nos
fondateurs. De ces quatre sources, les deux premières ont surtout fourni
le cadre formel alors que les deux dernières ont fourni le contenu
spirituel.
À partir de là, si l'on doit étudier l'Homme tel que
nous le présente le Rite Rectifié, alors il faudra certainement
essayer de comprendre comment le Rite en lui-même présente l'Homme,
mais également comment la doctrine de Martines le fait à son
tour, et comment la tradition patristique le fait aussi.
Sur cette base, il est très important que chaque maçon rectifié
reprenne les rituels et les instructions de chaque grade qu'il a atteint.
C'est là que se trouvera le message willermozien sur l'Homme. Il faudra
ensuite que nous tentions une approche martinésienne du contexte qui
a fait dire à Willermoz ce qu'il nous dit, de même il faudra
faire la même chose avec la tradition des Pères de l'Église.
Mais avant de livrer quelques pistes qui pourront être utiles dans nos
réflexions, je souhaiterais souligner un distinction de vocabulaire
qu'il est important de prendre en compte. Tout comme un chiffre n'est pas
un nombre, de même un individu n'est pas une personne. Or ce qui me
vient en premier à l'esprit lorsque je pense à l'Homme, c'est
la notion de personne. Il faut bien noter que le mot individu vient du latin
individus qui veut dire indivisible. C'est donc l'unité, éventuellement
incluse dans un ensemble. Un Dictionnaire philosophique[1] définit
l'individu comme " un corps vivant, anatomiquement isolé et autonome
du point de vue fonctionnel ", ou encore un " être humain
distinct des autres ". C'est le caractère unitaire, le nombre
1, que l'on souligne lorsqu'on parle d'individu. Lorsqu'on parle de personne,
on trouve une étymologie latine (persona) qui signifie " masque
de théâtre ". Philosophiquement, c'est la conscience de
soi qui se dégage de la notion de personne ainsi que l'attachement
à des droits et à des devoirs. C'est là une lecture très
morale de la notion de personne. D'un point de vue chrétien cette fois-ci,
la définition est plus à rapprocher de la notion de personne
divine ou hypostase divine et ainsi ce n'est plus le caractère unitaire
du moi qui est souligné, mais bien la communion entre plusieurs personnes
en ressemblance avec la communion des trois personnes divines.
Notons à ce sujet avec le Père Placide Deseille que : "
dans la mesure où l'identité de l'individu se définit
par ce qui lui est propre et qu'il ne possède pas en commun avec les
autres, elle mène à une absence de communication et de communion,
tandis que la personne ne possède rien qui lui soit propre, ne s'attribue
rien qui la distingue des autres mais possède ce que tous les autres
possèdent, selon un mode personnel, car elle est un sujet qui est pleinement
lui-même en étant ce que sont les autres "[2]. C'est là
tout le paradoxe de l'Homme qui est conscient de lui-même et également
des autres, de son soi et également de la nécessité d'être
en relation avec d'autres et avec l'Autre.
L'initiation ne peut que nous conduire à nous comprendre nous-mêmes
et ainsi comprendre que nous avons besoin des autres, de l'Autre. N'oublions
pas que notre initiation se fait dans le cadre d'une société
dédiée à Dieu et à Sa gloire. Elle se fait donc
dans le cadre d'une communion qui doit être la plus semblable possible
à celle qui unit les différentes personnes divines entre elles.
Sans cette communion, l'initiation que nous vivons tous les jours n'aurait
plus de valeur, elle ne serait plus qu'une réflexion intellectuelle
construite entre individus et pourquoi pas tout seul ou par correspondance
! Mais cela n'est pas la voie qu'offre le Régime écossais rectifié...
Notons avec Saint Macaire que l'enfer est un lieu où les hommes sont
les uns derrières les autres sans qu'ils aient la possibilité
de se voir face à face, de voir les visages les uns des autres. Selon
notre tradition, l'enfer ce n'est donc pas les autres comme diraient beaucoup
de nos contemporains, mais bel et bien l'absence de relation avec les autres.
Ainsi, sur la base de ce qu'on vient de voir, l'Homme est une personne par
définition il est relationnel, il a besoin de communion avec d'autres
personnes. Voilà pour l'aspect externe de l'Homme
Mais qu'en
est-il de l'Homme intérieur ?
Nous avons trouvé une définition externe de l'Homme en se fondant
sur l'image et la ressemblance. Peut-être pourrions-nous trouver une
compréhension de l'interne de l'Homme par le même biais. Dieu
est trine alors pourquoi l'Homme ne serait-il pas trine lui aussi ? Cela tombe
d'autant plus bien que le Rituel d'apprenti précise : " Les trois
coups sur le coeur vous désignent l'union presque inconcevable qui
est en vous de l'esprit, de l'âme et du corps, qui est le grand mystère
de l'homme et du Maçon, figuré par le Temple de Salomon "[3].
Ainsi l'Homme serait trine car composée d'un corps, d'une âme
et d'un esprit. C'est ce que les spécialistes désignent sous
le terme de " trichotomie "
Mais les choses ne sont pas aussi simples car si Saint Paul a recourt à
la trichotomie dans ses épîtres, d'autres Pères se content
d'une dichotomie corps et âme. Une façon de s'en sortir serait
de considérer l'esprit comme la " fine pointe de l'âme ".
Mais doit-on définir l'esprit comme un élément humain
ou est-ce du Saint-Esprit que l'on parle ? De même, on pourrait avec
Martines considérer que l'esprit dont on parle n'est pas un élément
de l'homme mais bien un esprit émané de Dieu compagnon de l'homme,
un Ange en somme ? Toutes ces questions sont délicates à résoudre
: je ne m'étendrais donc pas dessus ici. Je pense qu'il faut nonobstant
aller de l'avant en laissant de côté les points durs que l'on
ne parvient pas à résoudre. Il faut aller de l'avant en cherchant
quand même à se comprendre de l'intérieur, par l'interne
même !
Tant qu'on parle de complexités, signalons un autre point dur qui sera
difficile à appréhender : l'article II de la Règle maçonnique
traite de l'immortalité de l'âme et précise : " Maçon
! si jamais tu pouvais douter de la nature immortelle de ton âme, et
de ta haute destination, l'initiation serait sans fruit pour toi ; tu cesserais
d'être le fils adoptif de la sagesse, et tu serais confondu dans la
foule des êtres matériels et profanes, qui tâtonnent dans
les ténèbres "[4]. Ou encore : " cultive ton âme
immortelle et perfectible, et rends-la susceptible d'être réunie
à la source pure du bien "[5]
Mais est-ce l'âme qui
est immortelle ou l'esprit ? Là aussi, la question est difficile à
résoudre, et notre avancement pourra quand même se faire sans
obtenir une solution définitive à cette question car le plus
important reste de comprendre comment se réunir à Dieu, cette
" source pure du bien " dont parle la Règle.
J'arrêterai là cette introduction à une anthropologie
rectifiée, mais avant de finir, je souhaite souligner un symbolisme
particulier spécifique à Martines de Pasqually qu'il indique
dans son Traité : " (les) cinq doigts de la main droite, dont
le doigt médium figure l'âme, le pouce l'esprit bon, l'index
l'intellect[6] bon, les deux autres doigts figurent également l'esprit
et intellect démoniaque "[7].
[1] Jacqueline Russ, Bordas, 1993
[2] Faut-il abolir son moi ?, Placide Deseille, 1993, www.orthodoxie.com
[3] Instruction morale, Rituel d'Apprenti
[4] Règle maçonnique, alinéa 2, Rituel d'apprenti
[5] Idem, alinéa 1
[6] L'intellect (bon ou mauvais) correspond à la communication de la
pensée (bonne ou mauvaise)
[7] Traité sur la réintégration des êtres
,
Martines de Pasqually