Mysticisme Etude sur la nature et le développement
de la conscience spirituelle de l'homme

Evelyn Underhill


IIe partie - La voie mystique, introduction
Nous allons maintenant délaisser l'analyse des principes généraux pour les étudier sous l'angle pratique et pour décrire le processus psychologique, ou " Voie mystique ", qui permet à ce type particulier de personnalités, capables de nouer des relations directes avec l'Absolu, de se développer. La difficulté de cette description réside dans le fait que tous les mystiques diffèrent les uns des autres, à l'image des objets individuels de notre perception, " vivants " et " non-vivants ". L'impulsion créatrice, pour autant que nous le sachions, semble en dernière analyse libre et originale et non pas déterminée ou mécanique : elle s'exprime, quoi qu'en disent les déterministes, avec une certaine spontanéité artistique. Lorsque l'homme effectue certains rapprochements pour poser une base permettant de classifier ces réalisations nées d'une impulsion créatrice, il ne découvre pas les méthodes qui en sont à l'origine ; il ne fait que sélectionner arbitrairement et à sa convenance, une ou deux qualités - pas nécessairement caractéristiques - qui semblent présentes chez un certain nombre de personnes ou de choses. Ainsi, la classification reste, dans le meilleur des cas, très grossière.


Si l'on applique une telle classification à des états psychologiques aussi délicats et subtils que ceux qui accompagnent la vie contemplative, les difficultés habituelles augmentent encore. Il n'est pas un seul mystique qui rassemble toutes les caractéristiques de la conscience transcendantale et qui pourrait, de ce fait, être considéré comme le mystique type. Les états mentaux distincts et spécifiques chez un mystique peuvent exister simultanément chez un autre mystique. Chez certains, les étapes considérées comme essentielles font défaut : chez d'autres, l'ordre dans lequel elles se présentent semble bouleversé. Nous sommes a priori confrontés à un groupe d'individus qui parviennent aux mêmes fins sans obéir à aucune loi générale.
Prenez toutefois un certain nombre de ces individus réellement mystiques et tracez-en, en quelque sorte, " un portrait type ", comme les anthropologues le font pour découvrir les caractéristiques d'un peuple. Ce portrait permettra peut-être de dégager un modèle dans lequel se concentreront toutes les caractéristiques dominantes que l'on trouve de façon éparse chez les individus et qui fera abstraction des variations mineures. Un tel portrait sera naturellement conventionnel : mais il servira de référence qui peut être constamment comparée à des cas individuels et qui pourra être corrigée.


Le premier point à noter concernant ce portrait type est que le mystique semble se mouvoir vers son but à travers une série d'oscillations très nettes qui le conduisent de " l'état de plaisir " à l' " état de souffrance ". L'existence et la succession de ces états - parfois agités et confus, parfois violents - apparaît à un degré plus ou moins grand, dans presque tous les cas ayant fait l'objet d'un rapport détaillé.
" Gyrans gyrando vadit spiritus " . L'âme, lorsqu'elle emprunte la spirale ascendante vers la Réalité, fait l'expérience, en alternance, du soleil et de l'ombre. Ces expériences sont des " constantes " de la vie transcendantale. " Les états spirituels de l'âme sont tous éternels ", disait Blake dans un véritable trait de génie mystique de la psychologie.


On peut classifier l'ensemble de ces états - et il ne faut pas oublier que peu d'individus les connaissent tous dans leur perfection, et que, dans de nombreux cas, ils sont flous ou même totalement absents - en cinq catégories. Cette méthode de classification implique bien évidemment, l'abandon de la division tripartite de la Voie mystique que nous avons évoquée précédemment, et une certaine négligence pour les Sept Degrés de la Contemplation de sainte Thérèse ; mais, à mon avis, il y a plus à gagner qu'à perdre en l'adoptant. On doit toutefois considérer que ces catégories sont schématiques et qu'elles correspondent globalement à des expériences qui se présentent rarement elles-mêmes sous une forme aussi rigide. Ces expériences, qui dépendent largement de l'environnement et de la personnalité de chacun, révèlent toute la diversité et la spontanéité caractéristiques de la vie dans ses plus hautes manifestations : et, à l'image des spécimens biologiques, elles perdent quelque peu de leur réalité essentielle lorsqu'on les soumet à l'investigation scientifique. Etudiées toutes ensemble, elles sont les phases constitutives d'un processus unique de développement qui inclut le mouvement de la conscience depuis les niveaux inférieurs de la Réalité jusqu'aux niveaux supérieurs, et le remodelage de la personnalité conformément au " monde spirituel indépendant ". Mais, tout comme l'étude de la vie physique est facilitée par la distinction artificielle entre l'enfance, l'adolescence, la maturité et la vieillesse, de même une certaine indulgence face à la tendance humaine à tout classifier, augmentera nos chances de comprendre la nature de la voie mystique.


Voici donc la classification qui va nous permettre d'étudier les phases de la vie mystique.
1) L'éveil du Soi à la conscience de la Réalité divine. Cette expérience, généralement brutale et très marquée, s'accompagne d'intenses sentiments de joie et d'exaltation.


2) Le Soi, pour la première fois conscient de la Beauté divine, comprend, par contraste, sa propre imperfection et ses limites, les nombreuses illusions dans lesquelles il est plongé et l'immense distance qui le sépare de l'Unique. Il essaie d'éliminer, par la discipline et la mortification, tous les obstacles qui se trouvent sur son chemin pour progresser vers l'union avec Dieu. Cette phase constitue la purification, état de souffrance et d'efforts.


3) Lorsque par la purification le Soi s'est détaché des " choses des sens ", lorsqu'il a acquis ces vertus qui sont " la parure du mariage spirituel ", sa conscience joyeuse de l'Ordre transcendant réapparaît sous une forme supérieure. Comme les prisonniers de la " Caverne de l'Illusion " de Platon, il s'est éveillé à la connaissance de la Réalité, s'est battu sur le sentier difficile et douloureux qui conduit à l'entrée de la grotte. Maintenant, il contemple le soleil. C'est l'Illumination : un état qui inclut maintes étapes de la contemplation, les " degrés d'oraison ", les visions et les aventures de l'âme, décrites par sainte Thérèse et d'autres écrivains mystiques. L'ensemble constitue un chemin dans le Chemin, un " moyen de parvenir ", une formation supervisée par des experts qui fortifient et aident l'âme qui s'élève. Ils sont là, pourrait-on dire, pour l'instruire, alors que le Chemin représente sa croissance organique. L'Illumination est l'état contemplatif par excellence. Elle constitue, avec les deux états précédents, la " première vie mystique ". De nombreux mystiques ne dépassent jamais ce stade ; en revanche, maints artistes et voyants, que l'on ne classe généralement pas au rang des mystiques, ont partagé, jusqu'à un certain point, les expériences de l'Illumination. L'Illumination apporte une certaine compréhension de l'Absolu, un sens de la Présence divine, mais non la véritable union avec Elle. C'est un état de bonheur.


4) Le développement de ces ardents chercheurs de Dieu est suivi - ou parfois accompagné de façon intermittente - par la plus terrible de toutes les expériences de la Voie mystique : la purification complète et finale du Soi, que certains contemplatifs appellent : " la souffrance mystique " ou la " mort mystique ", et que d'autres appellent la Purification de l'Esprit ou La Nuit Obscure de l'Ame. La conscience qui, dans l'Illumination, baignait au soleil de la Présence divine, ressent maintenant l'intense souffrance de l'Absence divine : elle apprend à dissocier la satisfaction personnelle de la vision mystique de la réalité de la vie mystique. Comme dans la Purification, les sens ont été nettoyés et mortifiés ; les énergies et les intérêts du Soi se sont concentrés sur des choses transcendantales : ainsi, le processus de purification s'étend au centre même du Soi, la volonté. L'aspiration humaine au bonheur personnel doit être anéantie. C'est la " crucifixion spirituelle ", si souvent décrite par les mystiques : la grande désolation pendant laquelle l'âme semble être abandonnée du Divin. Le Soi s'abandonne maintenant totalement, dans toute son individualité et dans sa volonté. Il ne désire plus rien, ne demande plus rien ; il est totalement passif et est prêt à :


5) L'Union, véritable but de la quête mystique. Dans cet état, la Vie absolue n'est pas simplement perçue et appréciée par le Soi, comme c'est le cas dans l'Illumination : elle ne fait plus qu'Un avec lui. C'est le but ultime vers lequel tendaient toutes les oscillations antérieures de la conscience. C'est un état d'équilibre, de pure vie spirituelle, caractérisé par une joie paisible, par des pouvoirs renforcés et par une certitude intense. Appeler " extase ", cet état, comme certaines autorités le font, est inexact et source d'erreur : car ce terme d'extase a longtemps été employé par les psychologues et par les écrivains de l'ascétisme pour définir cette transe brève qui ravit- un état caractérisé par des phénomènes physiques et psychiques -, au cours de laquelle le contemplatif, perdant toute conscience du monde phénoménal, est envahi par la jouissance éphémère de la Vision divine. Les mystiques font souvent l'expérience de ce genre d'extase dans l'Illumination ou même au cours de leur conversion initiale. On ne peut donc pas considérer que de telles extases sont caractéristiques uniquement de la Voie unitive. Chez certains grands mystiques - sainte Thérèse en est un exemple - la fréquence des transes extatiques semble diminuer plutôt qu'augmenter après avoir atteint l'état d'union : d'autres mystiques montent aux plus hauts sommets par une voie qui ignore les phénomènes extraordinaires.
L'Union doit être considérée comme le but véritable du développement mystique. C'est l'instauration d'une vie qui repose sur des niveaux de réalité transcendantaux, dont les extases offrent un avant-goût à l'âme. Les formes les plus intenses de l'union - décrites par les mystiques à travers des symboles : le Mariage mystique, la Déification ou la divine Fécondité - s'avèrent à l'examen être toutes les aspects d'une même expérience " vue à travers des tempéraments différents ".


Il convient toutefois d'ajouter ici que le mysticisme oriental ajoute un autre état au-delà de l'union, un état qu'ils considèrent comme le but réel de la vie spirituelle. C'est l'annihilation ou l'absorption totale de l'âme individuelle dans l'Infini. Les Soufis disent qu'une telle annihilation constitue la " huitième étape de la progression ", la seule dans laquelle ils atteignent vraiment Dieu. Cette étape semble un peu différer du Nirvana bouddhiste. Elle est le corollaire logique de ce Panthéisme vers lequel le mystique oriental tend toujours. Jalàlu d'Din dit :
O ! Puisse-je ne pas exister ! car la Non-Existence Proclame en tons d'orgue, " Vers Lui nous retournerons "

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