Lorsque
l'impétrant retrouve la vue au cours de la cérémonie
d'initiation, un des éléments qui le frappe le plus est celui
de cette assemblée d'individus masqués. Même si certaines
silhouettes lui sont familières, l'impression d'étrangeté
domine. Mais ce ne peut être là l'unique intérêt
du port du masque, car cela n'en ferait qu'un article de mise en scène
destiné à impressionner les candidats. Or, si dans toute rituélie
il y a une part de théâtralité, celle-ci doit être
porteuse de sens. De plus, le masque se porte également lors des réunions
ordinaires.
Dans le monde profane on peut porter des masques dans des buts bien différents:
prendre une autre identité, se déguiser, se cacher, se protéger
même. Je vais partir de ces options et pousser le rapprochement, s'il
est possible, avec notre démarche martiniste.
SE MASQUER POUR PRENDRE UNE AUTRE IDENTITÉ
Masques de Carnaval pour échapper, un bref moment, à la banalité
du quotidien...
Masques de la tragédie grecque qui permettaient aux acteurs de se couler
dans la peau d'êtres complètement différents d'eux...
Masques africains portés lors des cérémonies rituelles
au cours desquelles n'importe quel membre de la tribu ne porte pas n'importe
quel masque. Il ne s'agit pas ici de satisfaire une fantaisie. Tout est codifié.
Le masqué "est" un autre. Celui qui le porte devient le support
qui permet à une divinité, à une force de la nature,
de se révéler, de s'exprimer aux yeux de tous. II n'y a apparemment
pas de rapport avec notre masque ? Sobre loup de textile noir, il n'affiche
rien, si ce n'est justement le gouffre de l'obscurité, le côté
insondable du mystère qui recouvre tout être vivant.
SE MASQUER POUR SE DÉGUISER
Le simple fait de masquer ses traits est une manière de déguiser
sa personnalité. Le masque empêche de capter le jeu de toutes
ces petites rides qui décèlent notre caractère. Avec
lui, même nos yeux ne jouent plus le rôle de "fenêtres
de l'âme"; ce ne sont plus que deux fentes qui voient mais ne se
laissent plus voir. L'apparence affichée devient celle du juge, du
non-humain presque. C'est cette "mise à part" qui rend le
masqué étrange à l'autre. Je le connais et pourtant ce
n'est plus le même. Cet anonymat est semblable à l'anonymat de
celui qui est parvenu, non pas à anéantir son moi, mais à
le rendre désintéressé. Il accentue la prépondérance
des oeuvres par rapport à leur auteur. Le port du masque nous prépare
ainsi "au passage d'un état personnel, subjectif, à un
état impersonnel, objectif, d'anonymat" (A. SAFRAN, La Cabale
- Payothèque - p. 94).
SE MASQUER POUR SE PROTÉGER ET POUR PROTÉGER AUTRUI
Le masque peut nous protéger des corps étrangers agressifs;
mais si notre face peut être un fragile réceptacle, elle peut
aussi être un agent contaminateur pour des personnes en état
de fragilité. Il en est ainsi pour notre être tout entier, à
la fois victime et agresseur potentiels, la discrétion, la mise en
retrait obligée par le port du masque nous protège comme elle
protège celui qui nous fait face.
SE MASQUER POUR SE CACHER
J'entends par là "se cacher" dans le même sens que
celui des enfants lorsqu'ils jouent, c'est-à-dire: disparaître
complètement à la vue de l'autre, se retirer en un lieu secret
dans le but d'en ressortir non pas "autre" mais, à chaque
fois, un peu plus vrai. "Se masquer" devient alors une étape
dans la démarche initiatique qui va nous permettre de nous révéler.
J'y verrai presque une analogie avec le silence. Cacher les manifestations
des émotions, des sentiments, c'est un peu une manière de faire
silence en soi, ce silence indispensable à la quête. S'enfoncer
en-deçà de l'apparence, c'est chercher ce qu'il y a d'essentiel
en nous. Le port symbolique du masque est donc un moyen pour nous de nous
libérer, d'accéder à un état intérieur
propice à notre recherche. Il est également la marque de l'énigme
dont nous ne viendrons jamais à bout, celle de notre microcosme, du
macrocosme, de leur intrication, de leur cause et de leur finalité.
Masque, sombre papillon posé sur nous tel un trou noir, fascinant mystère
à décrypter.