LA DOCTRINE DE MARTINEZ DE PASQUALLY
Exposons brièvement la doctrine de Martinez, du moins ce que nous croyons en avoir saisi dans son ouvrage "LE TRAITE DE LA REINTEGRATION DES ETRES" qui reste très obscur. L'idée force du Traité est aussi celle qui soutient les travaux théurgiques de l'Ordre des Elus Cohens et les développements philosophiques de L.C. de Saint- Martin, cette idée est la chute de l'homme hors du domaine spirituel dans la matière d'où il doit maintenant accomplir son retour vers l'esprit. Sa vision cosmogonique est comparable à celle de nos physiciens modernes avec la théorie d'extension et rétraction de l'Univers. Tout est parti de Dieu et tout doit y revenir. L'homme a donc subi une chute allant au-delà du plan prévu par Dieu pour l'incarnation de l'esprit dans la matière. S'étant séparé en conscience de son créateur, il fut rejeté de son Sein et s'est retrouvé emprisonné dans la matière.
Le monde matériel est lui-même un monde d'exil et de châtiment, créé tout spécialement pour servir de prison à ceux parmi les premiers êtres émanés de la Divinité qui, par leur propre volonté et sous l'impulsion de l'orgueil, ont voulu agir de façon séparative et autonome. C'est pourquoi la matière est comme le nomment les Hindous, "Maya", une illusion.
L'homme lui-même vient en second dans cette création, après la chute des anges devenus démons et que Martinez appelle Esprit Pervers. Ce sont eux qui ont commencé la chute. L'homme primordial collectif que la Kabbale nomme "Adam Kadmon", fut créé avec pour mission de régner sur le monde matériel, afin de le restaurer dans l'unité première. La "prévarication" de l'homme est une répétition de celle des esprits pervers. Adam, étant la dernière des créatures, régnait sur les anges et sa place était privilégiée dans la création. Il était créé dans une forme glorieuse, c'est là le véritable Paradis Terrestre, "Terre élevée au-dessus de tous sens", comme le dit Martinez. Or, appelé à être le Créateur d'une postérité de Dieu dans la forme glorieuse égale à lui-même, Adam voulut créer par sa propre volonté et donna, ainsi, naissance à une postérité impure précipitée dans la matière.
"Adam, rempli d'orgueil, traça six circonférences en similitude de celles du Créateur, c'est-à-dire qu'il opéra les six actes de pensées spirituelles qu'il avait en son pouvoir pour coopérer à sa volonté de créateur. Il exécuta physiquement et en présence de l'esprit séducteur sa criminelle opération." (1)
Et telle fut la conséquence de son acte criminel :
"Mais, dira-t-on, à quel usage a donc servi à Adam cette forme de matière qu'il avait créée ? Elle lui a servi a faire naître de lui une postérité d'hommes en ce que le premier mineur Adam, par sa création de forme passive matérielle, a dégradé sa propre forme impassive, de laquelle devaient émaner des formes glorieuses comme la sienne pour servir de demeure aux mineurs spirituels que le Créateur y avait envoyés. Cette postérité de Dieu aurait été sans borne et sans fin si l'opération spirituelle du premier mineur avait été celle du Créateur, ces deux volontés de création n'auraient été qu'une en deux substances".
C'est alors que l'homme fut chassé de son corps glorieux pour habiter le monde matériel au milieu des animaux, car c'est de cette terre qu'il avait sorti l'objet de sa prévarication. Si Adam avait eu la mauvaise volonté d'agir contre le Créateur, par contre, la pensée lui avait été suggérée par les "Esprits Pervers". Il n'est donc pas responsable de cette pensée mauvaise. C'est la volonté qui soumet l'être, soit à la pensée mauvaise démoniaque, soit à la pensée bonne des créatures angéliques. Il y a donc un intellect mauvais et un intellect bon, le premier est conséquence de la chute et le second vient de Dieu. Ceci sera développé par L.C. de Saint-Martin pour qui l'intellect, s'il a séparé l'homme du divin, doit le réconcilier par la gnose.
La communication directe entre Dieu et l'humanité est coupée depuis la chute. L'intellect est dans une aberration qui l'enchaîne aux sens physiques et la conséquence en est l'idolâtrie du fait scientifique et la philosophie du siècle des Lumières. La gnose est une véritable "Charité Intellectuelle" que Martinez dans son traité, puis Saint-Martin dans ses ouvrages, offrent à l'humanité. De "pensant", par la chute , l'homme est devenu "pensif" et pour s'unir à nouveau à "Sophia", la Sagesse, l'homme doit faire appel aux intermédiaires. Ce sont les bons esprits que dans ses invocations théurgiques il demande à pouvoir commander par la grâce de Dieu. Il chasse les mauvais esprits toujours prêts à l'influencer négativement. Le "Philosophe inconnu" pour son compte, délaissera les pratiques rituelles théurgiques pour s'orienter vers une voie cardiaque interne, faisant appel à l'intercession du Christ.
Après cette chute et cette malédiction divine, Adam parvint à obtenir le pardon divin et sa création, quoique matérielle, fut à nouveau considérée. Il confessa son crime avec un sincère repentir et fut donc en partie réuni dans ses premières vertus et puissance, conformes aux lois de la réconciliation. Mais alors naquit Caïn (2), postérité maudite et déchue d'Adam. Deux autres enfants de même nature succédèrent à Caïn. Adam ne parvenant pas à obéir aux instructions de tempérance du Créateur allait dans un profond dégoût de lui-même. Enfin, Abel fut conçu dans l'harmonie divine et ainsi se fit une postérité glorieuse, car le culte qu'Abel rendait au Créateur était le type réel que le Créateur devait attendre de son premier mineur. C'est pourquoi Seth, puis Noé, représentent la lignée des Prophètes, des Elus possédant la connaissance et les vertus de rétablir les opérations divines. Cette filiation raciale, comme tout le récit, est à comprendre comme un mélange de fiction allégorique et de faits ésotériques d'où la difficulté d'interprétation. Caïn naquit de la passion, il y a donc dans cette version de la chute un deuxième stade tel que l'on imagine le péché originel dans la Bible, c'est-à-dire de nature sexuelle.
Après la première réconciliation, il fut ordonné à l'homme de croître et multiplier. "Adam et Eve exécutèrent cet ordre avec une si furieuse passion des sens de leur matière, que le premier homme retarda par là son entière réconciliation". On comprend qu'il y ait alors deux postérités et deux humanités. La seconde postérité d'Adam, qui est celle de Seth, s'est rendue susceptible de réconciliation. Celle de Caïn doit encore être réconciliée. "Elle paie encore le tribut à la justice du Créateur". Ceux qui composent l'Assemblée des élus qui seuls ont été réconciliés par la venue du Christ sont missionnés dans le plan du rachat divin et reçoivent l'inspiration intellectuelle, la gnose, SOPHIA, ce sont les "illuminés".
Dans cette perspective, Martinez lui-même mais aussi J. Boehme, Swedenborg et Saint-Martin sont des missionnés de Dieu éclairés par la lumière intellectuelle. Ce sont des "mineurs" d'après la terminologie de Martinez, le mot pourrait être rapproché de "Jiva". L'âme personnelle émanée du Tout des Hindous, ce sont des mineurs qui, bien que la postérité d'Adam, sont de purs pensants et non pensifs. D'autres mineurs furent émanés avant Adam par la seule volonté divine, ce sont les envoyés du Père dont parle Papus (3). Le plus grand d'entre eux étant le Christ, il y a aussi Enoch, Noé béni dans sa descendance, Sem, Cam et Japhet, Melchisedec et Abraham. On peut encore ici faire un parallèle avec la doctrine hindoue des Avatars ou fils de Dieu (4). Dans les milieux Martinistes du XIXème siècle, le grand thaumaturge dit "le Maître Philippe de Lyon" (5) sera tenu pour un tel être.
Mais revenons sur la notion de ces justes qui, bien qu'étant de notre humanité, ont gardé le contact avec la pensée divine et accomplissent les plans du Créateur, car c'est justement certains de ces êtres que Balzac a fait surgir dans sa Comédie Humaine, lui-même se considérant sans doute comme un illuminé dans le sens que nous avons donné à ce terme avec Martinez de Pasqually. Il nous faut citer le mage de Bordeaux : "Quoique ces êtres soient consolés dans leurs afflictions et assurés de leur réintégration, cela n'empêche pas que leurs tourments soient considérables de ne pouvoir jouir parfaitement de la vue de l'esprit consolateur qui leur parle. Ils sentent cependant que tout ce qu'ils éprouvent est juste, relativement à la prévarication du premier homme et un serment que le Créateur a fait que ni le premier homme, ni aucun de sa postérité ne soient réintégrés dans le cercle divin avant le grand combat qui doit se livrer par le vrai Adam ou Réaux entre la terre et les cieux, pour le plus grand avantage des mineurs". Si ces justes qui reposent dans la sphère saturnienne après leurs incarnations sont comparables à ce que l'hindouisme appelle les Vibhutis (6), la vision eschatologique de Martinez est aussi celle exprimée dans le Mahabarata et la Baghavad Gita d'un affrontement final entre les forces du bien et du mal.
Le Réaux est celui qui a retrouvé ses pouvoirs d'origines, c'est le Rose-Croix, le Réalisé, mais la réintégration complète ne pourra se faire que lorsque le dernier humain aura été réconcilié car chaque être humain est une cellule de l'Adam Kadmon, participe en tant que tel au grand corps de l'humanité et doit réintégrer le plan de conscience prescrit à l'origine pour les mineurs émanés. La doctrine de Martinez est d'une certaine complexité et reste d'une interprétation délicate, attendu qu'il est difficile de faire la part entre ce qui est symbolique, allégorique et ce qui se veut un exposé précis de l'aventure spirituelle de l'homme et du cosmos. Une bonne connaissance de base en numérologie, en kabbale et des écrits bibliques est d'un grand secours pour son exégèse.
L'Ordre des Elus Cohens offrait à ses membres une technique théurgique basée sur cette doctrine et transmettait aux disciples avancés une initiation visant à la régénération spirituelle de l'homme. Initiation qui, comme nous allons le voir, existe encore de nos jours. Après une propagande de 1758 à 1760, à Lyon et dans le midi de la France, Martinez de Pasqually s'installe à Bordeaux en 1762. Il quittera cette ville en 1772 pour Saint Domingue. L'ordre débute ses activités en 1762.
Louis Claude de Saint-Martin rencontre le Maître en 1768 et deviendra son secrétaire en 1771. L'Ordre se désagrège juste après la mort de Martinez en 1774, car ses deux plus proches disciples délaissent ce canal et diffusent l'enseignement à leur manière. Willermoz, riche marchand de Lyon, essaya d'infuser la doctrine de Martinez dans l'Ordre Maçonnique de la "Stricte Observance Templière" fondé par la baron Von Hund, ce qui donna le rite des "Chevaliers Bienfaisants de la Cité Sainte". Quant à Saint-Martin, il s'était écarté assez tôt du courant maçonnique et il préféra diffuser l'enseignement en l'adaptant selon ses lumières personnelles par ses ouvrages et oralement à travers des cercles d'amis parmi lesquels quelques-uns reçurent l'initiation en provenance de Pasqually. Cette initiation encore véhiculée par certains Ordres Martinistes, semble être d'une grande importance et reste une énigme. Est-elle comparable au Consolamentum des Cathares et à la transmission apostolique des églises chrétiennes ? Peut-être s'agit-il de la transmission de l'Esprit, de l'Eglise intérieure, celle de Saint-Jean ; c'est de cette seule Eglise que se réclamait véritablement Honoré de Balzac.
Ni Pasqually, ni Willermoz, ni Saint-Martin n'ont jamais fondé l'Ordre Martiniste. Celui-ci fut créé par le grand occultiste Gérard Encausse (dit Papus) en 1891, et il l'anima jusqu'en 1916, date de sa mort. (lire la suite)
(1) Lire "Le Traité de la Réincarnation des Etres" de Martinez de Pasqually
(2) (2) Caïn, qui signifie "Enfant de ma douleur".
(3) Lire "La Réincarnation" de Papus
(4) Lire "La doctrine des Avatars" de Michel Coquet
(5) Lire "Le Maître Philippe de Lyon" de Philippe Encausse
(6) A propos de Vibhuti, voici la définition donnée par Sri Aurobindo : "Le Divin apparaît comme Avatar dans les grandes époques de transition et comme Vibhuti pour aider aux transitions moindres."