JACOB BOEHME ET LA NAISSANCE DE DIEU
La théologie de Boehme est une théologie de la naissance de Dieu. "J'étais un trésor caché, j'ai aimé à être connu, alors j'ai créé des créatures afin d'être connu", dit la tradition islamique. La naissance du Maître Jésus est, en effet, un merveilleux symbole puisque cette naissance est à la fois une révélation et une bonne nouvelle. Dieu se révèle à l'homme par son fils et selon Boehme, le fils révèle l'amour qui, dans le Père, était inconnu. L'Avatar manifeste le désir du Père, le Dieu qui révèle est en devenir, séparé de la déité pure et éternelle du Commencement, il s'est fait chair dans sa création pour se retrouver dans la consommation des temps conscient de lui-même. C'est en chacun que doit maintenant s'accomplir cette gnose, cette naissance du Christ pour que s'accomplisse le passage du néant à l'Etre, de la Transcendance absolue à l'Immanence. Nous sommes héritiers du désir d'auto conscience de Dieu à travers le sensible. Ceci, le mystique le réalise par le développement de ses sens spirituels et la spiritualisation du monde, afin que l'Ame Eternelle et la Nature Eternelle n'en fasse qu'un. Pour Boehme, Dieu naît selon un cycle septiforme, cycle de la manifestation divine. Nous retrouvons ce cycle septenaire dans la cosmologie de Sri Aurobindo. D'abord la pure déité sort d'elle-même, apparaissent alors immédiatement les ténèbres, fruit du désir. L'âme éternelle, d'abord un souffle, est capable de sensation. Puis naît la matière du désir condensé pétrifié, et naît notre monde haleine coagulée. Les trois premiers degrés du cycle de la nature éternelle sont placés sous le signe de la colère de Dieu. Par la suite, c'est l'amour qui l'emportera, avec la douceur. Ce troisième degré du cycle septenaire "cabinet de l'angoisse", temps de la descente aux enfers de la Passion ou préfiguration de la Passion du Christ se voit le lieu d'affrontement des forces cohésives et répulsives, nous signifie que toute naissance est, en fait, une renaissance et d'abord une mort. La véritable naissance se fait dans le quatrième temps. La rose fleurit sur le quaternaire, sur la croix.
La croix est le symbole de la douleur et de la liberté reconquise. L'âme a été éveillée au commencement de la croix. L'âme est née sur la croix, symbole de supplice et de ténèbres, cela s'entend aussi bien de l'âme universelle émanée de la divinité que de l'âme humaine créée. Cette dernière a été insufflée au premier homme dans un corps qui a été créé le sixième jour à la sixième heure. Or, cette sixième heure est celle à laquelle le Christ a été attaché sur la croix. La crucifixion est à l'origine de l'humanité.
Continuons à nous référer plus précisément à Pierre Deghae dans son livre "La Naissance de Dieu ou la doctrine de Jacob Boehme". Il nous retrace l'accomplissement du cycle septenaire, selon J. Boehme. Toute la théosophie de Boehme explique comment le feu se transforme en lumière. Le feu est d'abord ténébreux. Pour Boehme, le feu est d'abord enfermé dans la pierre avant de jaillir. Pour brûler vraiment et projeter une clarté, il faut qu'il soit libéré. C'est ce qui se produit dans l'éclair. Le feu dévorant est celui qui engloutit la matière. Il est le symbole du désir vorace, pareil à Saturne qui mange ses propres enfants. C'est un feu noir, froid ou trop chaud comme la fièvre qui mine le corps. Au contraire, la lumière se donne. C'est pourquoi elle est symbole de la vraie vie. La lumière qui s'offre symbolise aussi le vrai désir. Elle est la flamme d'amour qui monte vers Dieu et qui nourrit le don total de soi.
Le feu dévorant se transforme en lumière. Le désir vorace se change en désir d'amour qui est le sentier de Dieu. La péripétie du désir se répétera lors de la seconde naissance de la créature. La naissance du Dieu de lumière dans le cycle de l'âme éternelle est le modèle de la naissance de Dieu dans l'homme. Ce qui a précédé la théophanie dans la sphère de la nature éternelle, c'est comme une gestation dans les ténèbres d'une matrice originelle. C'était une fermentation. Or, pour Boehme, comme pour les alchimistes, la mort est une fermentation, c'est-à-dire une putréfaction qui produit la vie. Dieu naît comme dans l'oeuvre chimique. Le quatrième degré de la nature éternelle représente la dualité de la lumière et des ténèbres. Le cinquième se rapporte au seul Dieu de Lumière. Et au sixième degré, le son se joint à la lumière. Le son est la parole, mais aussi la musique céleste qui se fera entendre pour les anges. Tout le mouvement de la vie divine sera dans cette merveilleuse musique, alors que l'agitation furieuse de l'aiguillon de la mort produirait le fracas de l'enfer.
Le cinquième degré est celui de l'amour en même temps que de la lumière : les deux ne font qu'un, de même que le feu et la colère. De Dieu d'amour succède à la colère de Dieu. Seul, le Dieu d'amour est le vrai Dieu. Mais c'est une vérité qui ne devient manifeste que lorsque l'âme est illuminée.
Le cycle de l'émanation septiforme se décompose en deux phases. Cette dualité est celle du Père et du Fils. Le Père comprend les trois premiers degrés. Le Fils se manifeste au cinquième et au sixième degré, la lumière et l'amour, puis le son. Le quatrième degré représente l'un et l'autre, le Père symbole de ténèbres et le Fils qui est la Lumière.
Le septième degré réunit la totalité de l'émanation. A ce terme, les degrés ne se succèdent plus, ils sont simultanés. Cela signifie que le Père et le Fils sont unis. Alors, le Fils éclaire les profondeurs du Père. Lorsque le cycle est achevé, tout nous apparaît simultané. C'est dans cette simultanéité, qui est l'image de l'éternité, que se manifeste l'unité de Dieu.
Le cordonnier de Gorlitz était un disciple de la Rose-Croix d'Allemagne à une époque où son influence se fait sentir dans la pensée contemporaine avec, notamment, Bombastus Paracelse qui a créé beaucoup d'émules dans cette région d'Allemagne après sa mort en 1541, mais aussi avec Henrich Khunrath et Michaël Maïer, Grand Maître de l'Ordre. Sous l'impulsion de Francis Bacon, alors Imperator, de nombreuses brochures avaient été publiées dans ce pays annonçant la résurgence sous le récit symbolique de la découverte du tombeau de Christian Rosenkreutz qui fut un personnage réel, mais aussi un nom générique. La Fama Fraternitatis et le Confessio Fraternitatis étaient l'oeuvre de l'Imperator Francis Bacon et non, comme on l'a cru, celle de J. Valentin Andrea.
Probablement, cette résurgence rosicrucienne survenue entre 1610 et 1614 a préparé un terrain favorable au développement de la théosophie de Jacob Boehme. La vision Boehmienne de la Divinité est celle d'un "Dieu caché", ce qui suppose toute une approche en révélation et dévoilement à travers ses oeuvres, Dieu ayant besoin de sa création et au premier chef de l'homme pour se révéler. L'âme parle aussi un langage de symbole à travers la nature et c'est cette signature des choses(1) que le théosophe cherche à retrouver dans une démarche très proche de celle des alchimistes, dont Paracelse son aîné. Les parallèles entre la vision de Boehme et celle de Pasqually sont nombreux, mais l'essentiel est que Boehme perçoit la création comme une émanation du désir de Dieu en recherche de connaissance de soi. Dieu veut se révéler à travers sa création, prendre conscience de la lui-même. Par cette dynamique du désir, la divinité en mouvement hors de sa pure intériorité anime les créatures qui manifestent à leur tour le désir de retourner à l'origine et retrouver le Tout dont elles sont issues. La force du désir, selon qu'elle est ou non orientée vers le but conçu comme tel, détermine sa nature lumineuse ou ténébreuse. Dieu est donc au début de sa création une Volonté qui se transforme en désir. Le Dieu transcendant s'enveloppe dans la Nature et devient immanent. La cosmogonie hindoue, quant à elle, décrit la création comme l'oeuvre du Seigneur, l'Etre, Ishwara et de sa Shakti, la Mère Primordiale qui manifeste la création dans le Devenir.
Nous connaissons assez peu de choses de la vie de Jacob Boehme mais il n'intéressa pas le seul L.C. de Saint-Martin. Il exerça une véritable fascination sur Hegel et la génération romantique et son influence s'est étendue même au domaine religieux en Hollande et en Allemagne à travers le piétisme. Plus près de nous, il séduit également le disciple et dissident de Freud, Carl Jung, et constitue une référence et un objet d'étude pour certains chercheurs d'avant garde en science physique d'aujourd'hui, comme par exemple Barbara Nicolescu
(1) "De signatura rerum"