DES
ERREURS ET DE LA VÉRITÉ
Louis-Claude de Saint-Martin
INTRODUCTION
Faux-semblant - Vérités premières - Des erreurs et
de la vérité - Erreurs secondes - Invraisemblance.
FAUX-SEMBLANT
Bel inconnu, beau ténébreux, dont les démarches sinueuses
réfractent la simplicité du coeur, le désir ambigu
et les intuitions, une grande et mauvaise réputation le dissimule.
Ce n'est pas tant l'auteur que je veux dire (encore qu'il ressemble à
ses livres) mais éminemment son premier ouvrage. Or, ce livre, cet
écrit, ce traité, ainsi qu'il le désigne tour à
tour, est capital.
Premier selon la chronologie, et comme l'oeuvre de Saint-Martin possède
l'unité organique que Béliard remarquait, sa date signifie
qu'il jette les bases de l'édifice et en forge l'armature. Ou bien,
pour plaire à Saint-Martin, ne vaudrait-il pas mieux parler, en dépit
du symbolisme maçonnique, de l'arbre qui bourgeonne ?
Ses éclats, pleins de sous-entendus, retentirent, dès qu'il
parut, plus troublants et, dans les années 1780, plus tapageurs,
que jamais aucunes autres pages de la même plume. (L'Homme de désir
ne cessera d'influer, et sur l'intime, mais ses arcanes préfèrent
l'élégance à la coquetterie et son fort sera dans la
discrétion.)
Tout le monde ou presque, se méprit sur le sens du livre, y compris
ceux qui le crurent dénué de sens. Ce fut en très diverses
parts, et d'ordinaire méchantes. Quel succès et quels malentendus
!
Peu lu ensuite, peu feuilleté, l'écho s'est perpétué
de sa vogue d'antan. Il est demeuré fameux. Au livre des Erreurs
et de la vérité, le nom de Saint-Martin, quand on se le rappelle,
2*
reste attaché, si l'on se rappelle un seul titre de lui. L'hommage
distingue la primauté, non pas sans équivoque.
Mais la réputation aussi continue d'être fâcheuse.
Au pis, des Erreurs et de la vérité sent le soufre, il érode
le trône et l'autel.
Au moins mal, il ennuie. Les apprentis lecteurs sont rares. Nombreux les
perroquets que l'ouï-dire arrange, car ils redoutent - et ils ont raison
- de ne pouvoir dénicher, en cette dialectique, ni le préromantique
évident, mais classique, ni le théosophe récupérable,
encore moins l'impossible philosophe qui, seuls, les intéressent.
Aux yeux des uns et des autres, ces cinq cent cinquante-quatre pages (sans
compter le titre) passent pour touffues, pédantes, obscures, bref
illisibles.
Or, le livre est long. Ergo gluc, concluait maître Janotus de Bragmardo.
Il est dense et d'envergure immense. Mais le plan n'est pas si fantomatique,
voire si invertébré que le bruit en court. Certes l'absence
de tables et d'intertitres autres que les titres courants, dont le lecteur
se sert de travers ou ne se sert pas, laisse imaginer un magma. Paradoxalement,
la liste des sujets que le sous-titre développe, fortifie, ample
et hétéroclite à tel point, exhaustive en fait des
connaissances humaines, le sentiment d'énormité et d'incohérence.
Mais un jugement informé l'évapore.
Pourvu qu'on tolère, avant de les adopter, certaines anomalies de
vocabulaire et certain formalisme du raisonnement, le style guide l'esprit
avec aise ; il ne manque ni de nerf ni de chair et seconde la logique. Lui
reprochera-t-on d'être grave et technique ? Déplorera-t-on
cette rigueur dans la pensée ? J'admire que l'ouvrage sache captiver
l'enquêteur honnête. Car cet ouvrage, ce livre, cet écrit
ressortit, à dessein, au genre du traité. Les exhortations,
les aveux, les cris de ravissement - qui ne sont pas figures de rhétorique
- devraient plutôt nous étonner. Et que la démonstration
se maintienne aimable. Laissons-nous du moins surprendre, et gagner par
l'ardeur.
Il en faut pour aller jusqu'au bout du volume et surtout pour y pénétrer,
pour vaincre la porte d'ombre qui, au fur et à
3
mesure, rétrograde. La clef manquait au XVIIIe siècle qui
la cherchait, au XIXe qui ne la cherchait pas. Elle est aujourd'hui disponible
pour une approche intellectuelle. Dieu sait où ce premier pas peut
mener, sur son plan et sur des plans supérieurs.
En tout cas, sans ce traité, Saint-Martin échappe. Avec lui,
qui l'esquisse, Saint-Martin se présente. Des préjugés
ou l'ignorance de données élémentaires empêcheront-ils
la rencontre ? Je supplie que non.
Moqué le spectre du faux-semblant, et l'assaut en vue, disons les
vérités premières sur la genèse du livre. Cernons
de quelles erreurs et de quelle vérité s'agit. Mettons au
point les erreurs secondes, au bénéfice du sens. L'invraisemblance
des Erreurs et de la vérité renseignera sur Saint-Martin,
mais encore elle sécrète toutes les franchises *).
* Note :
La référence, le développement et le complément
des faits allégués dans l'introduction, avec le texte des
pièces qui y sont citées, figurent, pourvu que ces mentions
sortent du banal, dans le volume VII de la présente édition
: Notes et documents.
D'autre part, rappelons que, très généralement, tous
renseignements biographiques sont rassemblés dans le Calendrier de
la vie et des écrits de Louis-Claude de Saint-Martin ;
- et tous renseignements bibliographiques dans la Bibliographie générale
des écrits de Louis-Claude de Saint-Martin et la Bibliographie saint-martinienne.
VERITES PREMIERES
Le livre
Le titre
Des Erreurs et de la vérité : ainsi l'on doit écrire,
isolé ou initial, le titre du livre des Erreurs et de la vérité.
La vérité du titre s'imposait d'abord, au plan modeste de
la typographie. Aussi bien son libellé et celui du sous-titre, faute
de variantes, ne prêtent pas à discussion.
4 *
Or tout le livre y est dans l'oeuf. Jamais le lecteur ne s'en imprégnera,
ne le méditera assez. J'ose ce conseil, car l'oiseau parleur, émigré
de l'Ile d'Aldous Huxley, et qui ne me lâche pas, répète
: " Attention, attention ". Sans tarder donc, je copie :
Des Erreurs et de la vérité ou les hommes rappelés
au principe universel de la science ; ouvrage dans lequel, en faisant remarquer
aux observateurs l'incertitude de leurs recherches et leurs méprises
continuelles, on leur indique la route qii'ils auraient dû suivre
pour acquérir l'évidence physique sur l'origine du bien et
du mal, sur 1'homme, sur la nature matérielle, la nature immatérielle,
et la nature sacrée, sur la base des gouvernements politiques, sur
l'autorité des souverains, sur la justice civile et criminelle, sur
les sciences, les 1angues et les arts.
S'ensuivent l'auteur, le lieu, la date :
Par un Ph ….. Inc….
A Edimbourg.
1775.
Réglons leur compte.
L'auteur.
La vérité du pseudonyme abrégé, c'est "un
Philosophe Inconnu", et la vérité de l'auteur pseudonyme,
on s'en doutait, chassons le doute : c'est Louis-Claude de Saint-Martin.
Vrai philosophe s'annonce-t-il ainsi, contre les monopoleurs de l'étiquette
; vrai philosophe c'est-à-dire théosophe. L'incognito affiché
par ce philosophe d'une espèce particulière (dont se réclamaient
aussi certains francs-maçons, frères de Saint-Martin) dénonce
la vanité de ses pseudo-confrères. Elle garantit sa prudence
; aussi un bel orgueil de son rôle, disons de sa personne, et ne tranchons
pas si ce mot signifie, en l'occurrence ou le masque ou le moi.
Vrai "philosophe inconnu" s'annonce de même Saint-Martin,
c'est-à-dire alchimiste véritable, selon l'acception plus
que centenaire des deux termes associés en un mot composé.
5 *
Et puis "philosophe ", "inconnu", "philosophe inconnu"
ne vous habillaient-ils pas à la dernière mode, avec un côté
d'Arlequin qui soutenait le ton ?
Le lieu
Edimbourg suit aussi la mode à sa manière : c'est un lieu
fictif d'édition. Serait-ce d'une double manière, grâce
à la connotation maçonnique de la métropole écossaise
(la franc-maçonnerie spéculative est née en Écosse,
quoique la tradition de l'écossisme soit continentale, mais alors
on croyait l'inverse) ? Il se peut. Ce n'est pas sûr. Mais assurément
"Edimbourg " ici remplace Lyon, et c'est inhabituel.
La date.
La date est juste : 1775.
Le texte.
Le texte authentique des Erreurs et de la vérité, Saint-Martin
lui-même nous oblige à le chercher dans cette première
édition, la seule à laquelle il réfère. D'ailleurs,
aucune autre édition n'offre par rapport à celle-là
de variantes sémantiques. Aucun manuscrit - autographe ou copie -,
aucun jeu d'épreuves, aucun exemplaire corrigé par l'auteur,
ne nous est parvenu. Aucun appareil critique n'enrichit, hélas, notre
réimpression du texte de 1775 (d'après l'exemplaire conservé
à la bibliothèque de l'Université de Heidelberg, sous
la cote N. 470/18), par la simple raison que le matériau manque.
Genèse du livre
1775
1775 : deuxième année du règne de Louis XVI ; la physiocratie
souhaite régner alors qu'elle gouverne. (Elle perdra tout.)
La philosophie - ce que nomment ainsi ceux qui en revendiquent l'exclusivité
et dont l'histoire de la philosophie, au chapitre du XVIIIe siècle
français, n'a pu qu'entériner la prétention, faute
de leur trouver des rivaux sérieux - ; la philosophie culmine. Tout
le monde le sait. Mais les yeux éblouis par ses retombées
(qui lui survivront) n'en aperçoivent pas le déclin qui s'amorce.
La philosophie entre en ménopause. La revanche exaltera Rousseau,
l'une des causes et un symbole.
6 *
L'Encyclopédie s'est achevée trois ans plus tôt. D'Holbach,
en 1770, a osé publier son Système de la nature, manifeste
du matérialisme radical. La violence du choc ne le déçut
pas. L'année suivante, 1776, sera enfin la Bible expliquée,
par Voltaire naturellement.
L'Antiquité, en revanche, avait été dévoilée,
dès 1763, grâce à Boulanger, sociologue avant la lettre
des civilisations juste à la lettre. La plupart des faits qui seront
objets de science ont été constatés, beaucoup de sciences
naissent, la science couve, avec l'augure du scientisme.
Ou bien c'est l'abbé Pluche qui s'émerveille en benêt,
sans le talent d'un Bernardin de Saint-Pierre.
Au génie vicieux des philosophes, les gens d'Église, de l'Église,
opposent de petits esprits et de bons cœurs. Ils façonnent une
apologétique dont l'abondance égale l'indigence. Les grandes
époques du jansénisme sont révolues. Elles ont légué
une mentalité, mais qui persiste, desséchante en éthique,
stérilisante en théologie. La Compagnie de Jésus, interdite
en France depuis 1762, a été abolie par Clément XIV
en 1773, le 21 juillet. Son existence n'est plus légale qu'en Russie
(jusqu'en 1820) et en Prusse (jusqu'en 1785), dont les souverains respectifs,
l'un schismatique, l'autre hérétique, ordonnent aux évêques
de bloquer les ordres de Rome. Mais en 1775 toujours, un nouveau pape envisage,
à longue échéance, le rétablissement des Jésuites.
(Il interviendra en 1814.)
La superstition officielle manque de mysticité, la foi catholique
d'intelligence. Au Journal de Trévoux (de 1701 à 1767) qu'on
consulte encore, et au Dictionnaire du même nom, dont la dernière
édition, de 1771, est d'usage courant, des têtes bien faites
et bien pleines ont collaboré. Ils se sont pourtant enlisés
dans l'anachronisme. La défense n'est pas, elle n'a jamais été
adaptée.
L'Assemblée du clergé de France, fin 1775, lance aux fidèles
un avertissement sur les avantages de la religion et les effets pernicieux
de l'incrédulité. Elle touche, non, elle montre la cible en
condamnant, après le Système de la nature, l'Antiquité
dévoilée et plusieurs autres livres sortis de l'atelier holbachique,
l'Histoire à sensation de l'abbé Raynal, et de
7 *
l'Homme par Helvétius. Mais ces livres ne sont appréhendés
que par le bras séculier (quand il peut mettre la main dessus). Leur
ressort, leurs rouages, l'attente du public à quoi ils correspondent,
échappent aux clercs incapables de cette analyse. Symptôme
d'inconscience et de débilité que la louange antagoniste des
Bergier, Gérard, Guénée, Floris et consorts. Des coups
d'épée dans l'eau contre des boulets qui font mouche ! Une
nourriture insipide en échange de mets empoisonnés, mais combien
épicés ! Ils voient tous - et aussi leurs alliés laïcs,
Fréron, Le Franc de Pompignan ou ... Palissot, qui, en compétition
des soi-disant philosophes, veulent philosopher, et y échouent -
les défaites, le danger croissant. Prêchant le jubilé
à Notre-Dame de Paris, le père de Beauregard prophétise.
Mais nul des orthodoxes ne comprend goutte au philosophisme et personne
ne formule la réponse à sa provocation.
Puis donc qu'à l'enseigne du surnaturel, les boutiquiers ronronnent,
place aux prodiges : ils le suppléeront, y introduiront ou bien le
plagieront.
Mesmer ne magnétisera Paris que dans trois ans, mais les convulsionnaires,
cette autre moitié de l'héritage janséniste, reçoivent
leurs secours à huis clos. Par leurs charmes, l'astrologie, la magie,
l'alchimie des souffleurs, inquiètent, puis rassurent. L'école
de Quesnay n'a pas peu contribué à développer l'appétit
du mystérieux, du mystérique, et des sectes propices à
leur révélation qui habilite en tous domaines.
La franc-maçonnerie non plus. Quand elle sort du ritualisme, des
banquets et de la philanthropie, ce n'est pas afin de propager les lumières
(ne confondons les Illuminati, que fondera Weishaupt en 1776, ni avec les
francs-maçons, ni avec les illuminés : ils sont du bord des
Aufklärer) ; pas même afin de les entretenir (la loge des Neuf
Sœurs est une exception presque unique).
Mais, dans les hauts grades, qui, depuis plus de trente ans, en France,
perpétuent ou renouvellent (le Grand Architecte le sait !) les traditions
de la chevalerie, de l'hermétisme et de la magie cérémonielle
ou salomonienne ; dans ces grades dits écossais, l'ésotérisme
peut florir et le mysticisme, indésirable dans les églises,
se réfugier et s'alimenter.
8 *
Cagliostro, les Philalèthes de Savalette de Lange, les Philadelphes
naîtront au cours de la décennie qui commence. Mais leurs éléments
battent la campagne. Mais la maçonnerie templariste, qui se qualifie
templière sans preuves, prospère en Allemagne. Et, en France,
s'émiettent les cadres, après la mort du fondateur, et brille
et court la flamme du plus étrange, du plus fécond, du plus
secret et du mieux disséqué aujourd'hui des rameaux de la
maçonnerie mystique, celui dont la sève abreuva Saint-Martin
et irrigue des Erreurs et de la vérité.
1775 : acmé triomphale de la philosophie, acmé pitoyable de
la lutte religieuse contre les philosophes ; les Jésuites dissous
et les francs-maçons qui prolifèrent sont à l'ordre
du jour ; l'illuminisme (dont les scories fermentent) monte. 1775 : Des
Erreurs et de la vérité va paraître.
Saint-Martin en 1773.
1775 : le livre paraîtra. Quand l'auteur commença de le rédiger,
c'était dans le même climat politique, intellectuel et spirituel
qu'en cette année-là, mais deux ans plus tôt.
En 1773, Saint-Martin, gentilhomme d'Amboise en Touraine, a trente ans.
Huit années auparavant et au sortir d'un cauchemar de six mois dans
la magistrature, son père l'a contraint dans l'état militaire.
(Il y aura du juridisme dans sa pensée et des métaphores martiales
dans son style.). Ô providence ! Des camarades officiers l'initient
aux théories gnostiques et aux pratiques théurgiques que communiquait
et cultivait l'ordre des Chevaliers Maçons (entendez : francs-maçons,
bien sûr) Êlus Cohen de l'Univers, sous la règle, sous
la grande souveraineté (pour parler leur langage) de l'énigmatique
Martines de Pasqually.
Auprès du mystagogue, qui réside alors à Bordeaux,
Saint-Martin se rend pour la première fois, afin d'y passer ses quartiers
d'hiver, en 1768-1769. Il y passera aussi ceux de 1769-1770. En décembre
1770, de Longwy où son régiment tient garnison, il retourne
chez Martines et, en janvier ou février suivants, il abandonne le
service pour mieux suivre la carrière. Martines, qu'il ne quitte
plus, qui le forme, le prend comme secrétaire. Il lui confère
le degré suprême de son Ordre, vers le 16 avril 1772, en l'ordonnant
Réau-Croix. Puis Martines part, au mois de mai, pour Saint-Domingue,
9 *
où il mourra le 20 septembre 1774. Saint-Martin, comblé de
secours externes, asservi à l'interne, quitte Bordeaux et rentre
dans sa famille.
Or, pendant l'été 1773, du Roy d'Hauterive, haut dignitaire
de l'ordre, et plus théurge que maçon dans cette secte maçonnico-théurgique
(où il recevra Cazotte, je commenterai ailleurs la nouvelle), d'Hauterive
suggère à Jean-Baptiste Willermoz, autre dignitaire cohen,
d'inviter Saint-Martin pour instruire les frères de Lyon, son orient.
Willermoz accepte. Saint-Martin, de Tours, accepte. Il arrive peu avant
le 10 septembre et descend chez Willermoz dans la maison Bertrand, aux Brotteaux.
Il y habitera jusqu'à septembre (la deuxième moitié
plutôt, je crois) de l'année prochaine. Il voyage alors quelques
semaines en Italie, de conserve avec Antoine Willermoz, cadet de Jean-Baptiste
; rentre chez ce dernier fin octobre ou début novembre, y passe encore
les derniers mois de 1774 et le premier semestre à peu près
de 1775. Le 28 juillet de cette année-là au plus tard, il
est à Paris, par l'effet d'une brouille avec son hôte, beaucoup
plus maçon, lui, que théurge, beaucoup trop au goût
du théosophe en herbe. Vers la seconde quinzaine de septembre, Saint-Martin
revient à Lyon, mais il loge en son particulier. L'an 1776, il aura
quitté Lyon et ne s'y rendra plus avant 1785, quand l'Agent Inconnu
... Mais retournons aux leçons qui avaient causé le séjour.
Les leçons contemporaines, aux Elus Cohen de Lyon.
Elles s'inaugurent dès l'automne 1773 et se poursuivent pendant l'hiver
1773-1774, dans la maison de Willermoz. Saint-Martin les donne seul. (D'Hauterive
participera au cours, mais pas avant juillet 1775, date de sa venue à
Lyon.)
Des témoins nous sont parvenus. Leur examen prouve la fidélité
globale de Saint-Martin à la doctrine de Martines. Au profit de ses
auditeurs, et au sien propre, il développe et aligne les enseignements
naguère reçus à Bordeaux. Et il s'exerce ainsi aux
lumières de l'esprit et au raisonnement. Cet effort pour assimiler,
la repensant en quelque sorte, l'interprétant en vérité,
selon qu'il conçoit et éprouve la vérité, pour
assimiler, dis-je, la doctrine de la réintégration, a laissé
des traces dans les instructions. Saint-Martin y prise la moralité
et inculque que le centre est au-dedans. Il personnalise le martinésisme,
c'est-à-dire qu'il y appose sa
10 *
marque. Voici comment : la réintégration, fait et doctrine,
il l'intériorise, il la personnalise aussi, en ce double sens qu'il
la personnifie à l'extrême (Dieu, Christ, et moi) et qu'il
en fait l'affaire personnelle de chaque homme (moi en fonction du Christ
et de Dieu). La mystagogie de Martines devient chez Saint-Martin, plus mystique
(elle l'était déjà chez le thaumaturge) mais reste
une mystagogie, car la composante gnostique demeure, et demeurera intrinsèque.
Sagesse est le pivot de ce décalage léger, prometteur et corrélatif
du mouvement par lequel Saint-Martin explicite la sophiologie de Martines
: don de sagesse qui éclaire l'entendement, dévore le coeur,
gouverne la volonté ; don de la Sagesse divine offerte et tendant
à s'hypostasier. La première instruction est intitulée
: Les voies de la sagesse. C'est l'ébauche des futurs épithalames.
La rédaction.
Du même effort métabolique procède le livre des Erreurs
et de la vérité. Saint-Martin l'écrit, au temps qu'il
prépare et dispense ses premières leçons, vers la fin
de 1773 et le commencement de 1774. Quatre mois suffirent à la tâche
; je propose, faute du moyen d'imposer : entre novembre 1773 et février
1774, approximativement. L'endroit, chez Willermoz, du plus grand travail,
nous est révélé par l'auteur : auprès du feu
de la cuisine.
Ses frères cohen, ses élèves, ses émules, comme
on aimait à dire entre soi (au premier chef, Périsse-Duluc,
Paganucci, des Willermoz) ont été mis dans la confidence du
projet, ils l'ont encouragé ; ils y ont collaboré par des
critiques qu'il n'était certes pas dans le caractère de l'auteur
d'accueillir toutes, mais non plus de toutes refuser.
Des Erreurs et de la vérité a été conçu,
écrit, il sera publié en milieu cohen, par un Cohen miroir
lui-même, miroir théurgique, au stade du miroir et qui s'y
colle : pour identifier avec soi son image-miroir et regarder, refléter
les deux côtés qu'il sépare et qu'il joint. Jusqu'en
1772, Martines de Pasqually l'a gorgé d'initiations rituelles, d'explications,
d'expériences sensibles. Ils ont en sympathie révisé
le texte du Traité de la réintégration des êtres,
ce Zohar des Cohen. Mais ce n'est pas par l'acte de son père spirituel,
c'est en la présence efficace de sa belle-mère - spirituelle
? - qu'en
11 *
1773 précisément, la circoncision intérieure a eu lieu,
signe du passage. Saint-Martin réfléchissant les instructions
martinésistes et y réfléchissant du même coup,
aspire à la maîtrise, tandis qu'il joue, pour ses émules,
le répétiteur. Ce disciple prépare le greffon afin
de l'enter sur le germe qui pousse grâce à la culture où
il s'applique. La synthèse est en train, prête au tirage.
Saint-Martin professe sa certitude : " L'homme n'existe que pour prouver
qu'il y a un agent suprême ; il n'a été placé
au milieu des ténèbres de la création que pour démontrer
par sa propre lumière l'existence de cet agent suprême, et
pour en convaincre tous ceux qui avaient voulu et qui voudraient le méconnaître.
"
Il est théurge, virant au théosophe. A suivre cette pente,
il n'estime pas trahir Martines, mais prétend rejoindre sa "pensée"
secrète. Mettons "ambition", mettons "nostalgie secrète",
et j'en serai d'accord.
Quant à convaincre, il s'y emploiera de la manière la plus
originale, puisqu'il s'agit d'ésotérisme : en publiant.
Ainsi naît l'ouvrage, fruit du "désœuvrement",
écrit Saint-Martin, mais l'on flaire le passe-passe. "Et par
colère contre les philosophes" : voilà le motif conscient.
Enfin loin d'être encore transmué en machine priante, en miroir
parfait, sans recul, il avait besoin, ce miroir évocateur, de devenir
miroir parlant. Mais, persuadé que l'alchimie d'un vrai philosophe
inconnu ne visait qu'à ce grand oeuvre, et quoique que les phases
de l'oeuvre puissent sembler déroutantes, besoin lui vint aussi de
s'affirmer théosophe et, en vue de s'affirmer d'abord, de s'établir
homme de lettres. Les deux états firent chez lui le moins mauvais
ménage possible.
La publication et la vente.
L'éditeur fut le frère Jean André Périsse-Duluc,
imprimeur libraire, rue Mercière.
Le Journal de la librairie n'annonça pas la sortie de cette édition
semi-clandestine. Non plus, que je sache, la moindre feuille lyonnaise.
Ni l'auteur ni l'éditeur ne souhaitaient aiguiller la curiosité
vers la véritable "Edimbourg". Au contraire.
En l'absence de tout document crucial, impossible de fixer le moment de
l'année où parut des Erreurs et de la vérité.
12 *
Pourtant il y a présomption en faveur des derniers mois de 1775.
Plus d'un an ! Le délai de fabrication fut long. Il le sera davantage
encore pour le Tableau Naturel. Dans ce dernier cas, point de retard délibéré
; pourquoi en supposer un dans le cas des Erreurs et de la vérité
?
Lent fut aussi le démarrage en librairie. Au 9 juin 1776, Saint-Martin
constate : " L'ouvrage n'est assez favorable à aucun des deux
partis ennemis, savoir les théologiens et les matérialistes.
Malgré cela, on ne doute pas que l'édition ne se consomme
". Il y faudra du temps.
Le ler avril 1778, la vente, à Paris, piétine. En 1779, l'ouvrage
commence à devenir rare, il en reste peu d'exemplaires, mais on en
trouve encore dans la capitale, et par exemple un à Lausanne.
Cependant, de fraternels accommodements permettent à Saint-Martin,
dont les finances sont médiocres, de toucher les revenus de la vente,
avant qu'ait été soldé le coût de l'impression.
C'est ainsi qu'en 1776, il demande à Grainville les rentrées
de Bordeaux et à l'abbé Fournié celles de Toulouse.
Savalette de Lange a expédié celles de Paris à Willermoz,
en direct. Mais Saint-Martin espère qu'une partie de ces fonds lui
sera reversée. L'amitié, notons-le, n'est pas seule en cause.
Ses amis, en aidant la diffusion, après avoir veillé sur la
rédaction et la publication, calculaient que l'ouvrage épaulerait
leurs objets communs.
DES ERREURS ET DE LA VERITE
Les erreurs
Des Erreurs. Quelles erreurs ? Celles des philosophes. Toute sa vie Saint-Martin
s'est flatté de les combattre et plaint d'avoir à le faire.
Ils sont sa "bête", sa "bête noire". Les
philosophes, c'est-à-dire Condillac et Diderot, Voltaire et d'Holbach,
et La Mettrie et Helvétius. Les philosophes, c'est-à-dire
les athées (minoritaires, en fait, dans la coterie), les déistes,
les matérialistes, les mécanistes, les sensualistes (qu'ils
crussent à l'âme comme Condillac ou n'y crussent pas
13 *
comme Helvétius). Entre les philosophes Saint-Martin saurait établir
les différences. Il les établit le cas échéant,
expliquant, par exemple, à quelle page du livre de la science se
sont arrêtés les déistes, à quelle page les athées,
à quelle page les matérialistes. Mais la science est indivisible
et ses fragments ne sont que bribes d'ignorance. La modération qui
trompe peut être pire que le fanatisme déguisé en tolérance.
Tout sensualisme mène au matérialisme, tout déisme
à l'athéisme. Car si nos idées viennent des sens à
l'âme, et si Dieu n'est pas sensible au coeur, l'âme et Dieu
sont inutiles. Pourquoi les conserver ? Et les conserver, inutiles, scandalise
encore davantage. Saint-Martin attaque les erreurs de "toutes les écoles
de la matière et de la déraison".
"L'homme n'est pas matière et la nature ne va pas toute seule".
De cette double proposition, grosse pour Saint-Martin d'une pneumatologie,
qui décrit non seulement la texture, mais l'être même
du réel, les philosophes nient tout ou partie. Ils expliquent et
comprennent la nature par la nature, l'homme par les sens, l'auteur des
choses par les choses élémentaires. On pourrait nuancer, et
Saint-Martin lui-même : tels et tels défendent telles et telles
de ces positions, de telle et telle manière. N'importe à Saint-Martin.
Ce qui lui importe, c'est que l'autre monde est plus réel que le
monde de la matière, dont au vrai la réalité est illusoire
; qu'il contient, qu'il est lui-même une hiérarchie de principes
immatériels au bas de laquelle, et au-delà du fossé
ontologique qui sépare la réalité de l'illusion, gît
la matière. Ce qui importe, c'est qu'un courant à double sens
parcourt cette échelle de Jacob, que la communication y est vitale.
En refusant la correspondance universelle, soit qu'ils raccourcissent la
chaîne des êtres, soit qu'ils en isolent les uns des autres
des maillons ou des suites de maillons, les philosophes se comportent en
adversaires de la lumière et du véritable aliment des âmes.
Ainsi l'idolâtrie bat le déisme, et si je me convaincs que
les idées sont innées en moi, qu'y gagnerai-je sur les sensualistes
? Je méconnais autant qu'eux ce fait de base ; les idées sont
innées en dehors de moi, et je les choisis. La chaîne des êtres
inclut au-dessus, au-dessous et autour de
14 *
moi des êtres qui, contrairement à moi, ne sont pas emprisonnés
dans un corps de matière et le libre arbitre constitue mon privilège
d'homme même incorporisé.
L'étude de l'homme, capable de vouloir et d'admirer, de l'homme-désir,
et désir de désir, renvoie à l'esprit, aux esprits,
à Dieu, sans discontinuité. Le spiritualisme de Saint-Martin
est, en fin de compte, un divinisme et qu'est-ce qu'un philosophe diviniste
sinon un théosophe ?
Les soi-disant philosophes peuvent bien contester ou concéder l'existence
de leur Dieu qui est, en toute hypothèse, celui des savants. Ils
sont anti-divinistes et ils se coupent de Dieu en rejetant les dieux. Comment
pourraient-ils saisir quelles sont, dans leur sublimité, dans leur
divinité, l'origine et la destination de l'homme, dieu de Dieu ?
Veufs de la sagesse divine, leurs sens les rendent insensés. Il est
normal, pour Saint-Martin, que le sensualisme aille de pair avec la sensualité,
de même que le déisme se définit comme impiété.
Ces raisonneurs se trompent sur la raison, ces humanistes sur l'homme, ces
philosophes sur la sagesse.
La cause prochaine des Erreurs et de la vérité fut, d'après
l'auteur lui-même, l'Antiquité dévoilée par ses
usages, ou examen critique des principales opinions, cérémonies
et institutions religieuses et politiques des différents peuples
de la terre. Ce livre de Nicolas Antoine Boulanger avait été
publié par d'Holbach, peut-être après avoir subi quelques
retouches. Boulanger y raffine la vieille idée que la crainte a engendré
les religions. Le déluge, avec toutes les impressions qu'il laissa
sur l'homme, serait la source de toutes les institutions humaines. Après
avoir particularisé la cause, Boulanger généralise
les effets. Sa théorie ne se limite pas à la religion. On
éprouve, à le lire, que Boulanger a revécu le déluge.
Son imagination semble aussi prodigieuse que son intelligence et son érudition.
L'imagination de Saint-Martin, si aiguë, vibra par résonance.
Ajoutons que l'Antiquité dévoilée avait fait du bruit
et que le déluge était, pour les philosophes comme pour Martines
de Pasqually, un sujet de prédilection.
Quelques pages intitulées "Erreur sur l'origine de la religion",
quelques allusions éparses, Saint-Martin ne consacre
15 *
pas davantage de son livre à réfuter directement celui de
Boulanger. Mais il le sape à la base, il élargit le problème.
Réciproquement, toutes les autres critiques particulières
du philosophisme, qui remplissent le traité des Erreurs et de la
vérité, sapant la même base, portent contre Boulanger.
Saint-Martin ne se lasse pas de le répéter : la nature n'embrasse
pas l'homme, celui-ci réfère à une réalité
métaphysique. Entre l'idée sublime de Dieu et le spectacle
des révolutions de la matière, il y a la disproportion qui
sépare Dieu de la matière. Pétition de principe ? Que
non, si l'on considère avec assez de force et de finesse, et là
où elle est, l'idée même de Dieu. Boulanger a lu dans
le livre de la nature l'histoire toute naturelle de l'homme. Saint-Martin
lit dans le livre de l'homme et y découvre ce qui, en l'homme, passe
la nature. L'erreur de Boulanger suppose l'erreur des sensualistes, des
mécanistes, de l'idéologie. Cette dernière erreur une
fois dénoncée, l'origine de l'idée de Dieu ne peut
être conforme à la théorie de Boulanger. Car point d'idée
de Dieu sans Dieu concomitant, peut-être indémontrable tout
à fait, mais perceptible.
Si des Erreurs et de la vérité n'est pas centré sur
l'Antiquité dévoilée, mais sur la base commune de cet
ouvrage et des autres ouvrages philosophiques ; si d'autre part il est vrai
que Saint-Martin associe des erreurs différentes, c'est en vain qu'on
chercherait quel traité de quel philosophe, ce traité-ci réfute
point par point. Le Système de la nature, qu'une thèse polonaise
de 1968 élit à cet honneur, ne s'y prête pas et pour
relever un exemple décrété décisif, la comparaison
du "bandeau" au début du Système avec le "voile"
au début des Erreurs devient dérisoire, quand on se souvient
du passage où Martines parle dans les mêmes termes que Saint-Martin
... d'un "voile". Le parallélisme des plans ne frappe pas.
Il serait moins imparfait, si le discours préliminaire de l'Encyclopédie
servait de repère au lieu du Système. Et amusez-vous donc
à relire le titre complet de la Recherche de la vérité,
par Malebranche . . . D'où je ne déduirai rien, sauf que comparaison
n'est pas raison ! Mais je constate que l'analyse du livre confirme et étend
l'un des avis de la préface : dans ses remarques sur les sciences
et les différents systèmes, Saint-Martin a évité
tout ce qui pourrait avoir
16 *
rapport avec des objets trop particuliers ; ces objets étant aussi
bien des individus ou des ouvrages.
Saint-Martin n'espère pas convertir les philosophes. Il veut préserver
leurs lecteurs, éclairer les cherchants en les guidant vers la vérité
; vers la lumière de la vérité qui contredit les erreurs
des lumières. Or, la vérité contredit aussi, ou, du
moins, complète et corrige au point de la contredire, la religion
banale.
"Balai des philosophes et des capucins", dit Saint-Martin, fixant
son office.
La scolastique reste en deçà du niveau. La foi aveugle n'est
pas la vraie foi et par mystères il faut entendre des vérités
à connaître plutôt que des vérités inconnaissables.
(Un mystère irréductible : celui qui définit notre
mode d'émanation.) Mais l'Église ne détient pas la
clef active des mystères : gnose et théurgie, vérité
pneumatique. Car elle aussi se trompe, activement, sur la raison et sur
l'homme, sur la sagesse divine dont les orthodoxes, en tant que tels, ont
perdu la communication.
La lumière est feu. Comment ne pas s'y brûler ? Les prêtres
ont perdu l'initiation. Comment verraient-ils la lumière ? Et comment
se fier à des aveugles pour ne pas se perdre ?
La vérité
Qu'est-ce que la vérité ?
"Il n'y a rien d'absolument, d'essentiellement, de généralement
vrai ou faux". A cette jolie profession d'erreur philosophique, Saint-Martin
répond : à côté des erreurs, et, pratiquement,
en face d'elles, il y a une vérité, la vérité.
Pas de confusion possible entre les erreurs et la vérité ;
point de balance. Car ces deux principes ne sont pas homologues, dont les
synonymes sont erreurs, mal, néant, d'une part et d'autre part, vérité,
bien, existence.
Des Erreurs et de la vérité : l'usage grammatical dessine
une perspective idéaliste, en suggérant la supériorité
de l'un sur le multiple, du 1 sur le 2.
Multiples sont les erreurs, comme le diable qui a nom légion, et
comme l'homme qui, à cause de lui et de soi-même, souffre du
trouble et de la division en son for intérieur et quand il les observe
dans la nature.
17 *
Unique est la vérité, comme le désir qui la cherche,
la suit, la possède. Comme la personne-principe, adverse de l'adversaire
au pluriel, avec qui elle se confond.
Les deux principes ne s'équivalent pas - nul manichéisme chez
Saint-Martin. L'un émane toujours dans la vie, le multiple isole
pour tuer.
La vérité est première, principe principal, centre
des centres, présente, par communication, en chaque centre selon
son degré. De la voir procure l'évidence, d'où nous
vient la certitude. La vérité qui brille d'elle-même
illumine.
Toute erreur n'est qu'une vérité transposée, envisagée
hors de sa classe ou de son ordre. Toute erreur est une vérité
pervertie. Comment serait-elle autre chose ? L'existence et la vérité
ne sont qu'une même chose.
L'homme qui se voile les yeux, l'homme pour qui la vérité
se voile, errera dans l'obscurité ou, au moins, dans la pénombre,
et la vérité ne se dévoilera que devant l'homme qui
aura levé son propre voile, et ces deux mouvements ne font qu'un.
De même, docile à la voix qui le guide, le cherchant s'engage
sur la route d'où il verra la lumière qui lui évitera
d'errer. (Cette voix fraternelle, Saint-Martin veut qu'elle soit la sienne.
Voix d'homme certes, mais témoignant d'une vérité non-humaine,
assumons le pléonasme).
Saint-Martin ne présente ni un "système" (où
la vérité se définirait en termes de rapports logiques)
ni un "recueil de conjectures" (sans certitude à la clef).
Il affirme qu'il y a une vérité et qu'elle est connaissable.
Qu'elle est absolue, et personnelle donc immatérielle. Que Dieu est
cette vérité ; que la cause première est la vérité,
cause première de toute manifestation de la vérité
puisque cause première de toute existence. Que Dieu vérité,
la vérité-Dieu est accessible à l'homme sous les espèces
de la cause active et intelligente qui produit tout, qui opère tout,
qui embrasse tout, divine certes et davantage, en même temps que physique,
qui porte le chiffre 8 en soi et dont l'action vaut 4. Or, je dois faire
place à cet esprit en moi, toute la place. Pour redevenir ce que
je suis, et ainsi heureux par définition.
Ainsi Saint-Martin intervient dans la controverse philosophique sur l'existence
et la nature des erreurs et de la vérité. Il intervient on
ne peut plus à contre-courant.
18 *
Il intervient aussi quant à savoir si toutes les vérités
sont bonnes à dire, si le désir de la vérité
et le désir du bonheur peuvent être satisfaits ensemble.
Esotérisme et secret.
La même idée de la vérité qui fonde celle-ci
en réalité absolue et personnelle, exclusive, en fait le secret
du bonheur. Mais secret il y a, et doit y avoir, puisque cette vérité
relève de l'ésotérisme et que les vérités
qui en jalonnent la voie sont elles-mêmes ésotériques.
Vérités au pluriel ? Oui, par délégation, en
quelque sorte, de la vérité une. Sa lumière permet
à qui en est éclairé de discerner les objets dans leur
réalité, c'est-à-dire de voir à travers eux
et ainsi d'apprendre la leçon qu'ils exposent, fût-ce à
propos d'eux-mêmes ; et d'agir conformément. Ainsi des jugements
vrais, ou vérités, peuvent être formulés ; vrais
signifiant sous la lumière de la vérité, ou de Dieu,
ou encore des lois divines que tous êtres, et même les fantasmes
matériels, sont faits pour démontrer et pour suivre, dans
une conspiration universelle.
La perception de la lumière en soi, la vérité et la
sagesse sont affaires personnelles, l'affaire interpersonnelle de Dieu et
de l'homme ; donc ineffable plutôt deux fois qu'une, et ésotérique.
Les jugements des illuminés constituent autant de vérités
toujours d'ordre principiel car seuls les principes existent, mais au sein
de l'ordre principiel les échelons sont sans nombre. Ces vérités
par délégation sont ésotériques elles aussi,
et aussi par délégation, et donc relativement, tant à
l'objet qu'au sujet. Leur ésotérisme justifie l'obligation
d'une discrétion proportionnelle.
Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire à
tous. Pourquoi ? Parce qu'il y a, au spirituel, comme au corporel, des enfants
et des adultes. Il faut donner à chacun selon ses capacités.
D'abord, par respect de la vérité elle-même. Les vérités
qui en découlent sont si belles, et tiennent à un être
si ineffablement sublime que c'est péché de les mettre dans
le cas de passer inaperçues, inadmirées, voire souillées
par le ricanement de la bêtise. Péché de sacrilège,
crime de lèse-majesté. Ensuite des vérités incomprises,
loin d'avancer l'imbécile, le retardent en le dégoûtant.
Le monde repose sur
19 *
le secret. Des révélations indiscrètes entraînent
un déséquilibre dont l'expression la plus concrète
pourrait procéder de l'usage maladroit et désastreux des techniques
fondées sur la théorie. Enfin, la discipline de l'arcane possède
pour celui qui y est assujetti, une valeur symbolique (de l'expérience
ineffable, ésotérique par essence, de la Vérité
en soi) et une valeur ascétique. Facteur d'équilibre encore.
Le souci de la discrétion est constant dans des Erreurs et de la
vérité. Est-il excessif ? Sans doute nous n'avons pas témoignage
qu'aucun lecteur ait, grâce au livre, retrouvé la doctrine
à laquelle il réfère sans cesse et comme dans un miroir.
Mais d'une part, l'argument a silentio n'est, ici pas plus qu'ailleurs,
persuasif. D'autre part, et même si ce nouvel argument ressemble à
un repêchage, des Erreurs et de la vérité a conduit
des lecteurs désarçonnés vers Saint-Martin qui leur
fournit (ou leur refusa, il y a des exemples) les explications nécessaires
et appropriées à leur cas. Enfin, le miroitement d'une doctrine
secrète aura pu décider à entendre le message central
du livre, vérité directement projetée par la vérité
: Non pas : Entrez chez les Cohen ; mais : Rentrez en vous-même. Ainsi
ont-ils pu être mis sur la voie au terme de laquelle, peut-être,
ils ont rencontré la vérité et exprimé (ou pas
exprimé) en formules martinésistes (ou autres) leurs révélations
semblables ou analogies à celles que les Cohen, et des Erreurs et
de la vérité subsidiairement, transmettent.
En 1785, Saint-Martin, frappé par les reproches de l'Agent Inconnu,
regrettera d'avoir écrit ce livre et le suivant. Mais, plus tard,
il doutera de la vertu du secret en pédagogie et s'efforcera de dire
le maximum (qui ne sera jamais le tout qu'il sait), sinon à tout
hasard, du moins à la grâce de Dieu, et sans se départir
de toute prudence.
Il est vrai que Saint-Martin aura alors conscience d'une part que les formules
n'ont guère valeur que d'incitation, que l'essentiel se passe dans
l'essence, c'est-à-dire dans l'interne et que le seul secret est
essentiel. D'autre part, que les formules dont il use, il les a forgées,
souvent concernant des problèmes auxquels il est responsable d'avoir
appliqué la lumière de la vérité ; soit que
cette lumière ait été projetée de sa source
sous ses yeux, soit qu'elle ait été réfléchie
par
20 *
les formules qu'il avait reçues et qu'il avait juré de ne
point révéler (et qu'il n'avait pas révélées
dans le livre des Erreurs et de la vérité).
Ces formules, ce serment sont ceux des Élus Cohen. Pour Saint-Martin
les formules dérivées de la vérité s'expriment
le plus exactement dans le langage de Martines de Pasqually.
Comme la doctrine de son premier maître constitue le chiffre des Erreurs
et de la vérité, que l'auteur l'emploie toujours et y fait
tant d'allusions, sa connaissance, et elle seule, permet de déchiffrer
le livre.
La providence ou l'astuce du diable (mais celle de Dieu est plus forte et
il arrive que le diable porte pierre) ont agencé que la doctrine
de Martines, ignorée jusqu'à la fin du XIXe siècle,
à part les Cohen et les Grands Profès du Régime écossais
rectifié, ait été divulguée et soit maintenant
ouverte à l'intelligence de tous (quitte à ceux qui le peuvent
d'ouvrir leur intelligence). Je l'affirme : pour comprendre des Erreurs
et de la vérité, apprenez Martines de Pasqually. C'est la
clef. Sinon, vous raterez des Erreurs et de la vérité. Vous
raterez Saint-Martin.
Les vérités de Martines de Pasqually.
Saint-Martin rapporte à Abadie son détachement des choses
de ce monde, à Burlamaqui son goût pour les bases naturelles
de la raison et de la justice de l'homme. Les pas les plus importants qu'il
ait faits dans les vérités supérieures, il les a accomplis
grâce à Jakob Böhme. Mais celui qui l'a fait entrer dans
ces vérités, c'est, proclame-t-il, Martines de Pasqually.
(Il travaillera à le marier avec Böhme).
La doctrine de Martines de Pasqually est la doctrine de la réconciliation
(transitoire) et de la réintégration (finale) de tout être
spirituel émané, avec ses premières vertus, forces
et puissances, dans la jouissance personnelle dont tout être jouira
distinctement dans la présence du Créateur.
Réconciliation, réintégration impliquent brouille,
éloignement antérieurs. La seule réalité étant
Dieu, ce départ ne peut être que le fait d'êtres spirituels
qui tiennent l'existence de leur origine. Car Dieu émane éternellement
des esprits, des anges, des vertus, des êtres en un mot. Avant que
l'homme n'existât, une partie des esprits pécha par orgueil
et par égoïsme. Dieu ordonna à des esprits fidèles
de leur
21 *
fabriquer une prison matérielle : ce monde qui, privé d'essence
divine, n'a du réel que l'apparence. Adam fut alors émané,
dernier de toutes les classes d'agents, chargé du monde pour y imposer
la police de son Maître, chargé des prisonniers pour les réprimer
et les réhabiliter. Or, Adam, mineur selon le temps, mais plus doué
que les esprits des autres cercles, s'enorgueillit à son tour. Il
se crut, il se voulut Dieu : il tenta d'opérer sans l'aveu de l'Eternel,
et singea les voies de sa génération. La matière devint
sa prison aussi. Un nouvel Adam prit sa place. Il assume la régie
du monde. Médiateur, réparateur, il permet, ainsi que les
autres esprits, mais par excellence et aussi le plus difficilement (car
il entretient avec Dieu une parenté spéciale), il permet à
l'homme de rétablir un rapport par cause interposée. Ce rapport
lui rend le commandement de tous les esprits bons et mauvais et le moyen
d'un contact avec la lumière.
Adam rajeunit, l'avenir est à lui et le salut, la réintégration
de tous les êtres émancipés de la cour divine.
La théurgie cérémonielle est la méthode : prière
à Dieu, de repentir et d'invocation ; ordres de l'opérant,
provisoirement ou partiellement réhabilité, aux esprits bons
et mauvais ; guet des signes hiéroglyphiques par quoi les premiers
attestent leur présence auxiliatrice et, donc, vérifient que
la prière a été exaucée, que la réconciliation
est en marche. La connaissance physique, d'une physique supérieure,
peut, elle doit, à l'extrême, avoir pour objet le réparateur
lui-même, la cause active et intelligente.
Cette méthode, loin de se réduire à une magie mécanique,
pour ainsi dire, requiert la pratique des vertus morales et la foi, mais
une foi qui ne soit pas aveugle, grâce à l'étude de
la doctrine dont la théurgie est la mise en oeuvre.
La doctrine, qui s'est transmise selon une filière ininterrompue
aboutissant à l'ordre des Élus Cohen, la doctrine, théorie
et pratique, est aujourd'hui, aujourd'hui de Martines, méconnue dans
ses conséquences les plus particulières qui devraient être
les plus généralement admises, et très peu d'hommes
en adoptent la plénitude. "Car les hommes de ce siècle
ont abandonné la science spirituelle pour se livrer à la négociation
et à la cupidité des biens de la matière, ce qui
22 *
leur a mis un voile si épais sur les yeux qu'ils sont presque tous
dans le même aveuglement où était la postérité
de Caïn et une grande partie de celle de Seth". Martines dixit.
Doctrine gnostique que celle de Martines : une connaissance abstraite, progressive
et ésotérique mène à une connaissance expérimentale,
personnelle et illuminative, libératrice en puissance, en une puissance
à actualiser par paliers. Doctrine judéo-chrétienne,
plus juive que chrétienne, apparentée à mainte autre
forme traditionnellement hébraïque de spéculation (Ibn
Gabirol par exemple) et de théurgie (Falck par exemple ; et les visions
surnaturelles, similaires des "passes" martinésistes, sont
un lieu commun de la philosophie et de la théologie rabbiniques,
caraïtes et kabbalistiques au moyen âge).
Centre, cercles, sphères sont images idoines en émanationisme,
topographie du va-et-vient des esprits. Les nombres constituent le registre
des lois divines, à vocation universelle. L'initié remonte
vers Dieu, en lui et dans la nature, par la réflexion et par l'éthique,
par les cérémonies théurgiques, qui sont le culte du
gnostique, la liturgie des Cohen, selon Martines de Pasqually.
Chaque homme peut puiser cette doctrine à deux sources, suivant que
l'arrête leur commun modérateur : la tradition et la révélation
personnelle.
Saint-Martin reçoit cette dernière assertion avec les autres.
Mais la révélation personnelle l'emporte à ses yeux
et elle n'est pas subordonnée au rattachement traditionnel. Il écrira
pour le faire savoir. Des Erreurs et de la vérité court-circuite
l'ordre des Cohen dont la doctrine est le fond du livre et recourt à
cette doctrine (qu'il modifie, qu'il ne répudie pas) pour justifier
la manœuvre.
Révélations à la Saint Martin.
Alors s'inscrit à la page de titre des Erreurs et de la vérité,
ce mot dont l'inscription confirme la véridicité : ouvrage.
Saint-Martin, en effet, a écrit un livre qui rappelle tous les hommes
au principe universel de la science.
"Ouvrage". Il plaidera coupable d'avoir écrit, plus coupable
que d'avoir reconnu sa paternité. Mais ce sera en 1785, dans des
conditions très particulières. Cependant, quand il distingue
les oeuvres vives et les oeuvres mortes et qu'il range
23 *
les livres, dont celui des Erreurs et de la vérité, parmi
les dernières (quoiqu'il se défende d'avoir écrit avec
cet ouvrage une oeuvre mortelle), il prend une position qu'il n'abandonnera
pas et qui est, déjà, celle de notre livre. La vérité
n'est pas dans ce livre, elle n'est pas dans les livres.
Le principe universel de la science est la vérité, puisque
la science est le moyen de la vérité ; c'est la cause active
et intelligente, physique et divine, le Christ.
Les hommes, sans discrimination, y sont rappelés. Aussi le rappel
est-il discret. L'entendront ceux qui le peuvent, et chacun à la
mesure de sa capacité.
La science, c'est la science personnalisée, la gnose chrétienne.
Rappel doit s'entendre au sens d'appel pour faire revenir quelqu'un. Ce
mot connote l'aventure de la chute et du retour. Au plan de la connaissance
particulièrement (puisque la gnose opère ce retour), il contient
une allusion à la réminiscence. Car pour Saint-Martin toute
connaissance est souvenir. Souvenir et retour existentiel sont liés.
Saint-Martin dénonce l'incertitude des observateurs (les philosophes
criaient à la certitude) parce que la certitude, sauf à être
fallacieuse, exige la perception de l'évidence et que l'évidence
exige la révélation de la vérité, laquelle est,
par définition, surnaturelle. Or, les observateurs, par définition,
sont naturalistes, même en métaphysique dont ils nient l'objet
spécifique. Saint-Martin dénonce aussi leurs méprises,
parce qu'ils télescopent les emboîtages et ne voient plus que
l'enveloppe extérieure des êtres.
L'ouvrage indique la route à suivre : pas davantage. Les connaissances
ne peuvent être que le fruit des désirs des hommes et de leurs
efforts. La route est le chemin de soi-même, chemin de Dieu, chemin
de la vérité. Expliquer les choses par l'homme et non l'homme
par les choses : les observateurs font l'inverse, parce qu'ils ne savent
pas regarder en eux-mêmes et contestent à l'avance ce qu'ils
y trouveraient.
Une contradiction n'opposerait-elle pas le rappel d'un auto-didactisme transcendant
à un exposé partiel, souvent a contrario, du martinésisme
? Mais d'une part Saint-Martin tâche à démolir les observateurs.
Comment y parvenir sans
24 *
découvrir, au moins partiellement, ses batteries ? D'autre part,
aux hommes tentés par le philosophisme, que Saint-Martin bombarde,
il veut donner à penser. Il veut les aider en leur présentant
des images fragmentaires de ce qu'ils découvriront dans leur propre
miroir, des arpèges de science qui résonneront en eux.
Mais l'essentiel est l'évidence physique. A acquérir cette
évidence mène la route que Saint-Martin indique à tous
les hommes.
Évidence : encore une pierre dans le jardin des philosophes. Saint-Martin
ironise sur leur certitude affectée.
Évidence physique. Saint-Martin joue sur le mot. L'évidence
physique s'oppose, en philosophie classique, à l'évidence
métaphysique (au sens intellectualiste), mathématique ou morale.
Elle signifie évidence expérimentale. C'est bien ce que Saint-Martin
veut dire.
" Physique " réfère aussi à la physique supérieure,
c'est-à-dire aux manifestations sensibles (aux sens externes ou au
sens interne) du surnaturel. Saint-Martin retire aux philosophes le monopole
de l'évidence physique, il transpose celle-ci de la nature, qui est
incertaine, au spirituel, seul certain puisque seul réel. L'expérience
surnaturelle donne, en exclusivité, la certitude, car la vérité
la donne en exclusivité. Les hommes ne peuvent donner de la vérité
qu'un tableau : les vérités dérivées. Des Erreurs
et de la vérité suivra la règle.
L'évidence physique procède d'une connaissance physique, c'est-à-dire
expérimentale, sensible, de la cause active et intelligente. On songe
à la théurgie. Mais, selon Saint-Martin, tous les hommes connaîtraient
physiquement le Christ s'ils mettaient leur confiance en lui et qu'ils prissent
plus de soin d'épurer et de fortifier leur volonté. La cause
se manifesterait alors soit aux sens corporels par des signes spontanés
et inattendus (tels ceux que Saint-Martin enregistrait dans son journal
de physique, et dont l'un surgit quand Martines mourait à Saint-Domingue),
soit au sens interne, capable lui aussi d'expérimenter l'évidence.
Avec la lecture en soi-même, libre à l'homme de conjuguer la
lecture dans la nature. Cette opération peut être apologétique.
L'observateur sans préjugé constatera que la nature
25 *
ne va pas seule. Puis, lire dans la nature complète la lecture en
soi-même.
De même la complète l'étude des traditions religieuses
et mythologiques.
Mais lire en soi est nécessaire et suffisant. Et l'on retrouve tout
en soi.
Le voile qui couvre la vérité, le voile qui couvre la science,
le voile qui couvre l'homme sont autant d'images analogues. Travailler à
écarter le voile épais qui m'enveloppe, c'est apprendre à
me connaître moi-même. Le voile s'éclaircira devant la
vérité et la science naîtra du regard éclairé,
porté sur toutes choses.
Saint-martinisme et martinésisme.
Quel est le rapport du saint-martinisme et du martinésisme dans des
Erreurs et de la vérité ?
D'abord, le martinésisme y offre un caractère partiel. Pour
deux raisons principales. Parce que c'est une doctrine ésotérique.
Saint-Martin ainsi restera muet sur le tonnerre, la vraie langue, les femmes,
les souffrances des animaux, le principe de la progression quaternaire appliquée
aux agents immatériels, etc. Parce que Saint-Martin, pour atteindre
son but, doit suivre une tactique: aguicher par l'étrange entrevu,
certes ; mais aussi ne pas effaroucher ceux qui tournent autour des philosophes.
Ainsi, le Christ n'est désigné que par les initiales "
C-H-R " et nulle part l'auteur ne dit que c'est le nom propre de la
cause active et intelligente. "F. M.", ces deux lettres sont la
seule mention, et nous avons témoignage qu'elle n'était pas
toujours comprise, de la franc-maçonnerie. (Le même jeu piquait
la curiosité des uns et ménageait les autres.)
Ensuite, Saint-Martin a présenté la doctrine de Martines,
du moins ce qu'il a choisi d'en présenter, selon son tempérament
propre. L'idée d'attaquer de front les philosophes est sienne et
pour la réaliser il fallait son dévouement mais aussi son
instruction profane. Saint-Martin n'est pas peu fier d'avoir étudié,
comme les observateurs, les sciences de la nature et les sciences de l'homme.
Observateur lui-même, il ne se laisse pas prendre au leurre de la
matière ; naturaliste, il perçoit le surnaturel dans la nature.
26 *
Son mode de raisonnement lui est bien propre aussi. II conduit par ordre
ses pensées ainsi qu'un compatriote de Descartes, qui a été
à l'école à Pontlevoy et à la Faculté
de droit de Paris. Martines préférait la méthode orientale
: le magnétisme des mots, des images, des versets de l'Écriture
traçant les lignes où viennent se grouper, s'associer les
idées.
Mais Saint-Martin n'a pas mis sa marque sur la seule façon. "Aux
hautes connaissances qu'il avait acquises de Martines de Pasqually, il en
joignit de spéculatives qui lui étaient personnelles".
Willermoz a raison. (Encore allègue-t-il, je crois, des points de
détail et a-t-il ignoré la divergence fondamentale qui va
nous occuper.)
Certes Martines de Pasqually assigne deux sources à la science :
la tradition et l'expérience, la révélation personnelle.
Mais Saint-Martin, quoiqu'il se réfère sans cesse à
la doctrine des Cohen, ne réfère pas le lecteur à l'ordre
fondé par Martines. Il mentionne le petit nombre d'hommes dépositaires
des vérités supérieures. Mais il rappelle tous les
hommes au principe universel. Il ne tente guère d'embrigader, et
ceux qui vinrent à lui, après avoir lu le livre, il les maintint
dans son cercle intime plutôt qu'il ne les dirigea vers l'ordre des
Élus Cohen.
Sa pratique est cohérente avec la théorie, qui privilégie
l'expérience personnelle et ne fait pas de l'initiation par l'externe,
c'est-à-dire de l'agrégation rituelle à l'ordre des
Élus Cohen, une condition pour y parvenir. La tradition est reléguée
au second plan, elle devient accessoire. Martines se fût réjoui
qu'elle pût le devenir. Mais il doutait de cette possibilité.
A Saint-Martin, il répétait pour défendre la théurgie
cérémonielle : "Il faut bien se contenter de ce qu'on
a". (Mais il était plus content, je le pense, quand la sagesse
divine elle-même, à ce qu'il en confia, lui avait dicté
les vérités contenues dans le Traité de la réintégration.)
Nous arrivons aux divergences doctrinales. On les surestime souvent par
la double ignorance de la fidélité de Saint-Martin au martinésisme,
et de la hauteur des vues de Martines.
Le fait de publier signale déjà ces divergences, et dans le
sens à l'instant indiqué du privilège accordé
à l'expérience interne. Car publier, et publier sans appeler
les candidatures à l'initiation cohen (quoique de ses amis aient
cru qu'il le
27 *
faisait), serait déraisonnable si l'auteur ne se fiait pas en une
solution autre que l'appartenance à la secte ésotérique.
L'initiation par l'interne, et la prière peuvent suppléer
l'initiation rituelle et la théurgie cérémonielle.
Martines de Pasqually n'en doutait pas, en droit. D'ailleurs sa théurgie,
on n'y insistera jamais assez, incluait des prières, des invocations,
par lesquelles l'opérant demandait à Dieu de le remettre en
puissance des esprits. Sinon, ses commandements et ses exorcismes restent
lettre morte. Saint-Martin parle au nom du Maître quand il écrit
d'auprès de lui à Willermoz, en 1771, qu'en théurgie
la "Chose", c'est-à-dire la cause, la cause active et intelligente,
peut garder son voile (encore ! Martines aurait-il lu d'Holbach ?) autant
qu'elle veut ; que tout dépend des faveurs de l'esprit.
Mais pour Martines de Pasqually, les cérémonies sont inévitables.
La prière du coeur était nécessaire, mais restait accessoire
parce qu'elle ne pouvait - hélas, soupirait Martines - être
suffisante. Parce qu'elle ne pouvait plus l'être, compte tenu de l'incorporisation
de l'homme.
La matière est notre destin ; employons-la pour nous en libérer.
Saint-Martin, fidèle à Martines, parle dans des Erreurs et
de la vérité de ce recours obligatoire aux moyens matériels.
Il pense sans doute à la théurgie cérémonielle
que Martines justifiait par cet argument et dont Saint-Martin ne conteste
pas l'efficacité, ni ne condamne l'usage. Mais puisqu'il propose
d'autres moyens que la théurgie cérémonielle, et des
moyens plus avantageux, il pense à ceux-là aussi sans plus
de doute. Il ne cessa d'attacher, par exemple, une grande importance aux
aspects corporels de l'oraison : lieu, temps, attitude, gestes, mouvements
psychiques, mots, etc. Voilà où il rejoignait l'idée
secrète, la nostalgie secrète de Martines... Mais la raison
de cet optimisme de Saint-Martin ?
C'est qu'il est plus chrétien que Martines. Le Christ de Martines
est le prophète récurrent du judéo-christianisme. (On
dirait que l'expression "Jésus-Christ" le gêne et
il la fuit.) La "chose" possède les attributs que la tradition
juive reconnaît à la shékinah et à la lumière
divine. Mais le lien se
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noue mal entre les deux notions, les deux réalités. La réparation
est imparfaite, parce que la cause et le réparateur incarné
ne se confondent pas. Pour Saint-Martin, il y a confusion (ni arianisme,
ni docétisme).
"Tous les hommes sont des C-H-R", lit-on dans des Erreurs et de
la vérité ; tous les hommes sont des Christs. Cette proposition
s'analyse en la double affirmation : le chrétien est un autre Christ
; et : l'âme est naturellement chrétienne.
Martines de Pasqually voyait clairement que le vieil Adam doit renaître
nouvel Adam. Il laissait dans l'ombre que Christ est le nouvel Adam et que
devenir nouvel Adam c'est devenir Christ.
En connexion, Saint-Martin commence à développer sa sophiologie,
la sophiologie implicite chez Martines. (Böhme facilitera l'explicitation
; il ne produira aucune rupture.). La sagesse, qui agit dans l'homme et
dans l'univers, est rapportée, associée au Christ. Par elle
le Christ est la cause physique active et intelligente ; par elle tout homme
est un autre Christ en germe, et peut, déposant, en quelque sorte,
ce germe dans son sein, permettre au germe de croître et de devenir
le nouvel homme.
Le scepticisme philosophique ne peut mener, en matière de religion,
qu'à l'incroyance ou au fidéisme. Voyez l'Encyclopédie.
(Mais les philosophes radicaux ne sont pas sceptiques, ils ont expérimenté
une anti-gnose matérialiste et, sans réserve, flétrissent
la religion).
Le dogmatisme religieux mène au rationalisme, quel que soit le sens
qu'on donne au mot raison : rationalisme théologique, qui supporte
la foi et prétend la défendre, même l'éclairer,
mais sa prétention est vaine ; rationalisme des philosophes, nous
y revenons.
La théosophie surmonte ces dilemmes. L'union à la sagesse
découverte en soi, parèdre du Christ, personne des lois dont
le Christ est l'agent, mène à la science divine et universelle
de Dieu et du monde. C'est la théurgie interne qui ne méprise
pas les agents intermédiaires, mais repose sur l'Agent intermédiaire
par excellence, grâce à qui la communication directe avec Dieu
est rétablie, puisqu'il est en cette communication et qu'en nous
identifiant avec lui, ce que son
29 *
caractère d'homme-Dieu autorise, nous y entrons à notre tour.
Et la raison, on le verra, trouve à s'employer sans abus.
Le livre des Erreurs et de la vérité.
Le livre ne porte pas d'épigraphe, peut-être parce qu'il est
le premier. En effet, Saint-Martin, dès le Tableau naturel, qui est
deuxième, choisira régulièrement, pour chacun de ses
ouvrages, une épigraphe tirée du précédent.
Pas de table, pas d'index. Nous avons relevé cette lacune, et que
des lecteurs la déploraient. Aussi, dans la présente édition,
l'avons-nous comblée.
L'ouvrage comprend une préface, sans titre, qui remplit sa fonction,
et sept parties sans titres non plus.
Entre ces sept parties, est distribuée la matière très
variée, très riche, annoncée dans le sous-titre et
selon l'ordre des sujets qu'il énumère :
1.?L'origine du bien et du mal, l'homme.
2.?La nature matérielle.
3.?La nature immatérielle.
4.?La nature sacrée.
5.?La base des gouvernements, l'autorité des souverains, la justice
civile et criminelle.
6.?Les sciences.
7.?Les langues et les arts.
Les chiffres des parties sont-ils symboliques ?
L'importance que Saint-Martin, à la suite de Martines, confère
à l'arithmosophie, m'incite à le penser. Le nombre total des
parties, sept, aggrave la tentation. Placer un livre, et un livre des Erreurs
et de la vérité, sous le signe du nombre qui symbolise l'Esprit-Saint,
cause des souffles et source des productions sensibles et intellectuelles
de l'homme, puissance d'action divine pour la réconciliation de l'homme,
qui symbolise la réconciliation même, voilà qui semble
adéquat.
D'autre part, c'est des choses divines par excellence, et de l'être
divin par excellence que traite la première partie ; de la matière
que traite la deuxième ; de la base des corps, du principe immatériel
et non pensant de la matière, que traite la troisième ; des
choses naturelles les plus élevées et les plus proches de
la cause active et intelligente, de la religion
30 *
au premier chef, que traite la quatrième. Ces thèmes correspondent
respectivement aux nombres 1, 2, 3, 4. De même, 6 régit les
lois du monde temporel. Il s'applique donc aux sciences et si le nombre
7 convenait à l'ensemble du livre, c'est qu'il symbolise tous objets
relevant des sciences et des arts, objets de la septième partie.
Le nombre de la cinquième partie embarrasse d'abord. Il convient
à l'idolâtrie, à la putréfaction, au principe
du mal. Il a déterminé combien de tribus d'Israël tomberaient
en esclavage. Je vois la relation que Saint-Martin pourrait avoir décelé
entre ce nombre dont relève la dégradation de l'homme, et
la politique, y compris les institutions gouvernementales et judiciaires,
qui exhibe les stigmates de notre misère. Il est vrai que le nombre
huit, selon Saint-Martin lui-même, préside à cette politique,
en relation immédiate avec la cause active et intelligente, laquelle
est huitenaire dans son essence et dans sa perfection divine, comme elle
est quaternaire dans sa manifestation universelle. Mais le livre n'a que
sept parties. L'auteur aurait donc assigné à la partie politique,
le nombre des erreurs, graves entre toutes, commises en un domaine où
la vérité touche, entre toutes, au plus haut que l'homme ici-bas
puisse parvenir. Ce dernier trait, qui nous indique le Christ en majesté,
le Christ-Roi, explique peut-être pourquoi Saint-Martin était
incapable et interdit d'aborder dans son livre la huitième page du
livre de l'homme, et les deux dernières par conséquent ; incapable
et interdit de dépasser sept parties. En scellant des Erreurs et
de la vérité du nombre sept, nombre du livre fait de main
d'homme, Saint-Martin respectait les limites où son dessein l'enfermait.
Les intertitres sont nombreux, sans doute pour secourir le lecteur (même
si celui-ci s'y perd). Ce sont des titres courants, sans doute aussi parce
que, vu leur grande quantité (deux cent soixante-quatorze au total),
cette disposition gagnait de l'espace. Du même coup, elle épargnait
de hacher le texte. Je ne crois pas qu'il faille attribuer à l'emploi
des titres courants, sans autres, une signification plus profonde, semblable,
par exemple, à celle qu'il prend chez Bergson où la continuité
du texte et la difficulté (plus grande que chez
31 *
Saint-Martin) de reconnaître les sections, traduisait le flux insécable
de la conscience.
Il faut boucler la boucle.
De la philosophie à Dieu, ou les initiables remémorés
du Christ, source de la gnose ; traité où, en dénonçant,
chez les savants, le relativisme et l'indiscernement des esprits, on expose
la méthode qui conduit à la certitude expérimentale
sur l'émanation divine des anges et la révolte des démons,
sur l'émanation divine, le péché originel et la chute
d'Adam, sur le monde illusoire de la matière créée,
sur les êtres corporels, sensibles et intellectuels, la distinction
de leurs principes, leur double action innée et la cause supérieure
qui la régit, sur la Sophia, sur le symbolisme, à réaliser
par le ministère du nouvel homme, des institutions politiques, militaires,
judiciaires et médicales, des sciences, des langues et des arts.
Traduction assez explicative et fort traîtresse. J'ai trahi pour l'amour
de la cause. Mieux vaut choquer que lasser le lecteur. Si, après
s'être souvenu, grâce au choc, quelles vérités
voilées du catéchisme Saint-Martin ésotéricise
sous un autre voile, il lui plaît de rappeler à sa mémoire
les mots étranges qui manifestent l'occultation et les mots vulgaires
qui la cachent, avec les notions par les uns et par les autres subsumées,
le lecteur saisira que tout n'est pas affaire de vocabulaire. Mais de jouer
sur les mots aide à les percer.