LES ARCANES MINEURES
Jean Chaboseau
Extrait de : Le Tarot, essai d'interprétation selon les principes de l'hermétisme



Niclaus, 1946, chap. 3
Les arcanes majeurs représentent donc le domaine des principes, des causes, et nous allons voir que les arcanes mineurs régissent les effets. En pourrait-il être autrement, d'ailleurs, puisque, quel que soit le mode de classification envisagé, le groupe des majeurs forme un tout complet.
Quel est le rapport, ou le lien, entre les effets et les causes, entre les lames majeures et les lames mineures ? Aucune lame dans les premières ne semble indiquer un développement dans les 56 autres, et l'on a soutenu que ces dernières sont peut-être de beaucoup postérieures. Cependant, les costumes des personnages sont sensiblement de la même époque dans tout le jeu, et si l'antiquité des majeures était prouvée, il faudrait en conclure que, lors de la création des mineures, on a recopié - sur quels originaux ? - les majeures par la même occasion. A cette époque, d'ailleurs indéterminée, se serait donc imposée la nécessité de formuler en hiéroglyphes analogues une suite, un développement, aux idées manifestées par les 22 initiales. Dans quel but et pour quelles fins ? Il en est de cette question comme de l'origine même du Tarot, dont on ne petit affirmer qu'une chose, c'est qu'il a été transmis par les Bohémiens, qui s'en sont toujours servi comme ils le font encore, comme gagne-pain, sans se préoccuper de toutes les querelles d'origine.


Faisons donc un peu comme eux, regardons l'ensemble tel qu'ils nous l'ont transmis, mais n'oublions pas que c'est un Message que nous avons à déchiffrer : gardons-lui donc sa séparation traditionnelle en deux chapitres.


La liaison entre le premier et le second chapitre de ce livre, si l'on réfléchit aux quatre groupes de quatorze lames des mineures, doit être la lame du Bateleur : devant lui sont en effet disposés les symboles des trois éléments, tandis qu'il tient en sa main le quatrième. Ces éléments fondamentaux sont représentés par des symboles habituels en hermétisme, nous en trouvons la preuve dans maints traités d'Adeptes. Il est nécessaire d'appliquer cette division des lames mineures, déjà groupées entre elles en quatre familles, si nous voulons comprendre le sens voilé de l'ensemble. Cette classification s'impose, du reste, dès que l'on s'est habitué à voir l'épée correspondre à l'élément Feu, Les trois autres éléments se rapporteront d'eux-mêmes chacun à un autre symbole, selon la figure d'Adda-Nari et diverses considérations déjà énoncées. Quel geste fait le Mage ? Il lève son bâton parce qu'il va procéder à une opération matérielle et spirituelle aussi, une véritable " opération " comme celles que les Adeptes se proposaient comme " travail journalier ". Cet acte, qui va se concrétiser, est bien le sens attribué aux bâtons, signe de terre. Par ce geste, et par la parole qu'il va prononcer (toujours cette importance du " son "), l'abstrait va devenir le Concret, l'idée va prendre forme, le fait va paraître. Dans ce sens, on -voit que le Bateleur est à sa place, presque à la tête du jeu.


Cette opération s'effectuera à l'aide des trois éléments Feu, Eau, Air, - un facteur générateur, un facteur réceptif, et le résultat de cette union, leur incarnation. Comment ces considérations s'adapteront-elles aux arcanes mineurs ?


Chacune des quatre familles de quatorze lames est divisée en deux parties, dans la première nous trouvons quatre figures, Roi. Reine, Cavalier et Valet, et la seconde énumère succinctement dix bâtons, dix deniers, dix coupes et dix épées, selon la couleur envisagée. On est donc en présence du Quaternaire uni au Dénaire, et la symbolique hermétique, par les définitions appropriées à ces deux nombres, propose la même séparation entre les figures et les objets de chaque couleur, qu'entre les majeures et les mineures : le quaternaire des figures correspondra donc aux éléments composant le domaine des Principes, le Denaire aux modalités d'application de ces Principes dans le monde des faits.
Le chiffre 4 est, si nous en croyons les meilleurs auteurs, le chiffre de la Terre, et le Quaternaire a pour représentation graphique une croix tracée au centre d'un cercle, et le divisant en quatre parties égales ; il suffira de faire tourner la croix au centre de la circonférence, pour obtenir le symbole du Denaire : c'est ainsi que l'on dit que le Quaternaire engendre le Dénaire. Appliquant ce principe, on considère que l'existence de l'être terrestre part de l'intellect pur pour descendre jusqu'à la matière.


Reprenant l'idée du Message, nous pourrons dire que son sens profond est l'étude et la perception par introspection (descente - remontée à l'intérieur du Moi) du Sage, jusqu'à l'identification avec le Principe : c'est proprement la recherche de l'Unité, mais celle-ci ne peut cependant s'effectuer qu'après la connaissance des éléments constitutifs de l'être, selon la juste expression de Fritchjof Schuon, c'est " l'intégration des éléments psychiques dans le processus d'identification avec le Principe ". Cette connaissance des éléments constitutifs de la " remontée ", les hiéroglyphes hermétiques du Tarot vont nous la schématiser :
Le premier principe, masculin et générateur, le Soufre ardent et vital, le " Principe et la semence des métaux ", correspond au Feu, à l'ensemble des Epées, - et dans chaque famille de couleur, au Roi.
Le deuxième, féminin et récepteur, le Mercure humide, la " Matrice des Métaux ", correspond à l'Eau, à l'ensemble des coupes, - et aux quatre Reines.


Le troisième, incarnation des deux premiers, équilibre, et résultat de l'union des précédents, le " Mercure des Sages ", matière de la génération métallique, correspond à l'Air, à l'ensemble des Deniers, et pour chaque couleur, aux Valets.
Le quatrième enfin, rigide et compact, la forme de cette matière et son développement selon les lois primordiales, correspond à la Terre, à l'ensemble des Bâtons, et au Cavalier de chaque famille de couleur.
En un autre sens, cette définition correspondra à l'être, premier principe de la Manifestation, à l'Esprit Universel, à l'Âme universelle et à la Hylè primordiale.
En possession de cette connaissance, et pouvant faire usage de ces éléments, le Philosophe a devant lui un sentier à dix stades successifs, qui peuvent être dix degrés à franchir victorieusement ou dix étapes à dépasser, dans lesquelles il se dépouillera des entraves individuelles.
Cette échelle du Renoncement, qui s'adapte parfaitement à l'interprétation hermétique des lames mineures, ne sera pas sans analogie avec les Dix Liens Bouddhiques dont il faut se défaire pour parvenir à l'Illumination du Parfait. Cette analogie, nous la retrouverons également dans les Dix Cieux énumérés dans le Pimandre, et c'est sur quoi l'argumentation suivante reposera.
Le développement des dix lames mineures, considérées dans leur ensemble, interprété en correspondance avec cette idée du retour au Principe - et à l'Unité, se présentera donc ainsi :


LES DIX. - Union des êtres. Attraction des magnétismes. Le Monde dans son ensemble, dont il faut extraire les principes et les métaux. Les deux Pentagrammes opposés et égaux, symbolisent le chaos qu'il faut ordonner, car il contient toutes les possibilités.
LES NEUF. - La création individuelle, la connaissance du contenu de la Matière, le Pentagramme, signe intellectuel, surmontant le Carré. Les quatre éléments reconnus dans la matière par réflexion et concentration. Le chiffre 9 est le nombre de la matière et le nombre du mal par excellence, d'où les oppositions fondamentales rencontrées dès le début de l'œuvre entreprise.
LES HUIT. L'équilibre des contraires par les unions de polarité. La neutralisation des oppositions quel que soit le point de vue envisagé : immobilité temporaire de l'action initiale, par stagnation et calme des résistances.
LES SEPT. - Répartition après l'épreuve des Poids. L'harmonie des formes minérales et organiques. L'action se développe selon son processus normal : les quatre éléments, et les trois principes sont connus, ordonnés et classifiés.
LES SIX. - Le travail lent et minutieux de la classification des principes par sériation progressive qui, se combinant entre eux, passent par des métamorphoses et des mutations, qui sont les effets de l'initiative et de l'harmonie. Les deux triangles en apparence opposés, qui doivent être réunis pour former l'Hexagramme parfait. C'est un autre aspect des luttes entre les influences contraires.
LES CINQ. - L'intelligence humaine est, ou sera, l'artisan du triomphe, le Pentagramme a pris la place de l'Hexagramme - le Symbole de l'Etoile des Mages ou de la Révélation, remplace le Sceau de Salomon de l'Ancienne Alliance dont les activités deviennent caduques.
LES QUATRE. - La volonté et la force individuelle données à l'artisan par la Révélation et la Manifestation du Principe Vital, imposent à la matière la domination de l'homme. C'est la Pierre cubique sur laquelle le vainqueur s'assied en conquérant.
LES TROIS. - La transformation radicale qui résulte de cette domination. Seule demeure la connaissance des trois principes et leur action sur tous les plans. L'Esprit surnage et flotte sur les Eaux.
LES DEUX. - L'antagonisme des individualités dans la composition même du résultat de l'œuvre : l'action du Binaire, mais aussi le résultat partiel parce que sous une double apparence. C'est la naissance de l'Androgyne, mais ce sont aussi les deux Magistères, - Magistère du Soleil, Médecine Universelle.
LES AS. - Le but est atteint, tout commentaire est inutile. C'est le retour à l'unité, la Pierre obtenue. La transmutation est accomplie, le triomphe est total et définitif.

Cette ascension progressive à laquelle il a été fait allusion tout à l'heure, cette " remontée " de l'individu, partant du Moi pour atteindre au Soi Eternel, nous avons vu qu'elle n'est pas sans rapport avec les Dix Liens Buddhiques, et avec les Cieux atteints successivement au cours du dépouillement auquel procède l'Adepte de l'Hermétisme, entendu comme méthode de développement transcendantal.
Cette analogie, tentons-la, pour clore cette étude : Après la perception exacte des principes qui constituent son individualité propre, - principes représentés par les quatre figures des couleurs, ou, plus précisément, par les quatre groupes de quatre figures ;
10. - Le Sage renonce à l'illusion de l'existence d'une individualité immortelle, au sein chaotique du monde, dans l'Océan du Samsara ;
9. - Il renonce au Mal, parce qu'il est parvenu au delà des notions mêmes de Bien et de Mal, et qu'il doute que la morale soit le Sentier de la Délivrance ;
8. - Il renonce aux désirs, par la notion d'un, équilibre serein entre les oppositions des passions. De même, il abandonne la croyance à l'efficacité des Prières, des Rites et des Cérémonies, celles-ci n'ayant pour effet principal que cette neutralisation ;
7. - Il renonce à la soif du commandement, parce qu'il sait l'impossibilité où il est de la satisfaire. Même la domination des principes sur les éléments devient inutile, tout n'étant que vide et illusion ;
6. - Il renonce au combat des forces égales et qui ne sont qu'en apparence opposées, puisque ces mêmes forces ne sont elles-mêmes que des illusions tissées autour d'un point central, lui-même symbole de la viduité universelle ;
5. - Il renonce à l'attachement aux richesses, et à l'attachement à l'existence elle-même ;
4. - Il renonce au mensonge d'une domination sur la matière, c'est-à-dire au souhait d'une existence future, d'une quelconque renaissance ;
3. - Dépouillé de tout ce qui constituait ce qu'il croyait être " Lui. transformé radicalement, seule demeure en lui la connaissance en compréhension : il siège alors dans le Domaine appelé " Le Ciel des Fixes " ;
2. Dans lequel il perçoit l'harmonie des sphères, le chant des Puissances surcélestes, harmonie et chant produits par la manifestation des deux seules forces dont il peut encore percevoir l'action dans cette région de pure abstraction ;
1 - Alors, le Sage parvient à la connaissance en participation. Il est au centre même, où nul mouvement ne peut plus se produire, où nulle force n'agit plus, puisqu'elles sont toutes surmontées, n'étant elles-mêmes qu'illusions.
Ce centre de l'Etre est, en propres termes, le but de toute connaissance traditionnelle, disons le mot, de toute Initiation.
Ainsi, l'Hermétisme dépasse le domaine des religions exotériques occidentales, celles-ci ne proposant rien au delà du monde individuel, puisque, comme nous l'avons déjà remarqué, elles posent en principe intangible l'existence réelle du Manifesté et des Formes. L'Hermétisme permet à l'Adepte de parvenir à la perception du non-manifesté, et il ne reste plus à franchir que l'ultime étape, qu'aucun hiéroglyphe ne saurait figurer, étape qui est la Délivrance totale, l'état inconditionné lui-même, pour lequel nul mode de manifestation verbale ne convient, en ce qu'il est l'Identité suprême elle-même.

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