Louis-Claude de Saint-Martin, le Philosophe "missionné". IV et fin
Si nous parlions des inimitiés que vous eûtes ! Elles ne vous ont guère déstabilisé ! Il y eût en tout premier lieu celle de monsieur de Voltaire, et sur le tard celle de monsieur de Chateaubriand, que vous admiriez. La lecture de son " Génie du christianisme " vous fit une forte impression. Vous n'eûtes de cesse de le rencontrer. C'est grâce au peintre Neveu que ce souhait pût se concrétiser. Monsieur de Chateaubriand relate votre entrevue ; " Au cours du dîner monsieur de Saint Martin s'échauffant se mit à parler en façon d'archange ; plus il parlait, plus son langage devenait ténébreux. " Vous aviez promis, c'est Neveu qui le rapporte, qu'au cours de ce dîner se manifesteraient des choses extraordinaires, mais il ne se passa rien. Cette soirée eût lieu le 27 janvier 1803. Une entrevue sans relief pour l'un comme pour l'autre, une déception ! Plus tard Chateaubriand dira : " Monsieur de saint martin était un homme d'un grand mérite, d'un caractère noble et indépendant. Quand ses idées étaient explicables, elles étaient élevées et d'une nature supérieure. " Il y a une pointe d'ironie !
Dans ses " Causeries du lundi " rétrospectivement si je
puis dire, monsieur Sainte-Beuve vous donne une place honorable, il rapporte
de vous une fine peinture où se glisse une pointe de malice : "
monsieur de Saint Martin mérite une étude ou du moins une
première connaissance même de la part des profanes comme nous
qui n'aspirent point à pénétrer dans ce qu'il a d'obscure
C'est une noble nature, une douce et belle âme qui a de sublimes perspectives
dans le vague, des éclairs d'illumination dans le nuage ; qui excelle
à pressentir sans jamais rien préciser, et sait atteindre
en ses bons moments à des aperçus d'élévation
et de sagesse ; " Joseph de Maistre, qui fut l'un des fondateurs du
Régime Ecossais Rectifié a rendu hommage à votre caractère
et à votre talent d'agitateur de foule ! C'est ainsi que devant une
assemblée admirative de 2000 personnes vous n'avez pas hésité
à contrer brillamment l'ancien ministre de la Convention Garat, alors
professeur dans les Ecoles normales. Vous fûtes heureux d'annoncer
à votre ami bernois Kirchberger : " J'ai jeté une pierre
dans le front d'un Goliath ! " Ici transparaît bien l'aspect
provocateur, et justicier de votre personnalité. Vous présentez
à l'observateur plusieurs facettes secrètes et contradictoires
qui peuvent échapper à trop d'admiration ! Je plaisante !
Les années vous apportent ce que vous appelez le " spleen de
l'homme ", vous spécifiez bien que ce spleen n'est pas celui
des anglais. Vous précisez : " celui de nos voisins d'Outre-manche
rend sombre et triste, le vôtre vous rend intérieurement et
extérieurement tout couleur de rose ". Chaque pas que vous faîtes
dans la vieillesse est salué comme un acheminement non pas vers la
délivrance mais vers le couronnement des joies qui vous ont accompagné
dans ce monde. J'ai un pincement au cur en repensant à tout
ce sang versé que vous avez approuvé, fusse au nom de la Providence
!
Est-il nécessaire d'admettre les choses les plus contestables,
les plus intolérables en vue de la seule réalisation d'un
plan, d'un ensemble concerté, élaboré dans l'optique
d'un on ne sait quel bonheur qui se perd dans une fuite sans fin ! Comment
synthétiser en quelques mots votre parcours terrestre ? ... Une vie
tout entière tournée vers la jouissance anticipée du
ciel, à partir de la doctrine de votre ami, Martinès de Pasqually
contenue dans son " Traité sur la Réintégration
des êtres. "
Vous dîtes que nous sommes tous "veufs," veufs de la Sagesse,
de la Sophia et que notre tâche est de nous remarier! Et que c'est
après l'avoir épousée, et d'abord cherchée,
puis courtisée que nous pourrons engendrer le Nouvel Homme en nous.
En 1803 vous eûtes quelques avertissements d'un ennemi physique qui
avait emporté votre père. Vous écrivez : " Ma
soixantaine m'a ouvert un nouveau monde. Mes espérances spirituelles
ne vont qu'en s'accroissant. J'avance grâce à Dieu, vers les
grandes jouissances qui me sont annoncées depuis longtemps et qui
doivent mettre le comble aux joies dont mon existence a été
constamment accompagnée dans ce monde ". Le 23 octobre vous
vous éteignez à Aulnay à La Colinière la maison
de campagne de votre ami le sénateur Lenoir Laroche en recommandant
à vos amis de vivre dans l'union fraternelle et dans la confiance
en Dieu. A 23 heures vous les quittiez.
J'entends par delà les gémissements des agonisants de la Terreur...
"Il faut imiter le Christ en faisant le bien, subir le mal, donner
à autrui son temps, ses forces, son intelligence, son amour; vivre
dans le monde avec le monde, travailler en pleine pâte cette humanité
dont il est le levain, telle est la tâche de l'homme de Désir.
La seule Initiation, la vraie, est celle par laquelle nous pouvons entrer
dans le cur de Dieu et faire entrer le cur de Dieu en nous pour
y célébrer, sceller, un mariage indissoluble qui nous fait
l'ami, le frère et l'époux de notre Divin Réparateur.
Il n'y a pas d'autres moyens pour arriver à cette initiation que
de nous enfoncer de plus en plus jusque dans les profondeurs de notre être
et de ne pas lâcher prise, que nous ne soyons parvenus à en
sortir la vivante et vivifiante racine."... Vous avez aussi magnifiquement
indiqué ce que devrait être utopiquement la vraie démarche
de tout homme de bonne volonté, de " Désir ": "Exalter
ce qu'il y a de meilleur en l'homme; l'admiration, l'amour, la solidité
des rapports humains, et la présence du grain de sénevé
enfoui dans le cur de chacun, mais qui doit nous porter jusqu'aux
cieux, transfigurer la nature même, et rendre à l'homme sa
splendeur passée."...
Être un " homme de Désir " !... Vous l'avez été
passionnément permettez moi de dire : sur tous les plans
! Je
sais bien qu'André Tanner dans une anthologie de vos oeuvres dit
qu'il faut restituer à ce mot "Désir", dans notre
esprit toute sa pureté, bien entendu, toute sa portée. "Le
désir est le propre de l'homme, le signe de sa misère et de
sa grandeur. De sa misère, quand il porte l'homme à se dégrader,
de sa grandeur lorsqu'il le porte à s'élever spirituellement."
Il nous faut conclure ! Bien des poètes et écrivains ont subi
votre influence, à l'Est, à l'Ouest, au Nord, au Sud ! Je
citerais : Honoré de Balzac, Sainte Beuve, Gérard de Nerval,
et d'une manière générale la plupart des penseurs spiritualistes
du XIX s.
Une synthèse
l'expression est peut-être mal choisie !
Votre système, à la manière de Gavroche : votre "
truc " il a eu pour but d'expliquer tout par l'homme, clé de
toute énigme, image de toute vérité. Vous soutenez
que pour ne pas se méprendre sur l'existence et sur l'harmonie de
tous les êtres composant l'Univers, il suffit à l'homme de
se bien connaître lui-même, parce que son corps a un rapport
nécessaire avec tout ce qui est visible. C'est dans l'étude
de ses facultés physiques dépendantes de l'organisation de
son corps, des ses facultés intellectuelles dont l'exercice est souvent
perturbé par les sens, les objets, ses facultés morales où
sa conscience qui suppose en lui une volonté libre, c'est dans cette
étude que l'homme trouvera en lui-même tous les moyens nécessaires
d'y arriver. C'est ce que vous appelez si joliment : " la Révélation
naturelle ".
Je vous sens fatigué
aussi vais-je me retirer sur la pointe
de vos souvenirs ! Peut-être m'accorderez-vous un autre entretien
plus tard, alors je vous ferai entendre les cris d'un monde comme le vôtre,
s'enivrant au parfum acre des incendies, et de la poudre, tandis que les
crachats rouges de la mitraille siffleront, qu'une folie nourrie à
l'utopie broiera des millions d'hommes. Des churs d'enfants estropiés,
déguenillés, chanteront un opéra fabuleux sur un livret
d'apocalypse.